Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 165-183).


CHAPITRE XLVII.

une main sanglante gantée de soie.

I.

Angélique resta longtemps sur le parquet de la Chambre, où elle était tombée évanouie pendant le récit de la Corriveau. Le cri qu’elle avait jeté ne fut pas entendu et personne ne vint à son secours.

Il valait mieux pour elle que cet incident passât inaperçu, car les suppositions auraient marché grand train, et la curiosité se serait ingéniée à chercher une explication. Bigot aurait pu être frappé de la coïncidence de cette syncope étrange et de la mort plus étrange encore de Caroline de St. Castin.

II.

En arrivant au palais, Bigot traversa les antichambres, sans parler à personne et s’enferma dans son cabinet. Il se laissa tomber, tout habillé, sur son lit, comme un homme écrasé par un bras invisible.

Cadet chercha à se débarrasser d’une autre façon des pensées sombres qui l’importunaient. Il descendit à la salle de billard, où se trouvaient encore de Péan, Le Gardeur et plusieurs autres gais compagnons, s’assit à une table et se mit à boire et à jouer avec une frénésie inaccoutumée.

Bigot ne dormit pas ; il ne cherchait pas le sommeil. Il voyait toujours devant lui, dans la fosse béante, le cadavre glacé de mademoiselle de St. Castin, et il se fatiguait à chercher une solution à ce mystère de mort.

Il se demandait quel souffle de l’enfer avait inspiré ce crime et quelle main audacieuse l’avait perpétré ; il évoquait le souvenir de ses amis et de ses ennemis, et des figures connues passaient sans cesse devant ses yeux… et parmi ces figures, revenait toujours celle d’Angélique Des Meloises.

Il se souvint de la vigueur jalouse avec laquelle elle dénonça la captive de Beaumanoir, de son âpre persistance à demander des lettres de cachet pour l’envoyer à la Bastille. Il savait qu’elle était ambitieuse, hardie, jalouse ; et cependant, il ne pouvait la croire capable de commettre un pareil forfait. Elle était si belle, si enjouée, si séduisante !

Et toutes ces pensées l’agitaient comme les flots agitent une épave.

— C’est impossible ! c’est impossible ! murmurait-il, ce n’est point elle !

Et cependant, Angélique Des Meloises passait toujours devant ses regards troublés, — et sur ses mains blanches il y avait des taches de sang !…

À la fin, il se fâcha contre cette pensée, et se tourna vers le mur comme pour lui échapper.

Il avait peur de deviner la vérité.

III.

Cependant que pouvait-il faire ? Il était condamné à garder un silence absolu sur l’assassinat de sa bien aimée. La main coupable s’offrirait-elle à lui, qu’il lui faudrait la serrer dans la sienne. Il ne pouvait pas avouer, maintenant, que la fille du baron de St. Castin avait habité sa maison ; il ne pouvait pas avouer qu’elle était morte chez lui !

Le mystère de la chambre secrète devait rester ignoré ; la tombe de l’infortunée Caroline devait rester inconnue !

Maudire l’assassin, regretter la victime et paraître indifférent : voilà ce qu’il lui restait à faire.

Il sourit avec amertume et s’endormit.

IV.

Angélique, quand elle revint à elle, crut revenir à la vie.

Elle ouvrit des yeux hagards et chercha à reconnaître l’endroit où elle se trouvait. Bientôt, ses idées commencèrent à se débrouiller et elle se souvint de la Corriveau.

Elle regarda partout et ne la vit point.

Alors, la pensée qu’elle était en la puissance de cette femme terrible, la frappa comme un coup de foudre. Alors, le souvenir du crime qu’elle avait commis l’épouvanta. Sa rivale était morte… Mais à son tour elle mourrait, et d’une mort ignominieuse, si elle était trahie… Et son secret était connu de la plus vile de toutes les créatures !

Un instant, elle fut en proie à toutes les horreurs du désespoir. Ce n’étaient point les remords qui la tourmentaient ; elle était trop vaine, trop superficielle, pour réfléchir profondément sur le mal qu’elle avait fait. Ses sensations passaient comme une flamme légère sur son cœur et ne le pénétraient point.

Le souvenir de la mort sanglante de Caroline de St. Castin s’effacerait comme un autre souvenir, tout s’oublierait avec le temps. Le tourbillon des plaisirs et l’ivresse des grandeurs lui apporteraient une heureuse et constante distraction, se disait-elle pour se consoler.

