Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 31-47).


CHAPITRE XXXVIII.

la porte large mais honteuse d’un mensonge.

I.

Huit jours après l’entrevue de la Corriveau avec mademoiselle Des Meloises, le comte de la Galissonnière était dans son cabinet de travail, assis à une table chargée de papiers et entouré des principaux conseillers de la colonie. Des cartes géographiques et des peintures ornaient les murs recouverts de tapisserie. C’était là qu’il réunissait d’ordinaire son conseil pour les affaires de tous les jours.

Devant lui un amas de lettres, de mémorandums, de mémoires ; dépêches des ministres du roi, marquées du grand sceau de la France ; rapports des officiers en garnison dans tous les postes de la colonie ; déclarations des guerriers indiens de l’est et du grand ouest, écrites en hiéroglyphes sur des feuilles d’écorce de bouleau, blanches comme de l’argent. Et parmi tout cela, un paquet de lettres nouvellement reçues du hardi et entreprenant de La Vérendrye, qui explorait le cours lointain de la Saskatchewan et la terre des Pieds-Noirs, et une foule de lettres des missionnaires qui évangélisaient des régions sauvages et presque inconnues de ceux qui avaient charge de les gouverner.

En ces jours-là, le bureau du gouverneur, au château Saint Louis, n’était jamais calme, jamais solitaire, jamais vide. Les ambitieux, les guerriers, les conquérants s’y coudoyaient. De là, comme de l’antre d’Éole, sortaient les orages et les tempêtes qui ébranlaient le continent.

II.

À côté du gouverneur était assis monseigneur l’évêque de Pontbriand, puis un secrétaire. Devant lui se trouvaient l’Intendant, Varin, Pénisault et d’Estèbe. À l’un des bouts de la table, de la Corne St. Luc, Rigaud de Vaudreuil, Claude de Beauharnois et l’abbé Picquet examinaient, avec une attention extrême et un profond intérêt, des dépêches indiennes gravées sur des écorces.

Deux hommes de loi en robe bordée d’hermine et en rabats, des livres sous le bras, un rouleau de papier à la main, attendaient, à l’extrémité de la pièce. Ils étaient venus plaider les questions de droit de la concession et de la juridiction de certains fiefs.

Bien que l’Intendant fût brouillé avec plusieurs des gentilshommes qui se trouvaient là, il n’en laissait rien paraître. Il ne fallait pas que les affaires publiques souffrissent de ses rancunes personnelles.

Il était gai, charmant, loin, bien loin de soupçonner la trahison qui se préparait, la vengeance épouvantable d’une femme qu’il admirait contre une femme qu’il aimait. Quelquefois il exprimait son opinion avec un peu de hauteur, mais toujours avec courtoisie.

Il ne baissait ni les yeux ni la voix devant un adversaire, mais il riait et plaisantait avec tout le monde également ; il s’observait beaucoup toutefois quand il fallait, en bon politique, adresser quelque flatterie à ses patrons ou à ses protectrices de Versailles.

Au fond de la bibliothèque, on apercevait, par une porte entr’ouverte, la noble et blonde tête de Herr Kalm.

Cet enthousiaste chercheur s’était assis à une petite table, derrière une muraille de livres qui s’élevait toujours.

III.

Le travail du conseil était commencé. Le secrétaire avait lu maints documents déjà ; les débats, les discussions suivaient régulièrement et les jugements étaient rendus ou réservés selon les cas.

Le comte avait de la méthode ; il allait vite en affaires, se montrait sans préjugé, franc et décidé. Il était aussi honnête dans le conseil que vaillant sur le gaillard de son vaisseau. L’Intendant montrait presque une égale habileté et une aussi grande connaissance de la politique ; puis il jouissait d’une influence plus considérable à la cour de Louis XV.

Mais il n’avait pas sa franchise, car il lui fallait cacher trop de turpitudes, et tenir l’autorité aussi longtemps que possible.

