Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 72-85).


CHAPITRE XL.

la coutume de paris.

I.

Le chevalier de Péan n’avait, en effet, que trop bien réussi à perdre de nouveau Le Gardeur. Quelques jours lui avaient suffi pour cette œuvre infâme, et il triomphait maintenant.

À Tilly, il s’était retiré à l’auberge du village, n’osant pas accepter l’hospitalité de la noble châtelaine. Mais il venait au manoir tous les jours, pour régler des affaires dont l’Intendant l’avait chargé. Un prétexte, pas autre chose.

Il était reçu poliment, mais avec froideur ; ce qui ne l’empêchait point de se montrer fort galant. Il aurait voulu gagner les bonnes grâces des dames ou, du moins, faire tomber leurs préjugés.

Il voulut une fois aborder Amélie, un peu plus familièrement, peut-être, que ne le permettait la stricte politesse ; mais il ne fut pas tenté d’essayer une seconde fois. Elle répondit à ses paroles flatteuses par un regard tellement chargé de mépris, par un mouvement d’aversion tellement prompt, qu’il resta stupéfait.

La justice d’une femme qui se sent heureuse d’être aimée a quelque chose d’implacable. Elle craint toujours, cette femme, que la force et la pureté de son dévouement ne soient soupçonnées.

II.

De Péan grinça des dents et jura de se venger de cet outrage. Il appelait cela un outrage, lui, cette juste répugnance que la vertu éprouvait à le voir. Il jura qu’avant longtemps Amélie expierait cruellement cet indigne acte de mépris.

Un de ses rêves les plus caressés s’envolait pour ne plus revenir. Il avait regardé avec envie l’immense fortune et la haute position de la jeune châtelaine de Repentigny ; la cupidité s’était allumée plus vive encore que l’amour dans son âme basse, et les charmes incomparables de la sage beauté le touchaient moins que la pensée de ses richesses.

Il n’était pas assez magnanime pour supporter bravement la perte de ses espérances. Il ne comprenait pas, dans sa sotte vanité, quand il se regardait avec béatitude, qu’une femme put lui préférer un autre homme ; il ne comprenait pas qu’une femme suivrait pieds nus, s’il le fallait, un gueux qu’elle aime, et refuserait de chausser des sandales d’or pour marcher avec un riche qu’elle n’aime pas.

III.

Quand Amélie fut entrée dans sa chambre, elle dit à Héloïse de Lotbinière qu’elle n’aurait pas voulu traiter un gentilhomme aussi rudement que cela ; parce qu’une femme ne doit jamais répondre par le mépris à l’amour d’un homme, quand cet homme est honnête et sincère.

— Mais le chevalier de Péan, ajouta-t-elle, est si faux, si présomptueux que je ne puis souffrir qu’il me parle comme à une amie. Je suis, je veux rester une étrangère pour lui.

— Tu t’es montrée trop bonne encore, lui répondit Héloïse en l’entourant de son bras ; s’il se fut adressé à moi, je me serais autrement moquée de ses flatteries. Je l’aurais payé avec la même monnaie. Je l’aurais laissé s’avancer au bord du précipice, faire de tendres aveux, offrir sa loyale main, puis, alors je l’aurais laissé tomber du haut de ses espérances, comme du haut du rocher on laisse tomber un caillou dans le gouffre de la chaudière…

— Tu as toujours été plus hardie que moi, Héloïse ; je ne pourrais, pour rien au monde, faire cela. Je ne veux causer de peine à personne, pas même au chevalier de Péan. Et puis, cet homme, je le crains ; tu sais pourquoi. Il a sur Le Gardeur une puissance extraordinaire, une autorité qui m’épouvante. Quand ils sont quelque part ensemble, je voudrais y courir, pour éloigner ou prévenir sa maligne influence, pour protéger mon frère bien aimé ! Hier encore, au salon, je me suis longtemps attardée avec eux ; trop longtemps ! et de Péan a pu supposer que je me plaisais en sa présence.