Cependant, elle qui n’avait jamais baissé les yeux devant qui que ce soit, elle éprouvait aujourd’hui un irrésistible besoin de se cacher. Elle s’irritait contre cette crainte insupportable qui sourdait toujours, et se traitait de lâche.

Et que ferait Bigot s’il la soupçonnait ?… Et il la soupçonnerait probablement. Elle avait tant insisté pour avoir des lettres de cachet ! Elle ne le comprenait point parfaitement, cet homme-là, et il pouvait être plus méchant qu’elle encore. S’il allait venger sa protégée ?… Si l’amour dont il paraissait brûler pour elle, Angélique, allait se changer en haine ?…

Elle s’imagina un instant qu’elle regrettait sa faute. Ce n’était toujours qu’une forme de la peur. Elle essaya de prier, et les paroles saintes ne tombèrent point de ses lèvres. Elle ne put ou n’osa prononcer le nom de Dieu.

Alors, elle maudit la folie qu’elle avait faite. Elle appelait son crime une simple folie. Elle se répandit en injures contre Bigot, parce qu’il n’avait pas consenti à éloigner cette fille de sa demeure, et contre Caroline parce qu’elle était venue se réfugier à Beaumanoir. Elle maudit la Corriveau qui s’était faite son instrument ; elle maudit le poignard et le poison, elle se maudit elle-même.

V.

Mon Dieu ! pourquoi me désespérer ainsi, se dit-elle ensuite, j’ai l’air d’une coupable ?… Une coupable ?… Bigot m’a dit qu’il me donnerait sa vie même ; oui, il me l’a dit ! Il mentait, je le sais bien, mais, n’importe ! il l’a dit… Encore, si la Corriveau ne l’avait point poignardée !… La vieille misérable ! elle devait la faire mourir de la mort d’un ange ! Une mort douce, calme, presque joyeuse ! Le monde aurait dit : Morte par la visite de Dieu !… La Corriveau m’a trompée !… Bigot m’a menti !…

Elle se leva et se mit devant son miroir.

— Ah ! que je suis pâle ! murmura-t-elle… Je n’ai, pourtant pas aspiré le poison, moi… Comme mes yeux sont éteints. Vais-je mourir aussi ?… Si Bigot me voyait, il devinerait mon crime… Je me trahis ! C’est le spectre de cette femme qui me hante déjà ! Ma victime se venge !…

Elle regarda à la pendule.

— Si tard déjà ! La matinée est venue… elle s’en va ! Que s’est-il donc passé ? Qu’ai-je fait depuis hier ?… L’heure se trompe !… Si quelqu’un allait venir !… Je recevrai tout le monde…

Je vais sortir… Je vais marcher pour rendre à mes joues leurs couleurs, à mes yeux leur éclat… Je vais faire des visites et je serai vive, gaie, pétulante, pour détourner les soupçons !

Tout le monde dira :

Comme elle est heureuse ! Elle n’a ni regrets ni inquiétude, elle !

VI.

Elle sonna Fauchon. Elle avait hâte de vêtir sa plus belle toilette. Dans les plis du velours et sous les caresses de la soie, elle s’échapperait à elle-même ou bien se retrouverait comme naguère.

Fanchon accourut. Elle attendait depuis longtemps et craignait que sa maîtresse ne fût indisposée.

En entrant, elle poussa un cri de surprise.

— Madame, comme vous voilà pâle !…

— Je ne suis pas bien, pas très-bien, se hâta de dire Angélique. Une petite promenade à cheval, au grand air, au soleil, va me remettre.

— Mais ne serait-il pas prudent de voir le médecin, madame.

— Le médecin ? Allons donc ! Je rencontrerai peut-être quelqu’un qui me fera plus de bien que le médecin, Fanchon, qui sait ?

Elle essaya de rire.

VII.

— Fanchon, demanda-t-elle, une minute après, où est votre tante Dodier ?

— Elle est partie pour St. Valier, ce matin, madame,… c’est-à-dire, je suppose qu’elle est partie, car je ne l’ai pas vue depuis avant-hier. C’est une drôle de femme que ma tante Dodier. Elle ne parle jamais à personne de ses affaires.

— Elle a peut-être d’autres bijoux à trouver, répliqua Angélique, tout machinalement.

Elle se sentit soulagée en apprenant le départ de l’empoisonneuse.

