Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 456-463).


CHAPITRE XXXIV.

ELLE APPELLE DU LEVANT UN OISEAU VORACE.

I.

Angélique dit adieu à son frère quand il la quitta dans le vestibule de la maison. Jusque là elle semblait ne l’avoir pas vu. Elle monta l’escalier qui conduisait à sa chambre. Son œil était fixe et sa démarche, hardie, signes de colère et de résolution.

C’était dans cette chambre qu’elle avait reçu Le Gardeur, et scellé sa destinée ! c’était là qu’elle avait rompu le dernier lien qui pouvait la retenir dans le sentier de l’honneur et de la vertu. L’amour de Le Gardeur pouvait la sauver, elle le rejeta !

Lisette, qui l’avait vu monter, éprouvait une sorte de crainte et n’osait l’aborder. Elle entr’ouvrit la porte, puis la referma, décidée à attendre dans l’antichambre.

Angélique détacha son manteau et se laissa choir dans un fauteuil. Le manteau resta à ses pieds. Elle avait les cheveux sur les épaules et comme en désordre. Elle se prit le front dans ses mains et fixa un œil hagard sur la flamme du foyer qui s’éveillait de moment en moment, et jetait un reflet clair dans la pièce et sur les peintures suspendues aux murailles. Les portraits paraissaient revivre et l’inviter par leur sourire à l’espérance et à la gaieté. Mais elle ne les regardait point ; elle n’aurait pas voulu les regarder.

Elle avait oublié de faire allumer sa lampe, mais elle aimait le demi-jour ; et les pensées sombres qui l’obsédaient se seraient peut-être évanouies à la lumière : elles venaient des ténèbres et se complaisaient dans les ténèbres. Nous sommes instinctivement portés à nous assimiler ce qui nous entoure. Si nous sommes lumière et joie, il faut que tout soit joie et lumière comme nous ; si nous sommes tristesse et obscurité, le sombre seul nous plaît.

II.

Angélique aurait détesté le joyeux éclat de la lampe ; la mystérieuse lumière de l’âtre qui se perdait dans les angles noirs et lui permettait de remplir la chambre de tous les fantômes de son imagination, lui était plus agréable.

Tout à coup, elle joignit les mains et leva les bras au-dessus de sa tête :

— Par Dieu ! il faut que cela se fasse ! il le faut ! murmura-t-elle entre ses dents.

Elle se tut aussitôt.

— Quoi donc ? se demanda-t-elle ensuite, et elle se prit à rire comme pour se moquer d’elle-même.

— Il m’a dit : Sa vie ! Il n’avait pas cette intention, non ! il ne l’avait pas ! Il m’a traitée comme un enfant gâté. Il me donne sa vie et me refuse une lettre de cachet ! Un don que sa bouche menteuse m’a fait ; mais non son cœur ! N’importe ! il tiendra sa promesse !… il la tiendra malgré lui !… Il n’y a pas d’autre moyen !… Il faut que cela se fasse ! il le faut !…

Alors, elle crut voir son vieux confesseur, le père Vernout, qui la menaçait du doigt, comme il avait coutume de faire quand elle s’accusait de quelque faute légère ; mais ses yeux étaient pleins de larmes. Elle se détourna vivement, comme pour se débarrasser de l’importune vision. Elle ne voulait pas voir, même en songe, la main bénie qui se levait pour lui montrer l’abîme où elle courait.

III.

Angélique venait d’entrer dans un monde nouveau, un monde de pensées mauvaises et de tentations caressées, un chaos, un gouffre lugubre, où des sifflements de démons lui répétaient sans cesse cette parole fatale : sa vie ! sa vie ! sa vie !

Et la pensée de haine qui l’avait terrifiée naguère reprenait une forme plus séduisante. Sa rivale, comme elle appelait l’infortunée captive de Beaumanoir, sa rivale venait d’être condamnée par celui qui était son maître !

Mais comment accomplir cette chose qu’elle n’osait nommer ? La question était épineuse pour une personne nullement habituée au crime. Le forfait se présenta à ses esprits sous mille formes terribles ; elle tropva mille genres de mort différents. Elle choisit le premier, puis le rejeta pour un autre, puis pour un autre encore ; dans son trouble, elle ne put s’arrêter à aucun.

Elle se leva et tira vivement le cordon de la sonnette. La porte s’ouvrit, et Lisette parut avec son œil vif et sa bouche rieuse. Ce n’était pas Lisette qu’elle voulait. La malheureuse Angélique repoussait sa dernière planche de salut. Sa résolution était prise.

— Ma chère maîtresse, commença Lisette, vous devez être fatiguée, vous devez avoir besoin de sommeil. Il est presque jour. Puis-je vous être utile ?

La petite parleuse ne donnait seulement pas le temps à sa maîtresse de dire ce qu’elle voulait.

— Non, Lisette, je ne m’endors point : je ne me déshabille point maintenant : j’ai beaucoup à faire encore. Il faut que j’écrive. Envoyez-moi Fanchon Dodier.