— Ô mon Amélie ! ma sœur ! Oh ! laisse-moi t’appeler ainsi. J’éprouve les mêmes craintes que toi pour Le Gardeur !… pour Le Gardeur que j’aime sans espérance et que je voudrais voir heureux !

— Ne dis pas sans espérance, chère Héloïse, fit Amélie, en embrassant avec tendresse son amie, Le Gardeur n’est pas insensible à ta douceur et à ta beauté…

— Hélas ! Amélie, je sais bien que mon attachement est inutile ! je n’ai aux yeux de ton frère, ni grâces, ni vertus… Hier encore, il m’a laissée pour causer d’elle avec de Péan… D’elle ? Angélique Des Meloises !… Et comme il était animé, transporté, plein de feu ! comme les questions se pressaient sur ses lèvres ardentes !… J’ai bien souffert, va !…

Elle cacha son visage couvert de larmes dans le sein de son amie et se mit à sangloter comme si tout son cœur se fut brisé dans une angoisse.

IV.

Amélie pleura quelques moments avec elle. Elle songea que de Péan pouvait bien avoir apporté à Le Gardeur un message, un souvenir peut-être, de la dangereuse coquette. Elle le rappelait peut être, du fond de son boudoir enchanté. Alors, rien ne pourrait retenir le malheureux jeune homme ; ni les observations, ni les prières, ni les pleurs ! rien !

— Dieu le garde ! fit elle, d’une voix plaintive. Il est perdu s’il retourne à la ville… deux fois perdu ! Perdu comme gentilhomme ! perdu pour l’amour qu’il rêve !… Cette femme se sert de lui comme d’un instrument, pour arriver à son but infâme, et elle le rejettera indignement ! Pauvre Le Gardeur ! comme il aurait été heureux avec toi, Héloïse ! comme il aurait été heureux !

Elle embrassa les joues pâles et trempées de larmes d’Héloïse et toutes deux, pendant quelques minutes, la tête appuyée sur le même oreiller, gardèrent un silence plein d’amertume.

V.

La nuit était orageuse. Le vent s’était élevé de l’est dans l’après-midi, et le soir, avec la marée montante, il avait doublé de fureur. Il fouettait les fenêtres et les arbres, s’engouffrait dans les cheminées avec un grondement de tonnerre, faisait rendre aux bois tourmentés, des gémissements de cataractes.

La pluie tomba par torrents, comme si le ciel eut voulu laver les souillures de la terre. Les murailles du manoir restaient immobiles comme le roc, et la tempête ne pouvait les ébranler ; cependant, ce vent, cette pluie, ce fracas inouïs causaient de l’effroi aux deux jeunes filles. Elles se serrèrent l’une contre l’autre, comme deux oiseaux dans le nid léger que secoue la bourrasque et elles s’endormirent en priant pour Le Gardeur.

VI.

De Péan avait rempli sa mission fidèlement, mais à regret. Il aurait bien mieux aimé laisser Le Gardeur à Tilly, et il enrageait à la pensée de le voir renouer avec Angélique des relations si heureusement rompues.

Mais c’était sa destinée, sa maudite destinée de bossu, comme il le disait, d’être toujours maltraité par quelque femme. N’importe ! Le Gardeur paierait bien pour cela ! Il boirait et se dégraderait assez qu’Angélique regretterait de l’avoir fait revenir.

Il savait bien qu’Angélique ne songeait pas à l’épouser ; il savait également que Bigot ne songeait pas davantage à épouser Angélique. Il les connaissait parfaitement l’un et l’autre. Il n’en était pas moins jaloux cependant.

Une chose le consolait dans ses regrets, une chose faisait sourire sa mauvaise humeur : si la femme qu’il aimait pour ses richesses lui avait échappé, celle qu’il recherchait pour son esprit et sa beauté, lui tomberait comme un flacon d’or entre les mains, ou par dépit, ou par amour. Peu lui importait le motif.

Ce fut à l’auberge du village de Tilly qu’il commença à mettre à exécution son projet honteux. Il n’ignorait pas qu’au manoir des yeux vigilants auraient veillé sur sa victime. À l’auberge, personne ne le gênerait, personne n’interviendrait, et il aurait pour l’aider, le vin, le jeu, le souvenir de mademoiselle Des Meloises.