— Peut-être, madame, fit la petite Fanchon comme un écho.

Et elle ajouta :

— J’aime autant qu’elle soit partie, et je ne tiens pas à la revoir.

— Pourquoi donc ? demanda Angélique un peu anxieuse.

— Le monde dit qu’elle a des relations avec la mère Malheur, l’affreuse mère Malheur ! et je le crois…

— Ah !… Et pensez-vous, Fanchon, que cette vilaine mère Malheur connaît les secrets de votre tante ?

— Certainement, je le pense, madame ! Vous ne vous fourrez pas dans une cheminée avec votre voisine sans en sortir aussi noire l’une que l’autre.

— Et que vous a dit votre tante en partant ?

— Je ne l’ai pas vue, vous dis-je. C’est Ambroise Gariépy qui m’a dit qu’elle avait traversé ce matin.

— Ambroise Gariépy ? qu’est-ce que c’est que cet homme-là ! Vous me paraissez avoir un cercle de connaissances assez étendu, Fanchon !

— Oh ! oui, madame ! répondit Fanchon naïvement, je connais beaucoup de monde. Ambroise Gariépy tient le Lion Vert et la traverse, sur la rive sud… Il m’apporte des présents de temps à autre : des choses qu’il achète des colporteurs Basques. C’est lui qui m’a donné ce peigne, madame.

Elle se tourna pour montrer le joli peigne qui tenait ses cheveux.

VIII.

Le babil de Fanchon ne déplaisait pas à Angélique et la distrayait un peu. Elle ne comprenait pas l’amour passionné et s’en moquait ; mais elle s’amusait de la coquetterie. Elle pensa :

— Ce que j’ai fait est fait ; pourquoi m’abîmer dans de vains regrets et perdre le fruit de mon… action ? Pour l’Intendant j’ai sacrifié Le Gardeur, pour l’Intendant j’ai…

Elle chassa la pensée de la chose affreuse qui pesait sur sa conscience, comme la pierre funèbre sur un tombeau.

— Fanchon, habillez-moi, dit elle… Je veux étrenner la superbe amazone et les plumes magnifiques que je viens de recevoir de Paris.

Elle gardait sa pâleur, cependant, et Fanchon lui proposa de mettre un peu de rouge. Elle ne refusa pas.

— Vous voilà plus belle que jamais, fit la servante en reculant d’un pas pour l’admirer. Je plains les gentilshommes que vous allez rencontrer : vos regards assassins vont en faire des victimes.

IX.

Dans un autre moment, Angélique aurait jeté un éclat de rire. Elle frissonna, repoussa brusquement la jeune fille et fut sur le point de se fâcher. L’étonnement de Fanchon la rappela à la prudence ; elle eut la force de sourire et demanda avec une indifférence affectée :

— Où est mon frère, Fanchon ?

Fanchon répondit en tremblant :

— Il est allé au Palais avec le chevalier de Péan.

La pauvre Fanchon ! elle avait peur d’avoir déplu à sa maîtresse et ne pouvait s’expliquer comment.

— Comment savez-vous qu’il est au palais ? continua Angélique.

— Je les ai entendu parler, madame. Le chevalier de Péan a dit que l’Intendant était malade et ne voulait voir personne.

Angélique ne put se défendre d’un certain effroi.

Êtes-vous sûre qu’il a dit cela, Fanchon ? demanda-t-elle.

— Oui, madame. Mais il prétendait en même temps qu’il était plus mécontent, plus irrité que malade. Il ne l’a jamais vu dans un pareil état.

— Et sait-il la raison de cette maladie ou de cette mauvaise humeur ?

— Non, madame. Le chevalier Des Meloises pense que ce sont les nouvelles de France.

— Dépêchez-vous donc ! dites donc tout ! fit Angélique en frappant du pied avec impatience.

Fanchon, qui répondait de son mieux, fut toute étonnée de cette brusquerie, et elle se hâta d’ajouter :

— C’est tout ! madame, c’est tout ! Ils sont sortis aussitôt.

X.

Angélique respira. Elle pensa que l’Intendant n’aurait pas manqué de faire part à de Péan de sa lugubre découverte, s’il avait connu l’assassinat de Caroline.

Elle comprit aussi qu’il ne pouvait accuser personne sans se compromettre, et sans passer pour un menteur et un fourbe auprès du roi et de la Pompadour.

