Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 48-71).



CHAPITRE XXXIX.

chariots olympiques et poussière de science.

I.

Le dîner du comte de La Galissonière ne fut pas seulement un temps consacré à boire et à manger. Si la nourriture fut succulente et le vin généreux, capable, comme dit le Psalmiste, de faire briller les visages, la conversation savante et relevée nourrit l’intelligence et réjouit les esprits.

Quand la nappe fut enlevée, les gouttes de vin doré, tombées sur la table, bien essuyées, le sommelier apporta, sur un plateau, une large boîte d’argent pleine de tabac, des pipes et une bougie allumée, comme c’était l’usage dans les réunions où il n’y avait pas de femmes. Il déposa cela sur la table, avec une précaution qui trahissait son amour pour la plante indienne, et son admiration pour les nuages de fumée odorante qui bientôt allaient flotter au-dessus de la tête des heureux fumeurs.

II.

— C’est un dîner de garçons, messieurs, dit le gouverneur en bourrant sa pipe. Nous allons profiter de l’absence des dames pour offrir l’encens au Manitou qui, le premier, a songé à dissiper avec du tabac les ennuis de l’humanité.

Chacun s’empressa de prendre une pipe et de la charger jusqu’au bord, chacun, excepté Kalm, qui portait toujours la sienne, une pipe d’écume de mer. profonde et sombre comme un coucher de soleil dans la Baltique. Il la remplit lentement, comme pour jouir d’avance, en foulant du pouce ou de l’index les feuilles hachées, l’alluma, poussa deux on trois fortes bouffées de suite, puis il se rejeta en arrière dans sa chaise et fit monter des nuages bleus, légers, parfumés. Il aurait fait sécher de jalousie un majestueux bourgmestre de Stockholm, siégeant au grand conseil de nuit, dans le vieux Raadhus de la cité des Goths.

Ils étaient là, plusieurs gentilshommes, autour de la table du gouverneur, tous francs et loyaux, tous heureux de se connaître et de se voir. Pas un qui n’eût voyagé plus qu’Ulysse, et qui n’eût aussi, comme lui, traversé des cités étranges, observé des caractères singuliers, des mœurs et des coutumes bizarres, et acquis, en feuilletant le livre de l’humanité, une grande expérience.

La lecture des dépêches de France avait cependant laissé une trace visible d’inquiétude dans l’esprit des conseillers. Il était facile de prévoir, d’après la marche des événements, que la colonie serait détachée bientôt de la Mère Patrie. Pour prévenir ce malheur et sauver la France elle-même, il faudrait que Dieu fît surgir un homme selon son cœur.

III.

Le comte vit bien que les pensées graves dont il était obsédé envahissaient aussi l’esprit de ses hôtes, et il s’efforça de ramener la bonne humeur en rappelant des souvenirs agréables et des sujets variés et intéressants :

— Kalm, dit-il, en s’appuyant sur le coude, de cette façon douce et prévenante, qui lui gagnait les cœurs, Kalm, nous avons tourné bien des feuillets, depuis le temps où nous suivions les cours à Upsal. La marée de la science, depuis lors, a monté et baissé bien des fois.

— Et nous sommes revenus en arrière, parfois, comte. Une ère de découvertes est toujours suivie d’une époque de scepticisme. Et cette dernière époque dure jusqu’à ce que les savants apprennent à soumettre leurs nouvelles théories aux vieilles et éternelles vérités. Notre âge devient chaque jour de moins en moins croyant. Nous cherchons, pour éclairer nos temples, des lumières nouvelles, pendant que le soleil, au-dessus de nos têtes, verse toujours comme auparavant des flots de clartés !

— Je pense que vous avez raison, Kalm. Les écrits de Voltaire et de Rousseau porteront de mauvais fruits, des fruits qui pourraient bien tuer la France.

— Ils la tueront ! Elle ne croit déjà plus, et elle livre son cœur aux passions infâmes. Absit omen ! Mais je redoute pour votre beau pays une heure d’horribles calamités. L’indifférence qu’il manifeste à l’égard de ses colonies, est, à mon avis, un symptôme de sa décadence. Il ne regarde que ses intérêts du moment et s’abandonne à un lâche égoïsme.

IV.

Le gouverneur ne put s’empêcher de penser sérieusement aux lamentables dépêches qu’il venait de recevoir. Il savait que la France était entre les mains des extorqueurs et des pillards. L’argent était l’unique mobile. Tout pour l’argent, rien sans l’argent ! Un petit nombre s’enrichissait scandaleusement ; presque tous tombaient dans une misère affreuse. Entre les deux classes de la société, les riches et les pauvres, le roi et les sujets, s’ouvrait un abîme où tout allait s’engloutir. Les colonies d’abord devaient disparaître.

Il n’osa pas exprimer les craintes qu’il ressentait ; il ne voulut pas le faire ; ce n’était pas le moment. Il fit tomber la conversation sur un autre sujet :

— Kalm, dit-il, souvent, quand nous étions à Upsal, nous avons discuté la question de l’ancienneté de la terre, et spécialement de ce nouveau continent qui est devenu le nôtre, et que ni l’un ni l’autre, nous n’avions jamais vu. Que pense Upsal aujourd’hui de cette question ? Ses philosophes ont ils renouvelé le débat qui nous avait tant passionnés ?

— Souvent, comte, et la cause a fait des progrès, répondit le Suédois d’un air confiant. Une lumière nouvelle brille maintenant, qui promet d’éclairer toute la philosophie.

— En effet, répliqua le gouverneur, que ces sujets relevés intéressaient vivement, j’ai vu quelque part ce que vous m’affirmez-là. Et quel est l’enseignement de la nouvelle philosophie ?