Si Le Gardeur portait à ses lèvres altérées, au nom d’Angélique, une coupe pleine de vin, s’il prenait dans ses mains les cartes ou les dés pour tenter la fortune, et s’enivrer des émotions du jeu, c’en serait fait de lui ; toutes ses bonnes résolutions, ses principes vertueux s’effondreraient pour jamais. Il secouerait le joug de ses gardiens, et reprendrait sa liberté ! Il reviendrait à la ville, où la grande compagnie l’attend pour une œuvre qu’il ne soupçonne point, et dont il ne connaîtra l’odieux que lorsqu’il sera trop tard pour se repentir.

De Péan se souvenait d’une parole de Bigot, et il croyait avoir trouvé sa vengeance. Le Gardeur et Amélie verraient ce qu’il en coûte pour enlever à un gentilhomme ses espérances et démolir ses ambitions.

VII.

Le lendemain fut un jour humide et mauvais. Le vent souffla fort, et sous sa froide haleine, les arbres secouèrent les gouttelettes restées aux feuilles. Le gazon des champs était presque sombre comme le firmament du ciel. Les chemins boueux s’allongeaient comme des serpents noirs sous les bois ou dans les plaines ; les ruisseaux coulaient à pleins bords, et leurs eaux jaunies par le sable des prairies s’en allaient se perdre dans le grand fleuve, à peine visible à travers le brouillard.

Là-bas, sur le rivage rocailleux, les vagues venaient mourir tour à tour et rapidement avec un murmure sonore au pied de la falaise, l’église dessinait à peine sa silhouette grise dans le voile blanc de la bruine ; et la cloche, quand elle sonnait pour la prière, faisait à peine entendre sa voix sainte, aux fidèles frileusement enfermés dans leurs demeures.

Personne sur le chemin noir de boue, si ce n’était de temps en temps une femme qui courait chez la voisine, les pieds crottés et la tête enveloppée dans un châle.

VIII.

Cependant, il y avait du monde à la vieille auberge ; des bateliers, des habitants qui profitaient de la pluie pour se réunir, boire un coup. Dans un coin, tout près du foyer qui flambait, un petit vieillard, la face illuminée par la flamme et le vin, la robe retroussée jusqu’à la ceinture, se chauffait les jambes avec une satisfaction qu’il ne cherchait pas à dissimuler. C’était maître Pothier dit Robin.

À côté de lui, Jean Lamarche évoquait, avec une verve infatigable, les souvenirs de l’émeute et les qualités de son violon alors si indignement écrasé, pressait sur son cœur un autre violon nouvellement éclos, et coupait, dans son désir de ne rien oublier, la parole à tous ceux qui commençaient un récit,

Parler plus souvent qu’à son tour, c’était presque un exploit quand maître Pothier était là ; car il possédait, ce vieux notaire, une terrible vigueur de langue. Avec ses phrases prises dans les codes, et ses citations latines, il réussissait à embarrasser Jean, mais alors le violoneux prenait son instrument, attaquait un air gai, appelait sur lui l’attention, et la discussion était à recommencer.

IX.

L’arrivée de maître Pothier dans le village était presque un événement. Non pas que ses visites fussent bien rares, mais parcequ’il était aimé, après tout, ce savant homme de loi, qui vidait si lestement un verre et si vite embrouillait une affaire.

À peine s’était-il installé chaudement, dans un fauteuil, en face de l’âtre brûlant, avec ses paperasses et ses bouquins, que toute la seigneurie connaissait la grande nouvelle, et qu’une douzaine de braves plaideurs se flattaient déjà d’avoir raison les uns des autres en deux mots et à bon marché.