— Je dirai que je ne connais rien de cette affaire… je le jurerai s’il le faut, pensa-t-elle encore, et il n’osera pas aller plus loin.

Rassurée, calme, elle descendit l’escalier. Le garçon tenait le cheval à la porte, depuis longtemps. Elle ramassa sa longue amazone neuve et monta en selle avec une grâce et une légèreté remarquables.

— Attendez-moi, dit-elle au groom.

Elle descendit la rue St. Louis. Tous les yeux la suivaient avec envie. Près du monastère des récollets, elle aperçut le sieur La Force, qui guettait, au coin de la rue Ste Anne, les pensionnaires des Ursulines. La Force la vit au même instant et fut d’opinion qu’elle valait bien une pensionnaire.

Il la salua avec une politesse toute parisienne et sollicita l’honneur de l’accompagner.

— Je voudrais faire une jalouse, dit-il, en regardant la porte du couvent qui s’ouvrait pour laisser sortir un essaim de charmantes élèves.

— Et vous croyez que je puis vous aider ?

— J’ai une petite vengeance à exercer, et personne ne répand la terreur dans les âmes tendres comme Angélique Des Meloises. On la sait toute puissante et invincible.

— Alors venez ; prenez votre cheval. J’éprouve justement le besoin de torturer quelqu’un ce matin.

— Attendons une minute. Voici les pensionnaires, je veux qu’elle me voie.

XI.

Les premières qui sortirent du couvent appartenaient à la classe des Louise. Elles venaient riant, caquetant, sans paraître se soucier de rien voir. Quand elles furent près d’Angélique et de La Force, elles relevèrent leurs voiles et firent un gracieux salut.

L’une d’elles, la plus jolie avec ses opulents cheveux, prit le lorgnon d’or qui pendait à son cou, et regarda La Force avec une comique gravité, puis fit du pied, le geste de monter à cheval.

La Force tendit sa main, comme pour lui servir d’étrier. Elle y mit le pied, et saisissant Angélique, elle l’embrassa cordialement.

Pour être vrai, elle était un peu froissée, la jolie Louise Roy, car l’espiègle élève n’était pas autre que Louise Roy. Elle voulut se venger en pesant de toutes ses forces et en demeurant longtemps sur la main de son infidèle chevalier.

— Angélique, commença-t-elle, il est rumeur dans le couvent que tu vas épouser l’Intendant… Mère St. Louis, ton ancienne maîtresse, en est toute ravie. Elle affirme qu’elle t’a toujours prédit un brillant mariage.

— Ou rien du tout ! répliqua Angélique, comme l’affirmait mère Ste Hélène. Mais qui vous a dit cela, au couvent ?

— Qui ? Oh ! tous les oiseaux du jardin ! Mais dis donc, ma chère, il paraît que c’est un vrai Barbe-bleu que cet Intendant, qu’il a eu des femmes tant et plus déjà, et qu’il les fait mourir… Est-ce vrai ?

Un frisson agita Angélique.

— Est-ce que je sais moi ? fit-elle en s’efforçant de sourire. Dans tous les cas, il n’a pas l’air d’un Barbe bleu.

— La mère St. Joseph, qui vient de Bordeaux, dit- dit-elle, qu’il ne s’est jamais marié. Elle doit le savoir ; elle connaît bien sa famille.

— C’est parfait, ma bonne Louise, mais tu fatigues le sieur La Force ; pour l’amour de Dieu ! descends.

— C’est bon ! je veux le punir parcequ’il sort avec toi et me laisse ici…

Mais n’oublie pas de m’inviter à tes noces, Angélique ! Si tu l’oublies, j’en mourrai !

Et elle commença à parler d’autres choses.

XII.

— Méchante, va ! descends donc ! Le sieur La Force est mon cavalier aujourd’hui ; tu n’as pas le droit d’abuser ainsi de sa galanterie, lui murmura Angélique à l’oreille.

— Encore un mot, fit Louise.

Elle sentait la main du jeune homme trembler et baisser sous son pied mignon, et cela l’amusait.

— Pas un mot ! descends, répliqua Angélique impatientée.

— Embrasse-moi, alors, et bon voyage ! fière que tu es ! Ne le garde pas toute la journée ; toute la classe serait jalouse.

Angélique secoua la bride de son cheval qui se cambra soudain, et Louise descendit un peu brusquement.