— Ce n’est pas tant une philosophie nouvelle qu’une philosophie mieux éclairée, riposta Kalm. Si nous remontons au commencement, nous reconnaissons que le monde est ancien comme le temps, et qu’avant la création, le temps n’existait pas ; il n’y avait que l’éternité.

— Pensée profonde et qui doit être vraie, observa le gouverneur.

— Je la crois vraie. La science plonge dans le passé et surprend les révolutions des âges de ténèbres, comme elle pénètre les mystères de l’avenir. Le mouvement infiniment rapide de la lumière céleste a son contrepoids dans la lenteur infinie des changements qui s’opèrent sur notre planète.

— Vous croyez encore, Kalm, que le monde est extrêmement vieux. C’était votre thèse favorite à Upsal, je m’en souviens.

— Alors comme aujourd’hui, comte. Écoutez bien.

V.

Il alla prendre, dans un petit cabinet de minéralogie, un morceau de charbon que des voyageurs avaient apporté des Monts Alleghanys.

— Il y a des millions de siècles, commença-t-il, dans les profondeurs du temps, la terre était couverte d’une végétation prodigieuse et le soleil l’inondait d’une lumière intense comme celle de l’équateur aujourd’hui… Les végétaux se condensèrent, et produisirent ce morceau de charbon qui n’est en fin de compte, comme le prouve l’analyse, que la chaleur et la lumière du soleil, sous une forme tangible et concrète. Le dernier mot de la chimie est chaleur et lumière, rien que cela, mais derrière cela se cache la cause des causes, l’amour et la sagesse de Dieu. Brûlez ce charbon, vous rendez la liberté aux rayons si longtemps emprisonnés du vieux soleil ; et ils vous donnent, ces rayons, la chaleur et la lumière des temps primitifs.

Cette fougère, continua le philosophe, en tirant une petite branche d’un vase de Sèvres, cette fougère est l’expression d’une idée divine. Ses pores si petits contiennent d’innombrables principes de vie. Qu’est-ce que le principe de la vie ? Dieu ! Dieu qui est partout et dispose tout avec une sagesse infinie. La conservation des êtres créés est une continuelle création. Chaque instant de leur vie renferme un miracle égal au miracle de la création première par la divine parole. La puissance du Verbe qui a fait sortir le monde du néant peut seule l’empêcher d’y retomber.

VI.

— J’aime votre philosophie, Kalm, répliqua le comte. Je m’imagine facilement que le monde est très vieux et qu’il a vu bien des retours de sa jeunesse et de sa vieillesse.

— Et il en verra bien d’autres encore. La forme de la matière est destructible, mais pas son essence. Pourquoi ? Parce qu’elle est une conception du verbe éternel par qui toute chose a été faite. La terre est le piédestal de Dieu, dans un sens plus élevé que la science n’est capable de le définir.

— Cette fougère a eu un commencement, remarqua Beauharnois, qui s’intéressait vivement à ces sortes de questions, mais il fut un temps où elle n’existait pas. Comment pouvez-vous savoir, Kalm, le moment où elle a commencé à exister ?

— La terre elle-même a écrit son histoire en hiéroglyphes, dans son livre de pierres, avant que l’homme ne parût, pour compter le temps et les époques. L’homme ne sait pas quand a commencé à fleurir cette branche ; mais il sait, d’après le livre de la Genèse, l’ordre de la création, et elle a paru le troisième jour. Alors, cette partie de l’Amérique était desséchée, tandis que l’océan passait sur la face de l’Europe et de l’Asie.

— Alors pour vous le Nouveau-Monde, c’est le vieux, le premier né de toutes les terres ? demanda Beauharnois.

La fumée sortait en orbes légers de la pipe du philosophe et s’étendait en nuages d’argent sous le plafond de la salle.

VII.

Incontestablement, chevalier, répondit-il, en lançant une odorante bouffée de fumée. J’ai comparé les rocs, les plantes et les arbres de l’Amérique du Nord, les uns avec les autres ; j’ai étudié les poissons, les oiseaux, les quadrupèdes et les hommes, et j’ai reconnu que tout portait un cachet d’antiquité auprès de laquelle l’antiquité de l’Europe ne semble remonter qu’à hier.

— Nos savants académiciens n’ont encore rien affirmé à ce sujet, Kalm, reprit le comte, et je n’ai pas la prétention de me croire plus sage qu’eux ; mais j’ai souvent entendu de La Corne, soutenir que la race indienne de l’Amérique en est arrivée, à force de vieillir, à une espèce de pétrification, et que les indiens eux-mêmes prétendent que leurs enfants ont autant d’instinct, de réflexions et d’habileté que les blancs devenus hommes.

— La race américaine est si vieille, interrompit de La Corne St. Luc, qu’il semble impossible qu’elle retrouve jamais sa jeunesse ; elle est tellement immobile dans son engourdissement moral, que rien ne pourra jamais la réveiller. Elle restera ce qu’elle est, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de la terre.

— Et cependant, observa Kalm, ces indiens peuvent se vanter d’être les héritiers d’une civilisation perdue, qui remplit l’Amérique de ses œuvres merveilleuses, alors que le reste du monde était encore plongé dans les ténèbres de l’ignorance.

— J’ai vu sous les tropiques, reprit de la Corne, les ruines de cités immenses et les temples de dieux étrangers que je ne veux pas appeler des démons,

— Ce ne serait ni philosophique, ni chrétien, répliqua Herr Kalm. Cependant, il est une preuve de l’ancienneté de l’homme rouge de l’Amérique que je trouve concluante, bien que je ne puisse l’apprécier aussi justement que vous. C’est la beauté, la richesse, le charme du langage de ces diverses tribus. Un pareil langage ne peut être que le fruit de la civilisation ; il le prouve, comme le galet, par sa rondeur et son poli, démontre qu’il a été roulé par les flots. Ce ne sont pas les misérables chasseurs que l’on connaît qui ont pu trouver une si splendide manière d’exprimer leurs pensées.