Avec des caractères, des opinions, des habitudes si contraires, ils ne pouvaient pas s’aimer ; cependant, ils se traitaient avec égards dans le conseil, et avec un certain respect mutuel pour leurs talents.

La plupart des papiers qui se trouvaient sur la table concernaient l’administration intérieure de la Colonie. C’étaient des requêtes du peuple qui se plaignait des exactions des commissaires de l’armée ; des observations au sujet des décrets de l’Intendant ; et des arrêts de la haute Cour de justice déclarant que la grande compagnie avait le droit d’exercer certains nouveaux monopoles.

La discussion était vive. De La Corne St. Luc dénonça vigoureusement les nouvelles ordonnances de l’Intendant, et il fut soutenu par Rigaud de Vaudreuil et le chevalier de Beauharnois. L’Intendant n’essaya point de prouver que ces ordonnances étaient basées sur les principes d’une saine économie, ce qui, du reste, eut été peine perdue, car il avait affaire à des adversaires trop habiles. Il se contenta de sourire et de faire lire, par son secrétaire, les dépêches des ministres de Versailles approuvées par le Roi, dans un lit de justice. Ces dépêches justifiaient tout ce qui avait été fait en faveur de la grande compagnie.

IV.

Sans cesse entravé par les pouvoirs de toutes sortes conférés à l’Intendant, le gouverneur se sentait incapable de faire triompher la justice et le droit. Dans les instructions particulières qu’ils lui adressaient, les ministres lui recommandaient de reconnaître les prétentions de l’Intendant et de la grande compagnie. Tout ce qu’il pouvait faire dans les intérêts du peuple et du roi, — intérêts en opposition avec ceux des courtisans avides et des orgueilleuses beautés de la Cour, — c’était d’adoucir un peu les coups mortels portés au commerce et aux ressources de la Colonie.

Bigot défendit de toutes ses forces un décret qui autorisait l’émission d’une quantité illimitée de papier monnaie. Il déploya une grande finesse et invoqua tous les sophismes. Il se montra savant dans cet art d’éblouir et de tromper avec des chiffres, dont Law fut le maître en France, et la compagnie du Mississipi, l’exemple frappant.

De La Corne St. Luc fit au projet une opposition sérieuse. — Nous n’avons que faire, s’écria-t-il, de ce papier menteur, qui servira à dépouiller le fermier de son grain et l’ouvrier de son salaire ! S’il faut, pour payer le luxe des paresseux de la Cour, tout l’or et tout l’argent de la Colonie, les habitants pourront encore, comme dans les premiers jours, se servir, pour acheter et vendre, de peaux de castors et de peaux de rats musqués. Les unes représenteront les livres, et les autres, les sous. Ce système des assignats, continua-t-il, a été essayé sur une petite échelle par l’Intendant Hocquart, et cependant, il a appauvri et volé la Colonie. Si ce nouveau projet proposé par de nouveaux Laws, — et il regarda l’Intendant dans les yeux, — doit être mis en vigueur dans toute son étendue, vous n’entendrez bientôt plus ici le son de deux pièces de monnaie qui se touchent, la Colonie tombera dans l’indigence et s’il faut la racheter de sa misère, le trésor royal même sera complètement épuisé ! Promettre, ce n’est point payer ! clama le vieux militaire ; de même qu’avoir faim ce n’est pas manger ! Je voudrais que personne, pas plus moi que les autres, n’eût jamais ce dangereux pouvoir de transformer des chiffons en monnaie, et de faire circuler des valeurs fictives au lieu de valeurs réelles ! Les habitants connaissent le prix des peaux de castors qu’ils reçoivent en échange de leur blé, mais ils ne savent pas ce que représentent ces morceaux de papier qui peuvent être aussi nombreux et aussi inutiles que les feuilles de la forêt.

V.