— Merci ! dit-elle à La Force, en le regardant avec des yeux chargés d’ironie et de gaieté, et en faisant un geste significatif, merci ! merci !

Et elle rejoignit ses compagnes en semant le rire comme un collier de perles.

— Elle s’est fardée ! leur dit-elle, assez fort pour être entendue, elle s’est fardée !… Elle a les yeux fatigués. Elle n’a pas dormi de la nuit… elle est en amour… je pense que c’est vrai qu’elle va se marier avec l’Intendant !

Les jeunes élèves jetèrent un éclat de rire argentin comme un tintement de cloche, et firent un nouveau salut aux deux promeneurs qui s’éloignaient.

XIII.

La Force se pliait comme une cire molle à toutes les exigences d’Angélique et il ressentait un vif dépit du tour que venait de lui jouer Louise Roy, la plus mauvaise tête du couvent, comme il l’appelait. Il se promettait de se venger d’elle, même en l’épousant, s’il le fallait.

Il chevaucha avec sa compagne par quelques-unes des rues les plus fréquentées, recueillant de toute part des sourires et des saluts.

Ils traversèrent la place du marché, puis Angélique, par une fantaisie nouvelle, vint arrêter sa monture en face de la cathédrale.

— Allons réciter un bout de prière, dit-elle à son cavalier.

Elle entra ; il la suivit.

Elle voulait voir si la prière qu’elle avait essayé de formuler en vain, dans son angoisse de la nuit dernière, tomberait de ses lèvres maintenant. Elle ne se repentait point, mais elle espérait détourner la vengeance de Dieu. Comme si le Seigneur pouvait entendre les supplications d’un cœur coupable et endurci !

L’église était remplie de monde. C’était le jour de la St. Michel, la fête de tous les anges aussi, et tout chantait, louait, bénissait, dans le temple auguste : le prêtre à l’autel, le chœur en surplis, l’orgue solennel, l’encens odorant, le peuple à genoux !

Angélique fut touchée de ce déploiement de pompes, d’amour et d’harmonie, et elle fléchit les genoux.

Au même instant, ses yeux se portèrent sur le banc de l’Intendant, et tout un essaim de pensées frivoles se mit à jouer devant son esprit.

XIV.

Elle pensa aux plaisantes rumeurs qui couraient la ville ; à son mariage probable avec l’Intendant. Bigot avait bu à sa santé à genoux à la taverne de Menut. Il avait souri, quand les convives avaient parlé d’elle comme de la future maîtresse du château. Le château ! il venait de s’évanouir dans les flots de mélodie qui montaient vers la voûte sainte !… il venait de s’évanouir avec l’ange mortel qui dormait son dernier sommeil, dans sa robe blanche ensanglantée, sous les dalles froides de la chambre secrète !…

Elle oubliait tout, dans ce concert divin de la charité et de la foi ; mais elle ne se repentait point !

Des pensées plus futiles encore suivirent. Elle s’imagina être dans ce banc superbe, parée de la plus riche toilette, les cheveux arrangés d’une façon adorable… Tout le monde se détournerait de l’autel pour la regarder, pour l’admirer ou la jalouser.

Mais cela arriverait-il ?… Et quand ?… Elle avait perdu son âme pour gagner le monde… Ne perdrait-elle pas et le monde et son âme ?…

XV.

Bigot n’était pas dans son banc. L’inquiétude, les soucis, la colère, le rendaient malade et le clouaient sur son lit. Il se mettait l’esprit à la torture pour inventer une vengeance contre l’auteur de l’attentat, s’il parvenait à le découvrir, et plus il cherchait moins il trouvait. Le rocher qu’il soulevait lui retombait sur la tête…

Le gouverneur et son ami Kalm occupaient le banc royal. Kalm, bien que Luthérien, avait assez, de philosophie et d’amour de Dieu, pour se joindre volontiers à tous les hommes de bonne volonté qui prient.

Tout près d’Angélique, deux femmes vêtues de noir étaient prosternées sur le parquet ; c’étaient madame de Tilly et Amélie de Repentigny.

Elles étaient revenues à la ville immédiatement après le départ de Le Gardeur. Angélique le savait, de sorte qu’elle ne fut pas étonnée de les retrouver dans l’église.

XVI.

À son retour de Tilly, Amélie s’était rendue avec Pierre Philibert au palais de l’Intendant, pour voir Le Gardeur. Ils furent l’un et l’autre éconduits rudement. On leur répondit que Le Gardeur jouait avec de Péan une partie de piquet, pour le titre de champion du palais, et qu’il ne se dérangerait pas, quand même saint Pierre lui-même viendrait frapper à la porte.