— Leur langage est tellement au-dessus de leur condition, Kalm, affirma de la Corne, qu’il est évident qu’ils descendent d’une race civilisée dont ils ont gaspillé l’héritage et perdu le souvenir.

VIII.

Kalm reprit après un instant.

— L’Amérique est très ancienne, tout le proclame. Ses rochers apparaissaient, quand l’Europe dormait encore sous l’océan. Dernièrement, j’examinais avec étonnement et respect la vieille chaîne des Laurentides, à l’aspect décrépit ; ces assises granitiques qui sont aux autres montagnes du globe, ce que sont les pyramides d’Égypte aux autres monuments de l’homme. Leur aspect vénérable révèle à l’esprit émerveillé une insondable antiquité. Là, nous trouvons, marqués par des coteaux sablonneux les véritables rivages que battirent les eaux de la mer dans les premiers âges du monde. Ces rives premières, les poètes n’ont pu les voir que dans leurs rêves, telles qu’elles apparurent d’abord formant la limite des premières terres qui surgirent de l’Océan universel, au commandement du Créateur.

Lorsque Dieu dit : « Que les eaux se réunissent en un endroit et que la terre sèche apparaisse ! » les Laurentides apparurent, et le reste de la terre demeura dans le secret du divin créateur ; Un jour peut-être, on retrouvera là, si jamais cela se trouve, les premières traces de la vie sur la terre.

— Et notre flore et notre faune, interrogea de Beauhamois, ne sont-elles pas les plus antiques du monde ? Il me semble que c’est admis aujourd’hui.

— Certainement ! répondit Kalm.

Puis, se tournant vers le gouverneur, il ajouta :

— Vous vous en souvenez, comte ? Rudberg avait coutume de déclarer que le cheval, l’éléphant, le chameau et le bœuf ne sont pas des indigènes du nouveau monde ; que le buffalo des prairies de l’ouest garde le type du mammoth ; que le dindon, le condor et le lama portent le sceau d’une origine plus ancienne que n’importe quel animal de l’Europe ou de l’Asie.

IX.

Il y avait là quelques spécimens de poissons et de coquillages ; Herr Kalm prit un poisson, un garpique du lac Ontario, la dernière espèce vivante d’une classe d’êtres qui peuplèrent les eaux primitives de la terre, avant que les autres êtres pussent entendre le fiat du Créateur.

— Vos eaux, dit-il, sont comme vos terres, les plus vieilles. Les plus rares antiquités de l’Ancien Monde sont des choses modernes, comparées à ce poisson qui semble venir des profondeurs de l’éternité.

Il nous apprend que le monde était peut-être plus violent et plus cruel encore alors qu’aujourd’hui. Voyez ces défenses, ces dents menaçantes, cette forme propre à l’attaque comme à la fuite ! Quel rêve terrible du passé ! Combien ancienne, comte, doit être l’Amérique, qui garde encore dans ses mers intérieures ces reliques vivantes des premiers temps !

— Devons-nous en conclure, alors, demanda Beauharnois, que les indigènes de l’Amérique ne sont pas des hommes nouveaux, mais des descendants dégénérés de quelque race civilisée et aujourd’hui oubliée toutà fait ? Néanmoins bien des gens instruits les font venir de la Tartarie et du Japon.

Non liquet ! S’il en était ainsi, ils n’auraient pas manqué d’amener avec eux le cheval, la vache et le mouton, les contemporains de l’homme en Asie ; et cependant, sans le secours de ces animaux, l’Amérique primitive était arrivée à une grande civilisation.

— Vous aimez toujours, Kalm, à relire dans Platon, ce que des prêtres égyptiens avaient raconté à Solon au sujet de la mystérieuse Atlantide,

— Et j’y crois à ce récit des prêtres de l’Égypte, comte ! Les Pyramides ne s’élevaient pas encore et l’Atlantide était connue. Mais les relations avec cette terre éloignée ne pouvaient qu’être accidentelles ; autrement il y aurait eu échange de produits. Colomb aurait vu sans doute des arbres fruitiers de l’Asie transplantés sur les rivages Américains quand il retrouva le Nouveau Monde. Je dis : retrouva, car ce sont les hommes du Nord qui ont découvert l’Amérique. Je réclame pour eux cet honneur ! Le soleil de la civilisation américaine s’est couché avant que l’aurore ait lui pour l’Asie. Il s’est couché, mais en projetant sur le Mexique et le Pérou, un magnifique reflet d’or qui s’est éteint, hélas ! dans le sang versé par les Espagnols.

— Il a projeté ses reflets plus loin encore, reprit de la Corne. Dans mes voyages à l’intérieur, près des montagnes, j’ai contemplé les remparts et les restes de cités anciennes presque réduites en poussières et recouvertes de la forêt séculaire. Et sous les forêts des tropiques, comme je l’ai dit il y a un instant, quelles ruines étonnantes des temples de la prière ! quelles inscriptions ! quelles images ! quelles sculptures !

X.

— J’ai reçu, aujourd’hui même, reprit le gouverneur, une lettre du Sieur de La Vérendrye, qui m’informe que là-bas, sur les bords sauvages et âpres du lac Supérieur, il a trouvé des traces d’exploitation des mines de cuivre, de plomb et d’argent. Or, aucune des tribus qui hantent ces rivages ne se souvient d’avoir entendu parler de tels travaux.

— Il est possible que ces territoires aient formé un immense empire autrefois, repartit Kalm. Les Américains ont, comme les Chinois, une foule de dialectes, mais une écriture unique en hiéroglyphes, et ils se comprennent tous ainsi. Tous les indiens, comte, depuis la mer du Nord jusqu’au golfe du Mexique, sont capables de dire ce que signifient les signes dépeints sur les bandes d’écorce qui sont là devant vous.