La discussion fut longue. Le gouverneur écouta avec son silence approbateur, les adversaires de la mesure, mais il avait reçu ordre, en secret, de supporter le projet de l’Intendant. Il sanctionna donc, bien malgré lui, le décret qui devait inonder la Colonie d’assignats sans valeur et que personne ne rachèterait, ce qui devait augmenter la misère du peuple et préparer l’asservissement à l’étranger.

Les papiers, les mémorandums, les documents de toutes sortes étaient mis de côté à mesure que le conseil dépêchait son travail, et déjà sur la grande table tout à l’heure fort chargée, il n’y avait presque plus rien. Plusieurs des gentilshommes désiraient l’ajournement, car la séance durait depuis longtemps et ils étaient fatigués. Les deux avocats ne plaidèrent pas et leur cause fut remise à un autre jour. Ils n’en furent pas fâchés, car si le délai coûtait quelque chose à leurs clients, il leur rapportait une augmentation d’honoraires.

Les avocats de la vieille France, dont parle Lafontaine dans une fable charmante, ne différaient guère de leurs confrères à la longue toge de la Nouvelle-France ; ils ne différaient pas du tout même sous le rapport de l’habileté à préparer un mémoire de frais et à utiliser les ruses du métier. Alors comme aujourd’hui, et aujourd’hui comme alors, l’avocat mange l’huître et les plaideurs se divisent l’écaille.

VI.

Au moment où le gouverneur allait ajourner la séance, il reçut un paquet scellé du sceau royal. Il le fit ouvrir par le secrétaire. Dans ce paquet se trouvaient des papiers également scellés et marqués « personnel ». Le secrétaire le lui remit et il en prit connaissance immédiatement. Il paraissait lire avec intérêt, et l’impression qu’il ressentait se trahissait sur sa figure.

Il les mit sur la table, les reprit, les lut de nouveau et les passa à l’Intendant.

L’Intendant eut vite fait de les parcourir des yeux. Il fit un bond de surprise et un froncement de sourcils. Mais il réprima vite ce mouvement, et se mordit les lèvres, avec une colère mal dissimulée.

Il renvoya les papiers au comte, de l’air indifférent d’un homme qui n’a rien à y voir.

— Les ordres de la marquise de Pompadour seront exécutés fidèlement, dit-il. Je vais la faire chercher cette demoiselle, je vais la faire chercher sans retard. Je la crois quelque part dans un fort ou dans un camp, faisant joyeuse vie.

Bigot comprenait le danger. Les dépêches étaient sérieuses et le gouverneur ne manquerait pas de déployer la plus grande diligence dans l’accomplissement du devoir nouveau qui lui incombait.

Pendant un instant, il fut comme ahuri. Puis s’apercevant que les yeux se braquaient sur lui, il se mit à parler encore. Il parla avec une hardiesse qui ressemblait à un défi :

VII.

Je prie Votre Excellence, commença-t-il, en s’adressant au gouverneur, de vouloir bien expliquer aux Conseillers la nature de cette dépêche. Elle ne surprendra nullement ceux qui connaissent l’étourderie des femmes, et gagnera au noble baron de St. Martin la sympathie de tous.

— Elle fera naître de la sympathie pour sa fille, également, car c’est à cause de leurs sentiments généreux, souvent, que ces infortunées se perdent, répliqua le gouverneur. C’est bien, continua-t-il, la plus étrange histoire que j’aie entendue.

Les gentilshommes assis autour de la table fixèrent sur le comte des regards avides et surpris, et de La Corne St. Luc, en entendant prononcer le nom du Baron de St. Castin, s’écria :

— Au nom du ciel, comte ! qu’y a-t-il donc dans ces dépêches ? Le baron de St. Castin est mon ami et mon compagnon d’armes.

— Je vais vous le dire, messieurs, répondit le comte ; ce n’est pas un secret en France, ce n’en sera plus un ici, cette lettre…

Il tenait dans sa main le papier déplié.