Ce fut Lantagnac qui apporta la réponse.

Philibert dit qu’il allait tenir l’Intendant responsable, et lui demander raison par l’épée, de ce complot formé dans son palais, pour détenir Le Gardeur.

Amélie, craignant le résultat d’une rencontre entre Bigot et son fiancé, courut seule au palais, dès le lendemain.

Elle ne put entrer. Ses prières et ses larmes furent inutiles. Son frère refusait de la voir.

De Péan la reconduisit à sa voiture en s’excusant de ne pouvoir lui être agréable, et en jurant qu’il n’avait été pour rien dans le retour subit de son frère. Il se souvenait de la fière attitude de la jeune fille à son égard, et prenait un malin plaisir à voir couler ses pleurs.

Quand elle fut partie, il éclata de rire.

— Les honnêtes gens peuvent venir aux funérailles de la vertu de Le Gardeur, exclama-t-il.

XVII.

Amélie se jeta au cou de sa tante.

— C’est fini ! dit-elle, mon pauvre Le Gardeur est perdu ! Il ne veut plus me voir ! Ô mon frère ! mon pauvre frère !

Et elle éclata en sanglots.

— Ne te décourage pas, mon enfant, lui répliqua madame de Tilly, ce n’est peut-être pas lui qui t’a fait cette réponse. Il ignore peut-être même ta visite au palais…

— Hélas ! voyez, bonne tante.

Et elle lui tendit une carte, une carte à jouer, celle que les fatalistes considèrent comme la plus redoutable. L’avait-il choisie à dessein ?

Sur le revers une main tremblante avait écrit :

— Retourne à la maison, Amélie ; je ne veux pas te voir. Retourne à la maison, chère sœur, et oublie ton indigne et malheureux frère…

Madame de Tilly attira contre son cœur son infortunée nièce :

— L’amour d’une sœur, dit-elle, n’oublie jamais, ne se fatigue jamais, ne désespère jamais !

Et elle se prit à pleurer, elle aussi.

XVIII.

Cependant madame de Tilly songeait aux amis influents qui lui prêteraient leur aide, et elle comptait sur le caractère noble de son neveu qui sortirait de sa torpeur morale, au nom de l’honneur :

— Tu verras, mon Amélie, disait-elle, que la vertu finira par l’emporter sur le vice. Elle est plus puissante et elle a plus d’attraits…

L’amour pouvait sauver mon frère, pensait la jeune fille… Hélas ! celle qu’il aime est indigne de lui, et cependant il eut mieux fait de l’épouser, que de se livrer au désespoir… Je verrai Angélique Des Meloises, oui je la verrai !… C’est elle qui l’a rappelé de Tilly, elle seule peut le tirer de la fange du Palais…

XIX.

Angélique aimait toujours Le Gardeur, mais elle ne voulait pas devenir sa femme. C’était chose décidée ; et Le Gardeur depuis son retour, dans une heure d’ivresse, l’avait en vain de nouveau suppliée d’unir sa destinée à la sienne.

Elle fut tentée de s’éloigner d’Amélie, quand elle l’aperçut agenouillée près d’elle, dans la cathédrale. Elle avait peur de ses regards de chérubin qui pénétraient jusqu’au fond de l’âme et pouvaient en surprendre les secrets. Elle ne se sentait pas de force à lutter contre la douce vertu de son ancienne compagne de classe.

Elle se leva pour sortir. C’était la fin d’un psaume, et toutes les voix de l’église, voix sublimes, voix saintes et solennelles, comme un cri qui serait monté des profondeurs de l’éternité, se réunissaient pour dire : In secula seculorum, Amen !

Les personnes qui se trouvaient autour d’elle furent scandalisées de son empressement à quitter le lieu saint.

Elle sortait la tête haute, appuyée au bras de La Force.

Amélie, distraite par le déplacement des gens, leva les yeux et l’aperçut. Elle lui fit signe d’attendre.

— Je voudrais te dire un mot dès que l’office sera fini ; je suis heureuse de te rencontrer ici !

— Le sieur La Force s’en va, répliqua Angélique ; tu me parleras une autre fois…

Elle avait peur d’Amélie.