XI.

Les savants discoureurs laissèrent un moment reposer leurs graves sujets de conversation, remplirent leurs coupes d’un vin délicieux, puis, après avoir bu, dégustèrent un nouveau tabac, et la fumée se reprit à monter en vagues bleuâtres dans la pièce qui s’obscurcissait comme le ciel à l’approche d’un orage.

Rigaud de Vaudreuil n’avait point pris part à la discussion. Il était patriote et soldat, brave et honnête, mais il n’entendait rien en antiquités et détestait souverainement ces choses surannées.

Il aurait aimé, par exemple, à savoir l’opinion du philosophe sur la guerre et les signes du temps.

— Vous avez un passe-port, Herr Kalm, commença-t-il, pour voyager en Angleterre et dans les colonies anglaises ; je ne veux pas vous demander quels préparatifs militaires vous avez vus sur votre passage, ce serait manquer aux lois de l’honneur et de l’hospitalité ; mais je puis bien vous demander ce que vous pensez de la politique anglaise à l’égard de l’Amérique.

— Certainement, Chevalier ! et voici ma réponse : L’Angleterre veut conquérir la Nouvelle France, ni plus, ni moins. Les colonies anglaises la pressent de le faire — elles ont peur de vous — et la mère patrie est trop désireuse d’humilier la France, sa rivale, pour reculer devant les conséquences, quelles qu’elles puissent être. Votre conquête, c’est la base de leur politique.

— C’est ce que nous pensions tous, répliqua Rigaud de Vaudreuil. C’est aussi ce qu’ils essaient de faire depuis un siècle. Ils réussiront quand le dernier Canadien digne de ce nom sera couché sur la frontière, pas avant ! Je vous remercie, Herr Kalm, d’avoir parlé si franchement, bien que vos paroles ne soient pas très encourageantes.

Il lui serra la main.

— Vous avez parlé des conséquences, fit-il, un instant après. Quelles seraient-elles donc, dans votre opinion ?

— La France aura sa revanche, monsieur de Vaudreuil. J’ai assez vu, assez observé pour dire que c’est la peur de la France qui tient les colonies anglaises dans l’obéissance et la fidélité. Les hommes politiques de la Nouvelle Angleterre semblent embrasés de ce souffle de feu qui passa sur l’Angleterre, il y a un siècle. Ils pourraient acclamer un Cromwell ; un roi, jamais ! Si ces colonies vous conquièrent, elles se lèveront dans leur orgueil pour secouer le joug de la mère-patrie. Ce sera une nouvelle lutte entre le peuple et le roi. La guerre éclatera, et alors la France pourra se venger. L’Angleterre verra tous ses ennemis se joindre aux rebelles pour la frapper au cœur et lui arracher ces belles colonies qui font sa grandeur et sa force !

XII.

— Pardieu ! Herr Kalm, vous parlez comme un prophète ! s’écria de Vaudreuil. Oui, ce serait une belle vengeance, une vengeance aussi douce que la conquête aurait été amère !

Nous sommes au courant, ici, des secrètes manœuvres des partisans de l’idée républicaine, dans la Nouvelle Angleterre. Ils nous ont fait déjà des avances que nous avons repoussées, parce que ces gens sont les pires ennemis de notre Église et de notre roi.

— Ils veulent d’abord, avec le secours de l’Angleterre. renverser votre souverain, puis ensuite, aidés de la France, ils chasseront du Nouveau Monde la royauté anglaise. La guerre sera longue et sanglante : elle enfantera des inimitiés séculaires.

— Par St. Michel ! Herr Kahm, vos paroles ont toutes les couleurs de la vérité, interrompit de La Corne St. Luc ; mais la France ne trahira pas ses enfants ; elle sera fidèle à l’honneur et l’hostilité des provinces anglaises ne saurait l’effrayer.

— Puisse-t-il en être ainsi, chevalier ! répondit Kalm en chargeant sa pipe de nouveau. Il faudrait, pour former une civilisation digne de ce grand continent, que la courtoisie et l’urbanité du peuple français pussent s’unir à la rude énergie de l’Anglais. Heureux le pays où les qualités de ces deux grands peuples se fondront ensemble ! Il me semble l’entrevoir, ce pays, dans les ombres de l’avenir !…

— Vous croyez l’entrevoir ? reprit le gouverneur. Comment ? Faites-nous part des secrets qui vous sont révélés ! Nous sommes tous des philosophes, ce soir, et nous reconnaissons que le prophète est proche de Dieu quand il contemple les choses du futur.

— Je vois venir un jour, repartit Kalm, où les colonies anglaises se révolteront et secoueront le joug de l’Angleterre ! Je vois venir un jour où les colonies anglaises voudront proclamer leur indépendance. Alors, elles tendront vers vous des mains suppliantes, car elles auront besoin d’amis et de secours !… Et la Nouvelle-France ! la Nouvelle-France devenue province anglaise ne les écoutera point et détournera la tête !… Elles vous demanderont le secours de votre épée, de La Corne St Luc ! le secours de votre épée, Rigaud de Vaudreuil ! et vous les repousserez ! Vous resterez fidèles à votre nouveau souverain !… Et vienne un temps où l’Angleterre, lâche et dégénérée, vous abandonne comme le fera bientôt la France, le dernier coup de canon qui sera tiré pour la défense de son drapeau, le sera par un canadien français !

XIII.

— Par tous les saints du paradis ! exclama de La Corne St. Luc, par tous les damnés de l’enfer ! s’écria de Vaudreuil, faisant flamme comme un volcan, cessez vos prédictions, Kalm, cessez ! Cassandre n’a jamais annoncé à Troie de pareilles choses ! C’est impossible ce que vous dites-là, absolument impossible !