— Cette lettre est du baron de St. Castin que vous connaissez tous. C’est un pathétique appel à mon amitié, à mon honneur, à mon devoir, pour que je l’aide à retrouver sa fille, qu’un lâche ravisseur sans doute a emmenée loin du toit paternel. Il la croyait passée en France, mais il l’y a vainement cherchée. Il paraît maintenant qu’elle est restée dans la colonie, cachée sous un faux nom ou un déguisement honteux.

Cette autre dépêche, continua le gouverneur, vient de la marquise de Pompadour. La marquise m’ordonne de faire l’impossible pour retrouver mademoiselle de Saint Castin. Elle menace de faire entasser à la bastille comme du poisson sec — c’est son expression — tous ceux qui de près ou de loin ont aidé à enlever ou à cacher cette jeune fille.

VIII.

Certes ! tous les gentilshommes du conseil étaient émus, désolés, De la Corne St. Luc, plus que les autres. Il se leva et frappant la table de sa main ouverte :

— Par St. Christophe ! s’écria-t-il, j’aurais mieux aimé perdre un membre à la bataille, que de voir mon vieux compagnon ainsi affligé dans son enfant ! dans cette angélique enfant que j’ai tant de fois portée dans mes bras comme un agneau de Dieu !…

Vous savez, messieurs, ce qu’il lui est arrivé !…

Le vieux soldat regardait l’Intendant comme s’il eut voulu le foudroyer.

— Vous savez ce qu’il lui est arrivé. Eh bien ! j’affirme et soutiens qu’elle a conservé dans sa chute la pureté d’une sainte ! Chevalier Bigot, c’est vous qui devez répondre à ces dépêches. C’est votre affaire ! Si mademoiselle de St. Castin est perdue, vous savez, vous, où la trouver !

IX.

Bigot se leva aussitôt. La fureur et la crainte donnaient à ses yeux une expression terrible. Ce n’était pas de la Corne St. Luc qui lui faisait peur, c’était la pensée que le secret de Beaumanoir pouvait être éventé. Les menaces de la Pompadour l’inquiétaient et paralysaient son audace. Il ne fallait rien moins que la certitude de perdre la faveur de cette haute protectrice pour l’empêcher d’avouer qu’il était le coupable, et qu’il était prêt à braver les conséquences de son crime.

La large mais honteuse porte du mensonge s’ouvrait devant lui. Furieux contre de la Corne et contre lui-même, il s’y précipita lâchement. Il mentit.

— Chevalier de la Corne, dit-il, en faisant un effort extraordinaire pour se contenir, j’ai entendu et compris vos paroles, et je saurai vous en demander compte dans l’occasion. Je déclare maintenant, par déférence pour son Excellence le gouverneur et les gentilshommes qui siègent dans ce conseil, que quelles qu’aient été mes relations passées avec mademoiselle de St. Castin, — et je l’ai aimée je ne m’en cache point, — son enlèvement n’est pas mon œuvre et j’ignore absolument où elle s’est retirée.

— Déclarez-vous sur votre parole de gentilhomme que vous ne savez pas où elle est ? demanda le gouverneur.

— Je le déclare sur ma parole de gentilhomme ! répéta l’Intendant, rouge de honte ou de colère. Plus que cela, ajouta-t-il, je répondrai moi-même à la dépêche de la comtesse, bien que vous n’ayez pas le droit de me demander de le faire, comte. Et vous ne me le demandez pas, non plus, je le sais !

Puis, se tournant vers de la Corne St. Luc, il continua :

— Chevalier de la Corne St. Luc, je ne sais pas plus que vous, moins que vous, peut-être, où s’est enfuie la fille du baron de Saint Castin, et je déclare que je suis prêt à croiser le fer avec le premier gentilhomme qui osera douter un instant de la parole de François Bigot.

X.