Angélique comprenait qu’il fallait tromper Lisette d’abord. La servante sortit sans dire un mot, mais un peu froissée, et elle alla prévenir Fanchon.

IV.

Fanchon monta aussitôt. Elle avait dans les yeux un malicieux reflet de plaisir. Elle savait bien que Lisette était un peu de mauvaise humeur, mais elle ne pouvait pas deviner pourquoi elle la remplaçait auprès de mademoiselle Angélique. Elle jugeait que c’était tout de même pour elle un assez grand honneur.

— Fanchon Dodier, fit Angélique, j’ai perdu mes joyaux au bal, et j’en suis désespérée. Vous êtes plus sagace que Lisette : dites-moi comment faire pour les retrouver et je vous donnerai une belle robe neuve.

Angélique, rusée qu’elle était, se doutait bien de la réponse. Fanchon bondit de joie. C’était une grande marque de confiance qu’elle recevait là.

— Oui, madame ! répondit-elle vivement, je saurais bien quoi faire si je perdais mes bijoux… Mais les dames qui savent lire et écrire et qui ont, pour les aviser, les plus habiles gentilshommes, n’aimeraient pas à recourir aux moyens que les pauvres filles d’habitants emploient quand elles sont dans la peine et l’inquiétude.

— Et que feriez-vous Fanchon, si vous étiez dans la peine et l’inquiétude.

— Et bien ! madame, si j’avais perdu mes bijoux…

Elle appuya singulièrement sur ce mot ; la rusée comprenait qu’Angélique n’avait rien perdu.

— Si j’avais perdu mes bijoux, dit-elle, j’irais trouver ma tante Josephte Dodier. C’est la plus habile femme de tout St. Valier. Si elle ne vous dit pas tout ce que vous voulez savoir, personne ne vous le dira.

— Comment ! Josephte Dodier, la Corriveau, c’est votre tante ?…

Angélique le savait, mais elle pensait en imposer plus aisément à la soubrette, en feignant de l’ignorer.

— Oui, répondit Fanchon, les gens grossiers l’appellent la Corriveau ; mais elle est ma tante quand même. Elle est mariée avec mon oncle Louis Dodier. Elle appartient à une bonne famille, et sa mère était une dame qui venait de France, une dame qui connaissait intimement toutes les dames de la cour.

Elle est partie de France secrètement, mystérieusement, paraît-il, mais je n’ai jamais su pourquoi. À saint Valier, les gens avaient coutume de branler la tête et de se signer quand ils parlaient d’elle. Ils font la même chose aujourd’hui quand ils parlent de ma tante Josephte, la Corriveau, comme ils l’appellent, et ils ont peur de son mauvais œil noir, comme ils disent. C’est une femme redoutable que ma tante Josephte, madame ! mais elle peut vous dire le passé, le présent et l’avenir… Si elle poursuit le monde de ses injures et de son mépris, c’est parce qu’elle connaît tout le mal qu’il fait. Le monde lui rend bien ses outrages, mais il a peur d’elle en attendant.

— Mais est-ce que ce n’est point mal, est-ce que ce n’est pas défendu par l’Église, de consulter une pareille créature, une sorcière ? demanda Angélique.

— Oui, madame. Cependant, les jeunes filles la consultent quand même, dans leurs peines et si elles perdent quelqu’objet. Il y a aussi bien des hommes qui vont l’interroger pour savoir l’avenir et ce qu’ils doivent faire en certaines circonstances. Puisque les prêtres ne peuvent pas dire à une jeune fille si son amoureux lui est fidèle, je ne vois point pourquoi il serait défendu d’aller le demandera la Corriveau.

V.

— Je n’oserais pas consulter votre tante, Fanchon : les gens riraient de moi.

— Mais, il n’est pas nécessaire que le monde le sache, madame. Au reste, il paraît que ma tante possède des secrets qui feraient pendre ou brûler la moitié des femmes de Paris, s’ils étaient divulgués. Elle les tient de sa mère et les garde fidèlement. Son plus proche voisin n’en a jamais entendu souffler mot. Elle n’aime point les bavards, n’a pas d’amis et n’en a nul besoin. Si vous voulez la consulter, ne craignez rien, elle est la discrétion même.

— J’ai entendu dire qu’elle est, en effet, bien habile et bien redoutable, votre tante ; mais je ne saurais me rendre à St. Valier pour la voir ; je ne puis sortir sans attirer l’attention, comme le fait une simple fille d’habitant.

— Savez-vous bien, madame, répliqua Fanchon qui se rappelait probablement quelque incident personnel, savez-vous bien qu’une fille d’habitant n’est pas plus capable d’échapper à l’attention qu’une grande dame ?