— Impossible ou non, je le vois, et ce n’est pas éloigné, répondit Kalm fort tranquillement.

— Quelque chose qu’il arrive, jamais la loyale, la catholique Nouvelle-France ne s’unira aux puritains hérétiques de la Nouvelle-Angleterre !

S’il est vrai que nous aimions peu la vieille Angleterre, nous aimons encore moins la Nouvelle-Angleterre, continua de La Corne.

Nous ne prendrions certes ! jamais la part de cette dernière contre la première. Et puis, nous n’oublierons jamais la France ! jamais ! exclama-t-il.

— Mais la France vous abandonnera. Elle vous vendra pour un plat de lentilles.

— La France, la chevaleresque France ! elle tombera l’épée au poing, si jamais elle tombe !

— La France, aujourd’hui, n’est plus la France des chevaliers, mais la France des courtisans ! Elle est avide et troque son honneur pour de l’or !… Mais, pardon ! je ferme les yeux devant cette sombre vision. Chevalier, votre main ! Vous sauverez votre pays, s’il peut être sauvé.

XIV.

— Laissons reposer un peu cette malheureuse politique, proposa le gouverneur, et n’ajoutons pas aux tourments d’aujourd’hui les terreurs de demain. Herr Kalm représente ici la vieille université d’Upsal, buvons un verre à sa santé, buvons un skal suédois en son honneur !

Les coupes furent remplies et le skal fut bu avec enthousiasme.

Le comte se rejeta en arrière dans sa chaise et se prit à songer :

— Six lustres, trente ans, dit-il, ont passé sur nos têtes et blanchi nos cheveux, Kalm, depuis que nous avons terminé notre cours de botanique. Nous avions pour professeur un homme plus jeune que nous, un homme qui faisait la gloire et l’admiration de l’université, comme depuis, il a fait la gloire et l’admiration du monde. Linnée était encore élève de Olaf Celsius et de Gammal Rodbeck quand il ouvrait aux élèves et aux professeurs les trésors de la nature. Puisse-t-il longtemps porter la couronne que le monde lui a mise sur le front !

— S’il vous entendait, comte, répliqua Herr Kalm, il se sentirait tout honteux, car il est aussi humble qu’il est grand. Comme Newton, il dit qu’il n’a fait que ramasser quelques petits cailloux sur les rivages encore inexplorés du vaste océan de la vérité.

— Je le sais, mais nous ne devons pas faire taire la reconnaissance. Quel temps glorieux que ce temps-là ! et qu’il était doux d’avoir de tels hommes pour maîtres ! Gammal Rodbeck ne cessait de nous dire que nous avions l’honneur d’être traités de la même façon, absolument que son royal pupille, le brave Charles XII.

— Oui, repartit Kalm au souvenir que réveillait ce nom, cela faisait cesser nos murmures dans les jours de disette, quand la portion ne répondait pas à l’appétit. Nous trouvions le gruau meilleur, quand nous songions que c’était cet humble mets qui avait formé les os et les muscles du vainqueur de la Nerva.

XV.

Le gouverneur se laissa emporter par le flot des réminiscences.

— Nos compagnons de classe ont vieilli comme nous Kalm, dit-il, et comme nous, maintenant qu’ils ont la sagesse des cheveux blancs, ils s’aperçoivent qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil et que tout est vanité. Où est Crusenstolpe ?

— Il vit dans le château de ses ancêtres à Wermland, chassant le cerf, cultivant l’orge, élevant un essaim de jeunes Suédois qui porteront son nom et serviront leur roi et leur pays.

— Et Engelshem ?

— Dans l’armée. C’est un vaillant cuirassier Finlandais.

— C’est en effet un brave garçon, j’en suis sûr, observa le gouverneur. Et Stroembom, notre Waterbull, où est-il ?

— Dans la marine ; il garde les falaises de la Baltique.

— Et Sternberg ? continua le comte avec la curiosité d’une jeune fille qui rappelle ses compagnes de couvent.

— Conseiller d’état à la cour du roi Frédéric, comme il l’était à la cour de la reine Ulrique. Moi je suis un humble professeur de philosophie à Abo. Markenshiold prêche le patriotisme et la religion aux Dalcarliens. C’est peine perdue. Mais les Dalcarliens aiment qu’on leur dise qu’ils remplissent bien leurs devoirs envers Dieu et le roi, et ils ne priseraient guère un orateur qui négligerait cette précaution.

— Il y en a encore un autre de nos compagnons de classe, et c’était un prodige celui-là, Swedenborg, qu’est-il devenu ?

— Swedenborg ? il est à Stockholm… en corps… Son âme elle, en est rendue au septième ciel !

— Que voulez-vous dire, Kalm ? Swedenborg était le plus beau génie de l’Université.

— Et il ne l’a pas perdu son génie. Peu d’esprits peuvent le suivre dans son essor. Il a étudié la terre, maintenant il explore le ciel et l’enfer. Il n’est pas, comme le Dante, guidé à travers des régions imaginaires par un Virgile ou une Béatrice, mais, par une permission divine, il converse avec les bons anges ou les esprits mauvais au séjour du bonheur ou de la désolation.

XVI.

— Vous me surprenez, Kalm, continua le gouverneur, Swedenborg qui était le meilleur mathématicien de la classe et le plus fin observateur de la nature ! Olaf Celsius l’appelait un philosophe éminent, et il méritait ce nom. Il n’était rien moins qu’un fol enthousiaste.

— C’est vrai, mais vous n’ignorez pas, comte, que sous nos neiges et nos glaces, couvent des feux terribles qui font parfois irruption pour illuminer ou dévaster la terre.