Varin et Penisault se regardèrent d’une façon qui indiquait le doute et la surprise. Ils savaient bien qu’une dame étrangère, dont on ne disait pas le nom, vivait mystérieusement renfermée dans les chambres secrètes de Beaumanoir ; Bigot l’avait déclaré à ses intimes. Mais quels que fussent leurs soupçons, ils se donnèrent garde de les laisser deviner. Au contraire, Varin, qui était toujours prêt à mentir, affirma avec serment que l’Intendant disait vrai.

De la Corne St. Luc avait l’air d’un lion qu’on veut enchaîner. Rigaud de Vaudreuil, en vieux familier, lui ferma la bouche avec sa main. Il craignait la violence de la réplique et ce qui s’en suivrait nécessairement. Il se pencha à son oreille :

— Comptez jusqu’à cent avant de répondre, de La Corne ! murmura-t-il. L’Intendant a le droit d’être cru sur parole comme les autres gentilshommes. On se bat pour un fait, non pour une supposition. Soyez prudent. Nous ne savons pas, après tout, s’il a juré faux.

— Mais je le crois, moi ! riposta de la Corne. Le vieux militaire rageait, mais enfin, ses soupçons n’étaient pas des faits, et il comprit qu’il ne pouvait appuyer ses accusations sur des preuves solides. Alors il s’efforça de reprendre possession de lui-même.

— J’ai peut-être été un peu trop vif, Rigaud, dit-il, mais quand je songe au Bigot d’autrefois, comment puis-je avoir confiance au Bigot d’aujourd’hui ?

N’importe ! par Dieu ! je la retrouverai, la fille de mon vieil ami ! je la retrouverai ! fut-elle à dix pieds sous terre, et dussé-je, pour cela, bouleverser toute la face de la Nouvelle-France ! j’en fais le serment ! et de la Corne St. Luc sait tenir ses serments !

Il prononça cette dernière parole de manière à être entendu, et en regardant Bigot. L’Intendant le maudit vingt fois entre ses dents, car il connaissait l’énergie et la sagacité qu’il déployait quand il avait à cœur de réussir dans une entreprise. Il se doutait bien que de La Corne découvrirait aussitôt la présence d’une étrangère au château de Beaumanoir, surtout parce que cette étrangère était la fille du baron de St. Castin.

XI.

Le pieux évêque s’était levé pendant que de la Corne et l’Intendant échangeaient des paroles de menaces. Il aurait bien voulu calmer la colère qui sourdait et rétablir la paix dans les cœurs, mais il savait que l’intervention du prêtre ne servirait de rien en cette occasion. L’honneur et le respect d’eux-mêmes pourraient seuls toucher ces deux hommes et les empêcher de s’abandonner à des excès de langage ou à des voies de fait regrettables. Il se tint debout, les mains jointes, priant en attendant l’occasion favorable de leur rappeler la septième béatitude : Beati pacifici.

Bigot sentait dans quelle position difficile la marquise l’avait mis, en écrivant au gouverneur au lieu de lui écrire à lui-même. Pourquoi a-t-elle fait cela ? se demandait-il avec colère… Me soupçonne-t-elle donc ?

Il ne pouvait pas en venir à une autre conclusion ; elle le soupçonnait. Elle ne voulait pas s’adresser à lui dans cette circonstance, parce qu’elle le savait aimé de mademoiselle de St. Castin. C’était bien elle, en effet, cette royale maîtresse, qui l’avait empêché d’épouser la belle Acadienne… Il aurait pu aisément, jusqu’à cette dernière minute, renvoyer chez elle la jeune captive ; mais il ne le pouvait plus maintenant qu’il avait menti au gouverneur et au conseil.

Une chose cependant lui parut absolument nécessaire : tenir secrète, à tout prix, la présence de Caroline au château de Beaumanoir ; c’est-à-dire la tenir secrète jusqu’à ce qu’il pût envoyer la malheureuse jeune fille loin, dans les bois avec les tribus sauvages. Elle attendrait là, dans la solitude, la fin des recherches et l’oubli de l’affaire.