Au reste, il y avait de la besogne de taillée pour la plume du notaire. Songez-y, toutes les querelles et tous les procès-verbaux d’une année à mettre en blanc et en noir ! Les moribonds l’avaient attendu pour mourir, ne voulant trépasser qu’en bonne et due forme, et laisser leurs dernières volontés clairement, formellement exprimées ; les promis l’avaient attendu pour signer le contrat qui devait les enchaîner l’un à l’autre à jamais. Le feu sacré de l’amour pouvait brûler leur cœur, mais le flambeau de l’hymen ne s’allumait que lorsque les conditions des épousailles avaient été couchées sur une feuille de papier fort et scellées par une étoile de cire rouge.

Le notaire avait affaire à de mauvais payeurs, assez souvent, mais il se tirait gaiement d’embarras. Ils ne se gênaient guère pour le faire travailler : pourquoi se serait-il gêné pour les faire payer ?

X.

— Combien allez-vous me charger, maître Pothier, pour me griffonner un acte de damnation ? lui demanda Louis Du Sol…

— Cela dépend, répondit le vieillard rusé.

— C’est un cochon raisonnable que…

— Comment ? tu veux damner un cochon raisonnable ?…

— Oui, je veux donner un cochon raisonnable pour l’usage d’un petit morceau de terre en bas du moulin.

— Faudra-t-il y mettre un sceau ?

— Oui, maître Pothier, un sceau, tout !

Maître Pothier gratta sa perruque de l’air le plus grave du monde.

— Un acte de damnation de première qualité, solide, inattaquable, te coûtera cinq livres, dit-il ; un de moyenne qualité, avec deux ou trois portes pour sortir, te coûtera trois livres ; un mauvais, qui ne liera personne et ne signifiera rien, ne te coûtera qu’un franc. À ton choix, Louis.

L’habitant crut qu’un acte de damnation tout à fait ordinaire et le plus commun, était tout ce qu’il fallait. Dans tous les cas, il ne se trouverait pas plus lié que l’autre partie et pourrait tout aussi bien commencer la chicane et faire un joli procès.

XI.

Avec maître Pothier, il fallait toujours finir par causer de chicane et de procès. Son havresac sentait la loi comme celui d’un médecin, la drogue.

Les habitants de Tilly étaient de braves gens, qui respectaient leur seigneuresse ; mais ils avaient un penchant à l’ergotage et aimaient à faire voir qu’ils connaissaient les subtilités de la coutume de Paris et de Rouen.

Ils payaient régulièrement les cens et rentes ; mais depuis quelques années, madame de Tilly leur en faisait remise à cause de la dureté des temps.

Ils faisaient moudre leur grain au moulin banal, et n’avaient pas le droit d’aller ailleurs. Ils donnaient en paiement quelques poignées de ce grain pour chaque minot. Il y avait une sérieuse discussion pour savoir si une poignée était une poignée ou bien une jointée comme le prétendait toujours Joachim, le brave meunier.

Madame de Tilly gardait ses pigeons dans le colombier, pour les empêcher de piller les champs de ses censitaires. Mais il fallait savoir combien elle avait le droit d’en garder et combien aussi les habitants devaient en nourrir. La table, la porte, les cloisons de l’auberge se couvraient alors de chiffres blancs, joliment fantastiques, que le cidre finissait toujours par effacer.

XII.

Maître Pothier et Lamarche discutaient toujours.

— D’après la coutume de Rouen, affirma le vieux notaire, madame de Tilly peut avoir un colombier capable de nourrir et de manger toute la Seigneurie. C’est son droit.

— Dites donc aussi, répliqua Jean Lamarche qui se faisait le Défenseur du Peuple, dites donc qu’elle peut user du droit de grenouillage, comme le seigneur de Marais Le Grand.

— Et sans doute ! Jean La Marche, sans doute qu’elle le peut ! C’est un droit inhérent aux fiefs normands. Seulement, comme il n’y a pas de grenouillères à Tilly, les bons habitants ne sont pas obligés de se lever la nuit pour aller faire taire les grenouilles. S’il y avait des grenouilles, mon bon, vous iriez pendant toute la nuit qui précéderait le mariage de votre seigneur, en fouetter, avec de longues gaules, les ondes verdâtres, et vous chanteriez, pour inviter les grenouilles à se taire et votre maître à ronfler :


Pa ! pa ! rainotte, pa !
Notre seigneur dort, que Dieu gâ !