Le gouverneur regarda Kalm comme pour l’approuver.

— Je vous reconnais bien, là, dit-il, ô Suédois, avec votre génie brillant et froid comme un soleil d’hiver, votre génie curieux et profond, qui veut soulever le voile dont se couvre l’inconnu et voir ce que nul n’a pu encore deviner ; génie mêlé du mysticisme primitif et charmant d’Edda et de la race d’Odin… Mais quand l’avez-vous rencontré Swedenborg ?

— Je l’ai rencontré à sa résidence de Hornsgata, justement le jour de mon départ. Vous connaissez Hornsgata, près de Stockholm ? Il était au milieu de son verger, dans sa maison d’été, sa retraite favorite. C’est de là qu’il voit les cieux ouverts et qu’il écrit les merveilleux secrets, — Arcana celestia, — dont le monde, un jour, fera ses délices.

— Vous m’étonnez, Kalm ! jamais je n’aurais supposé qu’il se serait consacré à de pareils travaux. Il a donc renoncé à la philosophie pour chercher une nouvelle voie dans la science et la théologie ?… Il est devenu fou à force de sagesse. Peu d’hommes ont cette excuse. Quant à moi j’étudie la philosophie dans les choses visibles, dans une pierre, une plante, une goutte d’eau, un être animé quel qu’il soit. Mon livre c’est la nature ; et la raison m’aide à le commenter. Je trouve cela suffisant. J’aime la théologie, mais je l’abandonne à ceux qui ont charge de l’enseigner et de l’interpréter, Credo in sanctam Ecclesiam Catholicam ! Mes pères y ont cru et j’espère qu’ils ont été sauvés. J’y crois et elle me sauvera !

XVII.

— L’homme sage ne juge pas Dieu, observa l’évêque, qui avait écouté avec plaisir la conversation des deux anciens étudiants d’Upsal. Et il ajouta :

— Nous devons l’accepter tel qu’Il s’est révélé, et c’est en vain que la curiosité cherche à pénétrer le mystère dont Il s’enveloppe. Nous ne pouvons pas même juger les hommes avec justice.

— Je m’incline avec déférence, répondit Kalm. Au fond, nous croyons tous la même chose, et nous ne différons que dans les signes extérieurs. La mer, à sa surface, paraît infiniment divisée, quand les vagues roulent, roulent sans cesse au souffle des vents, mais dans ses profondeurs elle forme une masse compacte, unie et calme. Mais en Suède, monseigneur l’évêque, nous sommes un peu curieux. Nous aimons à connaître la raison de tout ; pourquoi l’homme a été créé, d’où il vient, où il va. Nous soulevons une à une les pierres de la science, pour voir sur quoi elles reposent. Nous allons, quand c’est possible, au fond de toutes les choses, et nous questionnons Dieu lui-même en l’étudiant dans ses œuvres comme dans sa parole.

— Écoutez, fit l’évêque en levant la main, l’Angelus sonne dans les tours et les beffrois, et des millions de chrétiens s’agenouillent avec la simplicité de l’enfance pour prier. Ils ne connaissent pas un mot de théologie, pas un mot de philosophie ! Notre Père qui est au ciel entend la prière du cœur sincère qui demande le pardon du passé et des grâces pour l’avenir. Croyez-vous cela Kalm ?

— Sans doute, Monseigneur, et j’en remercie Dieu ! C’est lui qui nous accorde la grâce du salut, et les humbles seuls sont dignes de la recevoir.

— Puissions-nous la recevoir, ajouta l’évêque, et il récita l’Angelus à haute voix.

Il se fit un silence de quelques instants ; tous s’étaient levés et chacun récitait pieusement à voix basse, la salutation de l’ange et les invocations dont ils l’accompagnaient d’habitude tandis que sonnait l’Angelus. Quand on eut fini, la compagnie se remit à table et l’on remplit de nouveau les verres.

XVIII.

La conversation n’avait guère intéressé Rigaud de Vaudreuil qui baillait en se cachant le mieux possible. Il détestait les philosophes et les appelait une bande de sceptiques et de railleurs qui travaillaient à détruire la religion et finiraient par s’attaquer au roi et à la France.

Chacun de nous a son sujet favori de discussion, un sujet où il se sent à l’aise et fort. Il est plaisant de voir un homme silencieux, s’élancer tout à coup, et comme emporté par un coursier vigoureux, sur le terrain qu’il connaît et qu’il aime.

Rigaud de Vaudreuil était taciturne comme un Indien, mais si vous lui parliez de guerre, il devenait tout feu, et c’était plaisir de l’entendre. Il partait au galop comme le cheval de bataille à l’appel du clairon.

Le gouverneur s’aperçut de l’ennui qui se peignait sur sa figure, et amena fort adroitement la conversation sur un sujet auquel ce vaillant soldat pourrait prendre part. Rigaud de Vaudreuil raconta alors ce qu’avaient fait, pour la défense de la colonie, les troupes du roi et les loyaux Indiens. Il dit aussi les travaux qui restaient inachevés à cause de la négligence de la cour, et de la division de l’autorité dans la Nouvelle-France. Le gouverneur contrôle la campagne, le général en chef commande l’armée et l’Intendant tient l’argent — le nerf de la guerre ! Le roi espère de nouvelles victoires ! s’écria-t-il. Nous en gagnerons ! dussions-nous les payer dix fois de notre sang ! Mais ses courtisans, mais ses maîtresses, mais tous ces vampires qui entourent le trône, nous extorquent les dernières bribes de nos richesses ! Entre les mains de Bigot, la Nouvelle- France va perdre la dernière goutte de son sang et le dernier sou de son trésor. Ici comme en Acadie, les soldats ne reçoivent plus leur solde ! ici comme en Acadie, probablement, ils seront obligés de piller leurs compatriotes pour vivre ! N’est-ce pas vrai, de La Corne ? fit-il en se tournant vers son illustre camarade.