Bigot éprouva de la honte à cette pensée lâche. Ce n’était que la première pourtant. Il n’était pas facile, il n’était pas sûr, non plus, de confier la captive à ces tribus nomades. Un bruit, une rumeur, qui se répandrait à peine dans un rayon de deux lieues, en France, pouvait aisément, dans les plaines de l’Amérique, voler à des centaines de milles. Les voyageurs et les indiens marchaient vite et loin. Ce premier moyen ne valait pas autant qu’il semblait de prime abord. La garder à Beaumanoir, c’était impossible. Le gouverneur et l’indomptable de la Corne St. Luc sauraient bien l’y découvrir. L’embarras était grand, le dilemme difficile à résoudre. Il ne voulait pas, pour se sauver lui-même, faire le moindre mal à sa victime, ni profiter du délaissement où elle se trouvait pour ajouter encore à son malheur.

XII.

Pendant qu’il se plongeait dans ces réflexions pénibles, le conseil continuait à dépêcher les affaires. À la fin, las de chercher une solution qui n’arrivait pas, il se leva.

— Avec le consentement de son Excellence, dit-il, je proposerai l’ajournement.

Il était fatigué et voulait sortir. Puis, au palais, le dîner attendait. Un superbe dîner, arrosé d’un vin d’or, qui pouvait soutenir la comparaison avec le meilleur vin des caves du château St. Louis. Il pria le gouverneur et les autres gentilshommes de lui faire l’honneur de le suivre.

La séance fut aussitôt levée ; les papiers disparurent dans les tiroirs, et une conversation vive et gaie fit un instant oublier les soucis.

Bigot accosta l’abbé Piquet.

— C’est jeûne, monsieur l’abbé, fit-il ; mais tout de même s’il vous plaisait de venir bénir ma table profane, j’en serais enchanté ! Vous me devez une visite, vous savez, et moi, je vous dois des remerciements pour la manière dont vous avez supporté ma querelle avec le chevalier de la Corne, tout à l’heure. J’ai compris vos reproches et vous n’avez pas parlé. C’était mieux. Je vois que vous comprenez le monde où vous vivez, comme vous comprenez cet autre monde où vous désirez que nous allions tous vivre ensuite.

XIII.

L’abbé salua respectueusement. Le dîner ne le tentait guère, car il avait souvent entendu parler de la licence qui régnait à la table de l’Intendant. Mais il était prêtre et homme politique, et cette double qualité lui permettait de poursuivre certains projets qu’il ne perdait pas de vue. Il était de ceux qui auraient dîné avec Satan pour l’amour de Dieu et des pécheurs.

— Merci, Excellence, répondit-il en riant, j’ai fait des centaines de lieues, en raquettes, à travers des régions désertes, pour aller baptiser ou confesser un pauvre sauvage, et cela sans invitation ! je ne refuserai donc pas de marcher un mille pour bénir votre table profane, comme vous l’appelez, lorsque vous m’invitez si cordialement. Je m’efforce comme Saint Paul, mon maître, de me faire tout à tous ; et je me trouve également chez moi dans le palais et dans le wigwam.

— Bien dit ! monsieur l’abbé ! bien dit ! je vous aime, moi, dévoués missionnaires ! Vos pieds sont nus souvent, mais vos cœurs sont toujours brûlants ! Vous serez les bienvenus au palais de l’Intendant comme dans le wigwam du sauvage… Je serais bien aise de causer avec vous de cet établissement que vous vous proposez de fonder à la Présentation.

— Chevalier, je dois vous avouer que c’est la grande raison qui me fait accepter votre invitation. C’est un des projets que j’ai le plus à cœur, comme ministre de Dieu parmi les hommes.

— Si je ne puis vous imiter, cher monsieur l’abbé, je ne vous en admire pas moins. Je vous promets que tout se passera convenablement et que vous aurez une excellente occasion de convaincre l’Intendant de l’importance de votre projet pour la soumission des Iroquois.