— Le sieur La Force t’attendra avec plaisir, répliqua Amélie.

Les fidèles se levaient pour sortir. Amélie suivit Angélique jusque sur le seuil de pierre. La Force savait ce qu’elle désirait ; il s’arrêta à la porte de l’église, et dit qu’il attendrait volontiers.

— Et peut-être que vous seriez assez bon, reprit Amélie, pour accompagner ma tante de Tilly chez elle, pendant que je vais causer avec Angélique.

— Trop heureux de vous obliger, mademoiselle, répondit-il, en faisant un gracieux salut.

Il partit avec madame de Tilly.

XX.

Amélie prit Angélique par le bras et l’entraîna dans l’église, au fond d’une chapelle latérale, où s’élevait un autel.

De large piliers séparaient cette chapelle de la nef principale. Plusieurs personnes dévotes s’étaient attardées pour prier dans le silence, sous les vastes arceaux.

Amélie s’approcha de l’autel et s’agenouilla. Angélique dût faire la même chose.

Amélie demandait la force et la sagesse. Après un moment, elle regarda Angélique en face, comme pour scruter le fond de son âme, et Angélique frémit ; car elle eut peur de voir évoquer le spectre de Beaumanoir. Mais elle retrouva son assurance quand elle comprit qu’il s’agissait de Le Gardeur.

— Au nom de Dieu qui est ici présent, Angélique ! dis-moi ce que tu as fait de mon frère ! supplia Amélie. Il se perd… il est perdu !

— S’il se perd, ce n’est pas ma faute assurément ; mais je crois que tu t’exagères ses fautes. Il n’est pas dans un état si désespéré…

— Ah ! il est bien dévoyé, et ceux-là seuls qui l’ont égaré peuvent le remettre dans le bon chemin !

Angélique comprit l’allusion. Cependant Amélie pensait à l’Intendant aussi. Elle répliqua :

— Le Gardeur n’est pas si facile à jeter hors la bonne voie. Il est fort et n’aime pas à se laisser conduire. Il préfère mener les autres. Je le connais !

Au reste, continua-t-elle, des pécheresses comme nous ne doivent pas exiger que les hommes soient des anges. Je m’ennuierais avec les saints : j’aime, mieux les hommes.

— Tu devrais avoir honte, Angélique, de parler ainsi devant l’autel, dans la maison du Seigneur !… Ah ! tu m’as ravi mon frère, rends-le moi, je t’en conjure !

Et elle joignait les mains et la regardait d’une façon suppliante en disant cela.

— Je t’ai ravi ton frère, Amélie ? Ce n’est pas vrai ! Pardonne-moi si je parle ainsi… Je ne l’ai pas plus ravi qu’Héloïse de Lotbinière et Cécile Tourangeau. Veux-tu savoir la vérité ? Le Gardeur m’a aimée et je n’ai pas eu le courage de le repousser. Plus que cela, j’avoue que j’ai répondu à sa flamme. Je te l’ai dit, au couvent, tu t’en rappelles ? Je l’ai aimé et je l’aime encore ! j’en prends à témoin la madone qui nous regarde !

Et elle montra la niche sainte, en l’air, devant elle.

— Si Le Gardeur fait des extravagances, ajouta-t-elle, je le regrette sincèrement, je le regrette autant que toi. Que puis-je dire de plus ?

XXI.

Angélique parlait avec sincérité, cette fois, et elle fit sur son amie une impression favorable.

— Je crois que tu dis la vérité, Angélique, répondit Amélie, et je sais que tous ceux qui connaissent Le Gardeur s’affligent de le voir s’oublier ainsi. Pourtant, mon Angélique ! tu aurais pu, par ta grande influence sur lui, le préserver de ces hontes ; tu pourrais le sauver encore ! Un mot de ta bouche ferait plus que les plus éloquentes paroles du reste de la terre pour le ramener à la raison…

— Tu mets ma complaisance à l’épreuve, Amélie ; mais pour l’amour de Le Gardeur, je puis supporter bien des contrariétés. Sois certaine que je ne puis rien faire pour le ramener. Il met à son retour au bien des conditions impossibles.

— Des conditions impossibles ? Mais quelles conditions ?… Oh ! je devine, je sais… Pourquoi donc as-tu accepté son amour et ses hommages, si tu devais ensuite le repousser et le désespérer ? Le Gardeur ne méritait pas cela !…

Amélie s’indignait, et des larmes de dépit roulaient dans ses beaux grands yeux.