De La Corne fumait avec ardeur en écoutant Rigaud de Vaudreuil, et il se perdait dans un bleuâtre nuage qui s’épaississait toujours.

— C’est vrai ! c’est trop vrai ! Rigaud, répondit-il. La Nouvelle-France aura la destinée de l’Acadie ; elle sera brisée comme ceci, — il prit sa pipe et la cassa, — à moins qu’un feu nouveau ne s’allume dans les cœurs français ! à moins que la France ne soit gouvernée par des hommes d’État honnêtes et capables, et que le règne des courtisanes, des prodigues et des philosophes ne finisse !

Vous êtes historien, Herr Kalm, continua-t-il. Eh bien ! je vous demande d’écrire que la Nouvelle-France — si jamais elle est perdue — ne l’aura pas été à cause de la valeur des anglais ou du manque de patriotisme de ses enfants ; mais parce que, dans la Mère Patrie, la richesse sera devenue lâche, la loyauté se sera éteinte, le sentiment de l’honneur et l’orgueil national n’existeront plus ! Si la France perd l’empire de l’Amérique, c’est qu’elle n’aura pas le cœur de conserver ce que ses fils ont si bravement conquis ! Quand une nation aime mieux son or que son sang, mieux la paix que l’honneur, elle est condamnée ! Elle n’aura bientôt plus, peut-être, pour racheter sa misérable existence, ni sang, ni or, ni honneur ! Son sang, le meilleur, s’en ira illustrer d’autres terres ; son or servira à payer les tributs honteux que lui imposeront les vainqueurs, et son honneur s’effondrera pour jamais dans l’océan de la dégradation nationale !

En articulant ces paroles de feu, De La Corne St. Luc était le fidèle interprète de presque tous les hommes intelligents de la colonie.

Ils se sentaient moitié délaissés et tout-à-fait dédaignés par la mère-patrie. La politique de la France, on commençait à le sentir et les plus habiles le comprenaient parfaitement, subissait l’influence perverse de Voltaire qui ourdissait alors sa cabale anticoloniale. Voltaire ! qui plus tard manqua de cœur et de patriotisme au point d’allumer des feux de joie pour célébrer la défaite de Montcalm ! et la perte par la France de sa plus grande colonie !

Chose étrange ! après un laps de temps de plus d’un siècle, il a surgi une race d’Anglais qui se sont faits les successeurs des encyclopédistes français pour poser en principe que seule la richesse fait la grandeur d’une nation et que, pour l’Angleterre, le seul moyen de rester un État puissant et respecté est de se débarrasser de ses colonies, de s’aliéner le cœur de millions de ses plus loyaux sujets, de briser les éléments les plus forts de sa puissance nationale en divisant son empire et en en poussant les fragments dans les bras de ses ennemis ! Espérons que le peuple anglais fera sourde oreille à d’aussi pernicieux arguments.

Il existe des Voltaire et des Diderot anglais qui croient en l’efficacité de la pusillanimité nationale et qui l’enseignent. Ils sont comme cet homme poursuivi par les loups qui leur jetait de sa voiture tous ses enfants les uns après les autres, dans l’espérance d’assouvir la faim de ces animaux féroces, et de sauver son ignoble vie, au prix de tout sentiment de devoir et d’humanité, au prix de l’honneur et des droits que la nature elle-même avait à ce qu’il se sacrifiât pour le salut de ses enfants.

Voltaire et les philosophes se firent de la liberté une image fantaisiste qu’ils appelaient l’Angleterre, image qui, vraie en elle-même, était fausse dans la conception qu’ils en avaient et qu’ils dégradaient par l’usage factieux qu’ils firent de leur idéal.

Il en est de même de ces Anglais, successeurs de Voltaire, qui se font une idée fantaisiste d’une divinité qu’ils appellent l’Amérique. Ils rampent à ses pieds, lui rendant un culte moitié idolâtre, moitié poltron, mais dégénérant tout-à-fait du sentiment de bravoure et de l’esprit d’indépendance qui animait la nation anglaise.

XIX.

Les funestes prédictions de La Corne St. Luc furent inutiles. Les événements se précipitèrent. Une lutte désespérée commença pour sauver la domination française. Chacun fit son devoir envers Dieu et envers son pays ; la bravoure et le dévouement furent sans bornes, et les soldats canadiens sacrifièrent leurs biens, leurs familles et leur vie pour défendre le drapeau national !

La Nouvelle-France n’avait jamais contemplé tant d’héroïsme, recueilli tant de gloire ! jamais l’Amérique n’avait vu de si beaux combats ! Hélas ! la mère patrie ne se réveilla point de sa criminelle torpeur ! Aujourd’hui qu’il n’y a plus de Pompadour, que ne donnerait-elle pas pour ces quelques arpents de neige alors si lâchement cédés à l’Angleterre !

Mais ces douloureux événements n’étaient pas encore sortis des ténèbres de l’avenir. L’orage grondait. Les nobles convives du comte de La Galissonnière pouvaient ressentir de l’inquiétude, mais pas de découragement encore, pas de désespoir.

XX.

Pendant que l’on versait du vin, ou que l’on remplissait de tabac les pipes culottées, un serviteur annonça Pierre Philibert.

Tous se levèrent pour lui souhaiter la bienvenue.

Pierre semblait inquiet, mal à l’aise. Cependant, de si cordiales poignées de mains le remirent aussitôt.

— Pierre, dit le gouverneur, j’espère bien que ce n’est pas un mauvais vent qui vous ramène à la ville d’une manière aussi inattendue. Vous êtes le bienvenu, toutefois, et le vent qui nous ramène nos amis est toujours un bon vent.