XIV.

L’abbé accompagna Bigot au palais. Il était charmé de son affabilité, et nourrissait l’espoir de l’intéresser sérieusement à sa politique indienne.

L’Intendant invita aussi le Procureur du roi et l’autre gentilhomme avocat, qui trouvèrent agréable et avantageux d’aller s’asseoir à la table somptueuse du palais.

Le gouverneur et trois ou quatre de ses intimes, l’évêque, de la Corne de St. Luc, Rigaud de Vaudreuil, et le chevalier de Beauharnois, restèrent dans la salle du conseil, à causer de l’affaire de Caroline de St. Castin. Ils ressentaient une grande pitié pour la pauvre jeune fille et une sympathie profonde pour le père malheureux. Ils se perdaient en conjectures et ne savaient où diriger leurs recherches.

— Je la trouverai ! s’écria de la Corne St. Luc. En quelque lieu qu’elle soit cachée ou que l’ait conduite son ravisseur, je la trouverai ! J’irai dans tous les forts, dans tous les camps, dans toutes les maisons, dans tous les wigwams ; je ferai explorer toutes les cachettes, tous les antres, tous les arbres creux ! je la retrouverai ! Pauvre enfant ! pauvre enfant délaissée !

— La Corne, reprit le gouverneur, jamais le galant esprit de la chevalerie ne disparaîtra tout à fait, tant que vous serez là, pour enseigner aux gentilshommes leurs devoirs envers les belles dames. Restez à dîner avec moi ; nous allons nous occuper de cette affaire. Pas d’excuse aujourd’hui ! Mon vieil ami Kalm va dîner avec nous. Il est aussi bon philosophe que vous êtes bon soldat. Restez et nous aurons mieux que la fumée de la pipe pour nous égayer.

— La fumée de la pipe n’est pas à dédaigner, Excellence ! répliqua La Corne qui était grand fumeur. J’aime bien votre suédois, continua-t-il. Il débite ses maximes avec une gravité qui plaît, et je les écoute avec le plaisir d’un enfant qui reçoit des amandes. Ma philosophie pratique n’est pas toujours d’accord avec ses théories cependant ; mais je sens que je dois croire bien des choses que je ne comprends pas.

— Fort bien ! alors, vous resterez ; et vous aussi, Beauharnois, et vous aussi, Rigaud. L’abbé Piquet est allé dire le bénédicité chez l’Intendant, monseigneur l’évêque le dira ici. Nous allons dresser la table au sommet de l’Olympe ; nous aurons le nectar et l’ambroisie. Un dîner des dieux !

Les gentilshommes partagèrent la franche gaieté du comte et acquiescèrent à ses désirs.

Le comte appela Kalm.

XV.

Le philosophe était tellement absorbé par l’étude, qu’il n’avait pas même eu connaissance des paroles acerbes échangées entre de la Corne et l’Intendant. Courbé sur ses livres, il copiait dans un cahier précieux, pour les conserver et les retrouver au moment opportun, les pensées profondes, les idées neuves, les maximes sages qui élèvent l’âme et agrandissent l’esprit, et en écrivant, il baissait et relevait sa belle tête blonde, par un mouvement régulier, et comme pour approuver les savants qu’il étudiait.

Le gouverneur répéta son invitation, et cette fois Kalm entendit. Il se leva derrière sa pile de livres et sourit à l’ami qui le rappelait à la vie réelle. Un instant après, il se mettait à table avec les autres gentilshommes.

— Kalm, commença le gouverneur, d’une voix émue, ceci me rappelle notre temps d’étudiants à Upsal, alors que nous portions le chapeau blanc à bord noir. Le bon vieux temps ! Vous vous souvenez que les écoliers vous appelaient l’ingénieur, parce que vous vous entouriez toujours alors d’une muraille de livres et d’une provision de raisonnements qui vous rendaient inattaquable comme les murs de Müdgard.