— J’avouerai, reprit Angélique, que je ne méritais pas ton frère, si cela peut te consoler. Et crois-tu que ça n’a pas été un sacrifice pour mon cœur que de renoncer à lui ?…

— Je ne sais pas, Angélique Des Meloises : mais je sais que tu as surpris le meilleur des cœurs, pour ensuite le fouler à tes pieds.

— Devant Dieu, devant la croix de l’autel, riposta Angélique avec indignation, je n’ai point fait cela ! J’ai aimé Le Gardeur, mais ne lui ai jamais engagé ma foi. Je lui ai déclaré que je ne pouvais l’épouser. Je n’étais plus libre déjà.

XXII.

Aussitôt, les mille pensées diverses qui l’avaient assaillie depuis la veille, se précipitèrent dans son esprit, et tout ce qu’elle rêvait, espérait, caressait, lui parut plus incertain que jamais. Elle se sentait perdue dans un inextricable labyrinthe.

Cet inutile et maladroit stylet de la Corriveau pouvait compliquer l’affaire… L’Intendant l’épouserait-il, s’il la soupçonnait de complicité dans le meurtre ?… Ne serait-il pas sage de ménager Le Gardeur… Il ferait un solide bouclier. Il croirait en elle et la défendrait contre l’univers entier… Si la flèche d’or manquait le but, elle pourrait se servir de la flèche d’argent… Après tout, un mariage d’amour n’est pas à dédaigner, quand on ne peut faire un mariage d’intérêt.

Toutes ces pensées surgirent en un clin d’œil, et imprimèrent à sa figure une expression toute nouvelle et tout étrange.

Amélie remarqua ce changement subit et n’en augura rien de bon. Elle connaissait le masque impénétrable dont savait se couvrir son ancienne compagne de classe, et elle comprit que ce ne serait pas en jetant son frère dans les bras de cette fille égoïste qu’elle le sauverait de la ruine et du déshonneur.

Elle ne chercha plus de ce côté.

Angélique, reprit-elle, si tu aimes Le Gardeur, aide-moi donc à le faire sortir du palais… Si tu ne peux accepter sa main, tu ne dois pas, cependant, prendre plaisir à le voir se déshonorer.

— Qui oserait dire que je me complais à sa honte ? Je ne l’ai pas définitivement repoussé, du reste… non ! Et si je l’ai invité à revenir de Tilly, ce n’était pas pour le voir se plonger dans la dissipation… c’était mon cœur qui le demandait… Te le dirai-je Amélie ? J’ai jeté l’injure à la face de de Péan, à cause de lui ! À cause de lui, j’ai rayé Lantagnac de la liste de mes amis ! Lantagnac a osé me montrer l’or qu’il lui avait gagné ! il a osé m’offrir des perles achetées avec l’argent du jeu ! Je les ai jetées au feu, ses perles ! et si j’avais été homme, je l’y aurais jeté lui-même… J’ai pu faire du mal à Le Gardeur, mais je ne souffrirai pas que les autres le maltraitent ! Je ne l’ai pas repoussé finalement… Attendons ! je ne puis rien dire de plus !…

XXIII.

— Regarde ici, Angélique, reprit Amélie, c’est là que je lève les yeux quand j’ai besoin du secours d’en haut.

Ses regards chargés de pleurs se fixaient sur la croix du tabernacle.

— Mettons-nous à genoux et prions pour mon frère, continua-t-elle.

Angélique obéit. Toutes deux, pendant quelques minutes, prièrent, en silence, prosternées devant l’autel. Mais quelle différence dans la ferveur et la foi !

Angélique se leva soudain :

— Mon Dieu ! je m’attarde trop, dit-elle, il faut que je parte. Je suis bien contente de t’avoir rencontrée. Compte sur moi comme sur une sœur.

Amélie l’embrassa. Ses lèvres crurent effleurer les lèvres froides de la mort. Elle eut un tressaillement pénible, et longtemps après, elle se souvenait encore, comme d’un rêve mauvais, de cet attouchement de glace.

La cathédrale était déserte. Deux ou trois fidèles seulement priaient aux pieds des tabernacles.

Les deux jeunes filles se séparèrent sous la galerie en arrière, et sortirent par deux portes différentes. Entraînées sur le fleuve de la vie par deux courants opposés, elles ne devaient plus jamais se rencontrer.