— C’est une curieuse coutume, maître Pothier ; et l’on endure ça ?

XIII.

— Avez-vous été marié déjà ? reprit Jean La Marche, au bout d’un instant.

Maître Pothier le regarda d’un air moqueur, puis il éclata de rire.

— Moi, marié ? fît-il, ha ! ha ! l’idée !… Non ! Je connais trop bien la loi pour cela. Non ! Jean La Marche, je ne me suis jamais marié… Mariez-vous, si vous l’aimez, je suis prêt à écrire votre contrat de mariage sur une feuille de papier large et blanche comme la robe de noce de votre future ; mais ne me demandez pas d’encourir l’obligation de payer le droit du seigneur qui existe d’après la coutume de Normandie.[1]

— Mais il paraît qu’il n’existe plus ce droit-là, riposta Jean en regardant les autres personnes qui se trouvaient dans la pièce.

— Bah ! répondit Nicolas Houdin, un grand gaillard, je suis à Tilly depuis soixante ans, et je n’ai jamais entendu dire que nos nobles seigneurs l’aient revendiqué.

— Je parle du droit, reprit le notaire, pas de la pratique, de la possibilité de la chose, non de son actualité.

— C’est du latin, pensa Houdin, il ne faut pas douter.

— Oui, je comprends, vous avez raison, maître Pothier, ajouta-t-il.

Jean La Marche reprit tout radieux :

— Quand à nous, dans tous les cas, nous en serons exemptés, car c’est une seigneuresse bien généreuse que nous avons à Tilly ; buvons à sa santé !

— Je veux bien boire, Jean La Marche, riposta le vieux notaire, mais tu ne me prendras pas comme cela. Étudie, mon jeune homme, et respecte la loi ! Ce droit est transmissible, c’est prouvé par les arrêts de la Cour de Bourges. Respecte la loi.

XIV.

— Je la respecte, la loi, et je veux qu’elle me protège à mon tour, reprit Jean La Marche. Vous savez, continua-t-il, que l’hiver dernier, ma pauvre Fifine a pris un gros rhume et est morte. Eh bien ! elle a laissé une sœur que je voudrais épouser. Elle est bien prête à dire : oui, la sœur ; le curé dit : non, et les femmes disent : oh ! oh ! Je serais curieux de savoir maintenant ce que dit la loi. Peut-on se marier avec la sœur de sa femme ?

Les habitants s’approchèrent pour écouter. Tout le monde de la paroisse connaissait les intentions de Jean La Marche. Les hommes le raillaient, les femmes le plaignaient. Maître Pothier dressa l’oreille comme un cheval au son de la trompette, et s’écria :

— As-tu envie d’être pendu, Jean La Marche ?

— Moi, pendu pour cela ?

— Oui, pendu, jusqu’à ce que mort s’en suive !…

— Est-ce vrai, comme l’affirme le bedeau, reprit Jean La Marche, qu’un homme est bigame quand il a deux femmes…

— Comment ! une telle ignorance des lois divines et humaines…

— Attendez que j’achève, toujours, répliqua Jean. Quand il a deux femmes dans le cimetière ?

— La bigamie mérite la corde ; votre cas est sérieux, et rien que la pensée de cette infamie, c’est un crime cousin germain de la potence, affirma le vieux notaire avec une emphase risible.

— Je ne crois pas cela, maître Pothier ; où sont vos autorités ?

— Mes autorités ? Écoute, Jean La Marche.

Et il défila avec aplomb et d’une voix chantante :

Si vous consultez nos auteurs,
Législateurs et glossateurs,

Jason, Aliciat, Cujas,
Ce grand homme si capable !
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable !

Si ce n’est pas assez pour vous faire pendre, Jean La Marche, continua-t-il, c’est que vous n’en valez pas la corde. C’est l’opinion de Molière, comme c’est la mienne aussi. Et maintenant, je vous condamne à faire venir du cidre et à payer votre écot.