Si elle va à l’église et regarde de côté seulement : Tiens ! elle est venue à l’église pour voir les garçons ! Si elle se tient éloignée des jeunes gens : Elle a peur ! Si elle rend visite à un voisin : Elle veut le rencontrer ! Si elle reste à la maison : Elle attend son voisin !… Mais les filles de la campagne se moquent bien de cela, madame ! Si c’est vrai qu’elles tendent leurs filets, elles prennent du poisson, parfois ! Ainsi, nous ne nous occupons nullement de ce que les autres disent, et nous en disons plus que tout le monde.

Mais, madame, continua la babillarde servante, je comprends qu’il ne convient guère que vous alliez voir ma tante Josephte. Je l’amènerai ici. Elle sera enchantée de venir à la ville et d’être utile à une aussi grande dame.

— Oh ! non, Fanchon ; non ! Ce n’est pas bien, cela ; c’est mal !… Pourtant, il faut que je retrouve mes joyaux… C’est bon ! allez la chercher ; ramenez-la avec vous. Mais, attention ; Fanchon ! Si vous dites un mot de cela à qui ou à quoi que ce soit : aux hommes, aux animaux ou aux arbres que vous verrez sur votre chemin, je vous coupe la langue.

VI.

Fanchon eut peur du regard terrible de sa maîtresse.

— J’y vais, madame, dit-elle d’une voix tremblante, et ne parlerai pas plus qu’un poisson. Vais-je partir immédiatement ?

— Tout de suite si vous le voulez. Il est bientôt jour et il vous faut aller loin. Je vais dire au vieux Cujon, le sommelier, de louer un canot sauvage. Je ne veux pas vous faire conduire par des canadiens, car ils ne feraient pas la moitié du chemin avant de vous arracher votre secret. Vous descendrez en canot et vous remonterez par terre avec votre tante. Comprenez-vous bien ? Amenez-la ici cette nuit, et pas avant minuit. Je laisserai la porte entr’ouverte, afin que vous ne fassiez point de bruit. Vous la conduirez immédiatement à ma chambre. Soyez prudente ! allez vite ! et pas un mot à qui que ce soit !

— Soyez tranquille, madame ; nous ne ferons pas assez de bruit pour effrayer une souris, seulement ! affirma Fanchon toute radieuse et fière de l’entente secrète qui existait maintenant entre elle et sa maîtresse.

— Encore une fois, Fanchon, gare à votre langue ! Si vous me trahissez, aussi sûrement que vous êtes en vie, je vous la couperai !

— Oui, madame !…

Sa pauvre langue, paralysée par la crainte, lui resta entre les dents et elle la mordit cruellement, comme pour l’avertir de son devoir.

— Vous pouvez partir, dit Angélique. Voici de l’argent. Vous donnerez cette pièce d’or à la Corriveau, pour lui prouver que j’ai besoin d’elle. Les canotiers chargeront probablement le double pour la traverser.

— Non, madame ; généralement ils ne lui chargent rien du tout, répliqua Fanchon. Ce n’est pas l’amour qui les rend si généreux, je pense bien ; mais la crainte. Antoine Lachânce, l’un des canotiers, dit, lui, qu’elle porte à la piété autant qu’un évêque, et qu’il se récite plus d’Ave Maria dans le canot où elle embarque, que dans tout Paris, le dimanche.

VII.

Je devrais, aussi moi, réciter mes Ave Maria, dit Angélique, quand Fanchon fut sortie ; mais ma langue se dessèche et ma bouche est une fournaise d’où les mots de la prière ne sortent plus !… Cette fille, Fanchon, n’est pas une fille de confiance ; mais je n’ai pas autre chose à faire dire à sa tante. Il faut que je sois prudente avec la Corriveau, aussi, et que je l’amène à me suggérer ce que je veux faire… Madame de Beaumanoir, votre destinée n’est pas, comme vous le croyez, entre les mains de l’Intendant ! Il eut mieux valu, pour vous, obéir à des lettres de cachet que tomber entre les mains de la Corriveau !…

Le soleil parut. Il inonda de ses douces clartés la fenêtre près de laquelle Angélique venait de s’approcher. Angélique se retourna, comme pour ne pas voir la lumière du ciel. Elle aperçut son image qui se dessinait vive et nette dans la grande glace Vénitienne. Elle se trouva pâle, l’air dur, l’œil plein d’un feu sombre. Elle se prit à trembler, se détourna encore, pour ne plus se voir, et s’avança lentement, péniblement vers son lit. Il lui semblait qu’elle avait vieilli, que la rage grondait dans son âme, et qu’elle s’était déshonorée pour l’amour de cet Intendant infidèle, qui l’oubliait, et lui reprochait maintenant de s’être avilie comme nulle femme au monde.

— C’est sa faute ! c’est sa faute ! s’écria-t-elle en se tordant les mains… Si elle meurt, c’est sa faute à lui et non la mienne ! Je l’ai supplié de l’éloigner, et il n’a pas voulu ! C’est sa faute ! C’est sa faute !

Elle tomba dans un sommeil fiévreux, pénible, fatigant, plein de songes affreux, qui dura jusqu’au milieu du jour.