— C’est un vent maudit qui me ramène, Excellence ! répondit-il en prenant son siège.

— Comment ? qu’y a-t-il ? Madame de Tilly et sa charmante nièce se portent-elles bien ?

— Très bien, mais elles ont de la peine. Le diable a de nouveau mis la main sur Le Gardeur. Le malheureux jeune homme a succombé à la tentation. Il est revenu en ville, et personne ne peut lui faire entendre raison. Un déchaîné !

— Comme sa sœur doit souffrir ! soupira le gouverneur. Elle donnerait sa vie pour le sauver !… Je la plains ! je vous plains aussi, Pierre !

En disant ceci, il serra loyalement la main du jeune Colonel.

Je n’éprouve pas moins de pitié, ajouta-t-il, pour l’infortuné jeune homme qui nous cause à tous tant de chagrin.

— Oui, Excellence, Le Gardeur est plus digne de pitié que de blâme. Il a été tenté au-dessus de ses forces.

XXI.

De la Corne St. Luc s’était levé ; il arpentait la pièce et paraissait fort surexcité.

— Pierre Philibert, fit-il, où est-il le pauvre garçon ? Il faut le chercher, le trouver ! Quel démon s’est emparé de lui ? Le démon du vin, qui mord comme un serpent et rend fou ? le démon du jeu, qui fait tinter les dés et l’or comme une musique maudite aux oreilles des faibles ? ou le pire de tous, le démon qui n’est jamais vaincu, la femme ?

— Les trois ensemble, chevalier ! De Péan est venu à Tilly, et lui a remis un message de la part d’une femme. Vous savez qui. Il est devenu fou, complètement fou. Cent hommes, ne l’auraient pas tenu. Il s’est mis à boire et à jouer avec de Péan, nuit et jour, à l’auberge du village, et celui qui se serait avisé d’intervenir aurait mal passé son temps. Ils sont venus à la ville aujourd’hui, tous les deux.

— De Péan, reprit de la Corne St. Luc, le vilain serpent ! Un digne instrument des mensonges et des infamies de Bigot ! Je parie qu’il n’a pas été de lui-même à Tilly. C’est l’Intendant qui est au fond de l’affaire. Il voudrait ruiner le plus noble garçon de la Nouvelle-France !

— C’est possible, répliqua Philibert, mais l’Intendant seul n’aurait pas été capable de le ramener à Québec. C’est la lettre de cette redoutable sirène qui l’a de nouveau attiré dans le gouffre mortel.

— Oui, mais Bigot s’est servi d’elle, riposta de la Corne, qui n’en démordait pas.

— Peut-être avez-vous raison, mais moi je pense que c’est elle qui se sert de l’Intendant, affirma le colonel.

XXII.

— Et qu’avez-vous fait depuis votre arrivée, Pierre Philibert, demanda l’Évêque ; avez-vous vu Le Gardeur

— Non, Monseigneur. Je les ai suivis à la ville, lui et de Péan. Je me suis rendu au palais où ils étaient entrés. L’Intendant m’a reçu avec la plus exquise courtoisie. Je lui ai dit que je désirais voir Le Gardeur ; il m’a répondu que c’était impossible en ce moment-là.

En même temps, j’ai entendu le bruit des dés, le son des pièces d’argent, des rires, des cris… J’ai reconnu Le Gardeur à sa voix, et lui ai fait remettre ma carte avec quelques mots. Il me l’a renvoyé après y avoir griffonné des ordures… Cependant l’écriture n’est pas de sa main, bien qu’il ait signé cela de son nom. Lisez, Excellence, voyez ! Je ne veux pas répéter ces choses. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour protéger mon honneur et en même temps sauver mon ami. Pauvre Le Gardeur ! il n’a pas écrit cela, jamais ! Ce n’est pas possible ! Il a signé sans savoir ce qu’il faisait.

— Par Saint Martin exclama de la Corne, qui venait de lire la carte, quelqu’un mordra la poussière pour cela ! Quant à Le Gardeur, prenez-le en pitié, pardonnez-lui ! Il n’est pas tant à blâmer que ces coquins de la friponne qui trouveront un jour l’épée de la Corne un peu longue pour leurs petites poitrines.

— Pardonnez ! mes chers amis, pardonnez ! recommanda l’Évêque, ce n’est pas ainsi que doivent parler des chrétiens.

— Non, mais ainsi que parlent des gentilshommes, riposta de la Corne avec humeur, et je soutiens un vrai gentilhomme est un bon chrétien. Cependant, monseigneur, vous faites votre devoir, je le reconnais, et je vous en félicite ; mais je ne vous promets pas l’obéissance. David a tué Goliath en duel, et Dieu et les hommes l’ont exalté pour cela.

— Il ne se battait pas pour son compte, de la Corne, riposta l’évêque en souriant. Goliath avait défié les armées du Dieu vivant et David s’arma de l’épée pour le salut de son roi.

Confiteor ! monseigneur mais la logique du cœur l’emporte souvent sur celle de la tête, et le sabre est fait pour sabrer les polissons !

— Je m’en retourne chez moi maintenant, fit Pierre. Je reverrai Votre Excellence à ce sujet.

— Quand vous voudrez, Pierre ; je suis à votre disposition, répondit le gouverneur.

Tous les hôtes se levèrent. C’était pour tous le moment de se retirer.

Le gouverneur et Kalm passèrent dans le musée et se mirent à étudier, comme deux écoliers, les minéraux, les plantes, les oiseaux, les animaux de toutes sortes. Ils oublièrent le monde, et ses projets, et ses batailles, pour admirer les richesses, la beauté et la variété des règnes de la nature, dans le Nouveau-Monde.