Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 439-455).


CHAPITRE XXXIII.

QUE LA DANSE CONTINUE !

I.

Bigot aimait la variété dans les plaisirs. Sa volupté n’était pas sans exigence, et il se lassait vite d’une jouissance, si ardente qu’elle fut. Il vit Angélique s’en aller, toute souriante au bras de De Péan, quelques instants après la danse, et il en éprouva de la satisfaction. Il dit à Cadet qui se trouvait près de lui dans la petite chambre :

— Après tout, il ne me déplaît pas de m’éloigner un peu des femmes et de me montrer homme.

Cadet l’approuva.

Il était là, Cadet, avec deux ou trois amis, à conter des histoires piquantes et à rire à gorge déployée, sur le compte des dames qui se risquaient à passer devant leur porte.

Angélique, par ses pressantes instances pour faire enfermer à la Bastille l’infortunée Caroline, avait quelque peu fatigué Bigot ; elle l’avait un peu désenchanté même.

Elle passa, et, avec son mouchoir, lui fit un coquet salut.

— Pour les beaux yeux de cette fille, pensa-t-il, je couperais la gorge à n’importe quel homme ; mais qu’elle ne me demande plus de faire du mal à cette pauvre captive de Beaumanoir. Par saint Picot ! elle est assez malheureuse déjà ; je ne veux pas qu’Angélique la torture à son tour.

Il se tourna vers Cadet et ajouta tout haut :

— Hélas ! que les femmes se montrent impitoyables les unes pour les autres !

Cadet, tout rouge d’indignation déjà, lui répondit :

— Impitoyables, dites-vous, Bigot ! Prenez tous les chats de Caen et vous n’aurez pas encore assez de griffes pour déchirer comme les ongles d’une femme jalouse !… et comme la langue donc !

— Et ma foi ! reprit Bigot en riant, je crois qu’elles sont toutes un peu jalouses ou envieuses.

— Envieuses ou jalouses ! Dites envieuses et jalouses ! Elles ont les deux qualités. Dans leur sotte affection, elles sont là près de vous qui roucoulent, minaudent, caressent ; dans leur dépit, elles crient, menacent, égratignent jusqu’au sang. La fable de la femme qui saute en bas de la couche nuptiale pour aller prendre une souris est superbe. Cette femme avait été chat, dit le spirituel Ésope…

II.

— Tous les chats de Caen réunis n’auraient pas une griffe comme Pretiosa, n’est-ce pas, Cadet ? fit l’Intendant en jetant un éclat de rire.

Il faisait allusion à une aventure dont Cadet s’était tiré comme Fabius, distinctda tunicâ. Pretiosa était un exemple de ce que peut faire la griffe d’une femme jalouse. Cadet, qui se glorifiait de toutes les hontes, trouva l’histoire bien drôle.

— Sauve qui peut ! ajouta-t-il, en se tenant les côtés pour rire plus à son aise… J’ai laissé quelques uns de mes cheveux en souvenir, mais il m’en reste encore. Ma tonsure improvisée était presque aussi belle que celle de l’abbé de Reims. Attendez, Bigot, vous allez voir ce que c’est. Si votre Pretiosa vous attrape quand vous serez en train de vous ruiner… Ne me tiraille pas, Martel, tu es saoul ! Bigot ne se choque pas de ce que nous disons.

Il s’adressait à un de ses compagnons qui craignait de déplaire à l’Intendant.

Or, avec ses intimes, Bigot était le plus libre et le plus jovial des hommes. Il aimait les allusions piquantes, portait et recevait les coups de la meilleure grâce du monde.

Il fit entendre un rire sonore et vint s’asseoir à la table en présentant pour la faire emplir une large coupe de Beauvais.

— Vous n’avez jamais dit plus vrai. Cadet, bien que vous parliez sans savoir, répondit-il à son ami. Ma Pretiosa que voilà — Il porta son regard vers Angélique qui s’était remise à danser, — peut mettre dans ses intérêts les meilleurs joueurs de Paris, pour gagner la partie… sans compter les honneurs.

— Mais elle l’a perdue Bigot, c’est vous qui la gagnerez… sans vous occuper des honneurs, non plus, ou je ne m’y connais plus en femmes ! riposta Cadet hardiment. Elles sont toutes pareilles, les femmes, continua-t-il ; seulement, il y en a qui nous plaisent davantage. Angélique Des Meloises désespérerait les flûtes et les pipeaux de Poitiers. Elle est infatigable ! Regardez donc comme de Péan a l’air heureux avec elle. Elle le rend fou, complètement fou ! Il s’imagine qu’elle danse avec lui, et c’est avec vous qu’elle danse, Bigot, je le parierais.