XV.

L’opinion du vieux notaire triompha, il fut acclamé ; les applaudissements firent trembler la salle.

— N’importe ! dit Jean La Marche, vous allez entendre une belle chanson, ma meilleure ; c’est l’apologie du cidre. Jacques Cartier lui-même l’a apportée de Normandie. Remplissez vos gobelets et tenez-vous prêts à faire chorus.

Il fit vibrer son violon, puis levant le bras avec élégance comme un virtuose, pour faire glisser l’archet sur les cordes sonores, il se mit à chanter :

De nous, se rit le Français,
Mais pourtant, quoiqu’il en die,
Le cidre de Normandie
Vaut bien son vin quelquefois !
Coule, avale ! et loge ! loge !
Il fait grand bien à la gorge !

Ta douceur, ô cidre beau,
À te boire me convie,
Mais pour le moins, je t’en prie,
Ne me trouble pas le cerveau !
Coule, avale, et loge ! loge !
Il fait grand bien à la gorge !

Voisin, ne songe à procès,
Prends le bien qui se présente !
Mais que l’homme se contente,
Il en a toujours assez.
Coule, avale, et loge ! loge !
Il fait grand bien à la gorge !

Tous les autres firent chorus en choquant les unes contre les autres, leurs coupes remplies, o en frappant la table de chêne pour marquer la mesure. Maître Pothier était dans le ravissement. Il s’écria les bras au ciel :

— La santé de madame de Tilly, maintenant, et de la jeune et jolie châtelaine, mademoiselle Amélie !

Il n’y eut pas une voix discordante. L’enthousiasme grandissait toujours.

— La santé et le bonheur du jeune seigneur de Repentigny ! reprit encore maître Pothier, et que celui qui refusera de remplir sa coupe ait toujours la bourse vide.

— Chut ! maître Pothier, fit Jean La marche, le jeune Seigneur est dans le salon avec le chevalier de Péan et une couple d’autres bouledogues de la Friponne. Ils jouent aux dés et boivent du vin chaud.

— Le chevalier de Péan ! le secrétaire de l’Intendant est ici ! répéta le vieux notaire à voix basse. Quel diable l’amène à Tilly ?

— Quelque satanique affaire, dans tous les cas, affirma Jean. J’ai pris le large il y a huit jours, car j’avais peur qu’il ne vint pour faire une enquête sur la bagarre. À la fin, voyant qu’il ne s’agissait pas de cela, et dévoré d’une soif ardente, je suis revenu aux armes de Tilly. Le connaissez-vous, le chevalier de Péan, maître Pothier ?

— Si je le connais ! Je connais tous les chiens de la ville, gros et petits.

— C’est un gai luron, mais il a la duperie écrite dans l’œil, ou je ne suis pas juge. Qu’en pensez-vous, maître Pothier ?

— Ce que j’en pense ? Jean La Marche, répondit le notaire, gravement en secouant la tête, je pense qu’il serait digne d’être le secrétaire de Caïus Verrès lui-même.

— Caïus Verrès, qu’est-ce que cela ? demanda le violoneux avec respect, car il respectait la science ; et d’autant plus qu’il la connaissait moins.

— Caïus Verrès, reprit le notaire, c’était un renard ! Un homme rusé comme un renard, c’est-à-dire. Il était romain, et pour bien parler de lui, il faut le faire dans la langue de Rome. Il fut intendant de la Sicile populatæ, vexatæ, funditus eversæ provinciæ, comme notre pauvre Nouvelle-France, et c’est mon opinion !

Le brave Jean La Marche fut enchanté de cette réponse savante. Cela ressemblait au latin qu’il entendait à l’église, ça devait être vrai par conséquent.

  1. Cette obligation de battre les genouillères et ce droit du Seigneur, sont de sottes histoires inventées par la calomnie et propagées en haine de l’ancienne noblesse, par l’ignorance et le préjugé, tel que l’ont établi plusieurs auteurs et notamment M. Louis Veuillot, dans son livre intitulé « le droit du seigneur. »