— Ah ! comte, c’était en effet le bon temps ! Nous n’étions pas alors, comme aujourd’hui, ni trop vieux ni trop sages ! Devant nous, derrière nous, tout était lumière ! Chaque soir nous entrions dans nos alcôves comme les oiseaux dans leurs nids, et l’aile de Dieu s’ouvrait pour nous couvrir. Chaque matin, c’était un rayonnement nouveau, rayonnement de la science, de la santé, de la jeunesse et de la gaieté !… Comme le jeune Linnée était fier des géants ses frères !… Pauvres ambitieux ! nous nous pensions des aigles, et nous étions des poussins sans plumes !… Vous n’avez pas oublié, comte, la langue des hommes du Nord ?

— Non, certes ! je ne l’ai pas oubliée ! repartit le gouverneur, et je ne l’oublierai jamais ! Écoutez, Kalm.

Et il se mit à redire, avec un excellent accent, quelques vers d’une ballade suédoise, fort populaire autrefois parmi les étudiants d’Upsal :

Smeriges man akter pag ait lofva
Om Gud, vill mig nader gifva !
Deras dygd framfora aner akt och hag
Den stum der pag ma lefva !


 Noble peuple de la Suède,
Peuple vaillant, tant que battra mon cœur,
 Si Dieu m’entend que j’intercède,
Je chanterai ta force et ta grandeur !

Je ne l’ai pas oubliée, n’est-ce pas Kalm, votre belle langue ? reprit le gouverneur. J’aime beaucoup cette vieille terre du Nord et son langage antique ; un langage fait pour les bouches honnêtes et franches comme les vôtres, braves Suédois ! Quelle est l’ancienne chanson des Goths ! Voyons !


Allsmaktig Gud, han hafver them wiss
Som Sverige aro tro !
Bade nu ock farro forutan all twiss
Gud gifve them ro !
Svenske man ! I sagen ! Amen !
Som I sveriges rike bo !


Garde le Suédois toujours fidèle et ferme !
 Dieu tout-puissant, sois son appui !
L’amour de sa patrie est le premier qui germe
 Et le dernier qui meurt en lui !
Garde le Suédois, ô Dieu ! fidèle et ferme,
 Dans l’avenir comme aujourd’hui !

XVI.

Au souvenir gracieux de sa patrie et de son foyer, au bord de l’orageuse Baltique, Kalm sentit des larmes mouiller ses paupières et un long soupir souleva sa poitrine. Il saisit les mains de son ancien ami :

— Merci, comte ! fit-il, merci, Rolland Michel Barrin ! Je ne savais pas qu’au fond de la lointaine Amérique, j’entendrais parler si loyalement de ma chère patrie ! Les louanges que j’entends me sont d’autant plus agréables, qu’elles viennent d’un homme qui connaît mon pays, un homme dont les paroles et les actions sont toujours marquées au coin de la plus admirable sagesse.

— Kalm, si je n’étais Français, je voudrais être Suédois. Mais voici la cloche du château qui sonne… La cloche sonne pour avertir le peuple de la ville que le gouverneur dîne et qu’il ne faut pas l’interrompre ! Les affaires sont remises à demain, Kalm ! J’ai gardé quelques amis pour dîner avec nous. Nous allons boire et manger à notre plus intime connaissance.

Kalm s’aperçut, en entendant parler de dîner, que son appétit se réveillait menaçant. Il fut charmé des dispositions de ses nouveaux amis. Puis il fallait se reposer un peu de l’étude. Comme tous les hommes sages, il était un mangeur joyeux et un solide buveur. Mais il n’oubliait jamais le soin de sa santé et son amour de la sobriété. Il savait jusqu’où aller ; il ne dépassait pas la limite qu’il s’était fixée, et, comme un bon Suédois, il remerciait le Seigneur de toutes les bonnes choses qu’il nous donne.