— J’admire vraiment comme elle le mène, répliqua Bigot. Elle voit bien que je m’aperçois de son adorable malice… Pauvre de Péan ! se faire jouer ainsi !

— Je vous dis qu’elles sont toutes comme cela, les femmes ; pleines de fourberies comme les œufs du diable ! Un homme n’est pas un homme tant qu’il n’a pas rompu complètement avec elles !

— Cadet, vous êtes un peu cynique, fit l’Intendant en riant. Diogène vous appellerait son frère et vous offrirait une place dans son tonneau. Avouez, tout de même, qu’Athènes n’a jamais produit une pareille beauté. Aspasie et Thaïs ne seraient pas dignes de porter le flambeau devant elle.

— Elle peut marcher sans lumière ou je me trompe bien, Bigot. Mais notre langue se dessèche ; un autre verre de champagne, dit Cadet.

Et il remplit les coupes de ses compagnons. Le vin adoucit peu à peu ce qu’il y avait de trop rude dans son opinion sur les femmes.

— Je sais par expérience, Bigot, reprit-il, que tous les hommes sont fous des femmes ; au moins une fois dans leur vie, et Angélique est réellement si belle que l’on peut vous excuser si elle vous fait tourner la tête. C’est tout ce que j’ai à dire. Buvons, maintenant.

III.

Angélique, emportée par le tourbillon de la danse, passa devant eux sans regarder, sauf du coin de l’œil, mais si vivement, si subtilement qu’Ariel même n’aurait pas saisi son regard. Elle s’aperçut cependant que l’Intendant la suivait, qu’il observait ses mouvements, épiait ses charmes, et elle en frémit de joie.

— Observez donc l’Intendant, madame Couillard ! exclama alors madame de Grand’Maison. Depuis dix minutes il n’a pas cessé de regarder Angélique Des Meloises ; et elle le sait bien qu’il la dévore des yeux… La prétentieuse ! Elle ne danserait pas avec tant de goût… tant de passion pour de Péan. Elle le déteste. Il me semble que Bigot ferait mieux de venir danser avec quelques unes de nos aimables jeunes filles, que de boire du vin et de couver des yeux cette beauté qui ne cherche pas à lui échapper.

— Vous avez raison, madame de Grand’Maison, repartit madame Couillard ; mais il paraît que l’Intendant est fou des pieds petits et bien faits.

Madame Couillard pouvait parler à son aise, elle n’avait pas de filles à pousser. Son amie riposta sèchement.

— On le devine sans peine ; il ne les quitte point, les pieds d’Angélique… Elle n’a pas l’air de vouloir contrarier ses goûts, non plus. Elle les montre ses pieds ! Elle en est aussi fière que de sa figure. Au couvent, un jour, elle fit rougir d’indignation tout le monde : les élèves, les novices, les mères. Elle voulait parier qu’elle avait le plus beau pied. La mère de la Nativité la menaça aune punition sévère si elle osait dire des choses aussi inconvenantes. Des punitions, elle s’en moquait bien ! elle se mit à rire cyniquement.

— Et maintenant elle provoque le monde comme elle provoquait la communauté, répondit madame Couillard tout à fait scandalisée.

Voyez donc, continua-t-elle, cet abandon !… et comme tous les jeunes gens l’admirent !… Les jeunes filles d’aujourd’hui ne connaissent plus la pudeur…

Je suis bien contente de n’avoir point de filles, madame de Grand’maison.

C’était une pierre dans le jardin de madame de Grand’maison. Madame Couillard visait volontiers ses amis quand elle n’en voyait pas d’autres.

— Nos nièces ne valent pas mieux que nos filles, madame Couillard, riposta la première.

Tout en lançant ce trait, elle redressa la tête et jeta un regard dédaigneux sur un groupe de joviales jeunes filles assises avec des garçons, sur des sièges éloignés au fond de la galerie. Elles s’amusaient bien, les coquines, et se croyaient à l’abri des regards de leurs chaperons. Mais les chaperons pouvaient tout voir. Ils ne regardaient cependant que juste ce qu’il fallait pour l’acquit de leur conscience. Au reste, les jeunes demoiselles étaient en bonne compagnie.

IV.

Madame Couillard, pour être plus tranquille, avait confié ses deux turbulentes nièces au jeune de là Roque et au sieur de Bourget. Elle ne trouvait pas mauvais qu’elles prissent du plaisir.

Elles étaient fort gaies, les deux jeunes filles, et leurs yeux noirs pétillaient d’esprit. Mais elles avaient quelque chose de la méchanceté de leur tante. Elles amusaient leurs cavaliers aux dépens d’Angélique. Elles contrefaisaient, pour les faires rire, ses gestes et ses manières. Elles la haïssaient disaient-elles, à cause de ses airs singuliers ; et malgré cela elles essayaient de l’imiter en toute chose.

— Angélique aime à danser avec le chevalier de Péan, reprit madame Couillard qui voulait ramener la conversation sur un terrain moins personnel. Elle trouve sans doute que ses grâces ressortent mieux à côté de ce magot.

— Elle peut bien le trouver ! Il n’y a pas, dans toute la Nouvelle-France, un homme aussi laid que de Péan ; c’est l’opinion de mes filles ! repartit madame de Grand’maison avec malice.

Le laid mais riche chevalier de Péan avait dédaigné ses filles.

V.

— Oui, pensa madame Couillard, elle peut le trouver laid ! il n’a pas fait attention à ses filles ce soir ; et pourtant, elles l’ont joliment poursuivi de leurs regards suppliants.

Après cette pensée peu charitable, elle dit avec une politesse affectée :

— Mais il est fort riche, assure-t-on ; aussi riche que Crésus, et il a une grande influence sur l’Intendant. Je ne connais guère de jeunes filles, aujourd’hui, qui ne le trouveraient point fort acceptable avec ses écus. Angélique sait qu’en dansant avec lui elle attire les regards de Bigot, et cela lui suffit. Pour montrer à l’Intendant ses pas agiles, elle danserait avec un revenant.

— C’est une effrontée ! exclama madame de Grand’maison, et si mes filles osaient provoquer en dansant, une admiration aussi honteuse, je leur couperais les pieds !

Elle accompagna cette énergique déclaration d’une moue dédaigneuse et d’un regard chargé de mépris. Elle continua :

— J’ai toujours enseigné à mes filles des manières chastes et modestes. Je les ai formées jeunes ! J’employais le moyen des créoles ; je leur attachais le Bas de la jambe avec un ruban deux fois long comme la main ; pas davantage ! Et je ne leur permettais point de faire les pas plus longs. C’était à la maison que je faisais cela, comme de raison ! C’est ce qui leur a donné cette démarche un peu légère, un peu sautillante que tous les messieurs admirent chez elles, et chez moi aussi. C’est aux Antilles que j’ai appris ce secret, madame Couillard, aux Antilles où les femmes marchent comme des anges !

— Vraiment ! fit madame Couillard avec une ironie parfaitement déguisée. J’ai souvent remarqué les pas légers et gracieux de vos demoiselles et je ne pouvais pas deviner où elles avaient appris à si bien se tenir. Je ne savais pas qu’elles avaient suivi un cours de démarche.

— N’est-ce pas que c’est admirable ? Les hommes, voyez-vous, madame Couillard, s’éprennent d’un beau pied comme d’un beau visage.

— Quand les pieds sont mieux que la figure, madame de Grand’maison, j’oserai dire… Mais ces pauvres hommes, continua-t-elle, sont dupes si souvent ! Celui-ci aime un œil, celui-là, un nez ; l’un devient fou d’une boucle de cheveux, l’autre d’une main ; un troisième se pâme devant une joue, un quatrième, devant un pied, comme vous le dites… Bien peu s’occupent du cœur, car on ne le voit pas. J’ai connu un homme qui est devenu amoureux parce qu’une robe lui avait frôlé le genou.

Madame Couillard se mit à rire à ce souvenir du temps éloigné de ses amours probablement.

— Un beau marcher, affirma madame de Grand’maison, pour conclure, un beau marcher est le complément de l’éducation d’une jeune fille. C’est une grande leçon de morale et la base de la vertu de la femme. J’ai fort insisté auprès des dames Ursulines pour qu’elles donnent à cet art l’une des premières places dans leur programme et j’ai lieu de croire qu’elles approuvent hautement mon idée. S’il en est ainsi, madame, nos petites filles marcheront sur la terre comme des anges sur les nuages, et non pas à la façon des chevaux de course, comme Angélique des Meloises.

Pendant que madame de Grand’maison moralisait ainsi, ses filles faisaient de leur mieux pour copier la belle Angélique.

VI.

Comme pour jeter le défi aux deux matrones, ou se moquer d’elles, Angélique passa sous leurs yeux vive et palpitante, la main sur l’épaule de Péan, aux accords d’une musique de plus en plus entraînante.

Elle avait une raison pour danser avec de Péan, et elle dissimulait à merveille son dégoût, sous les sourires et les œillades, sous les badinages et les plaisanteries. Si Le Gardeur se fut trouvé là, au bal, tant de bonne humeur n’aurait surpris personne.

— Chevalier, dit la capricieuse fille, en réponse à une parole galante, la plupart des femmes mettent leur honneur à se sacrifier pour celui qu’elles aiment ; moi je préfère sacrifier celui que j’aime. Mon amour se mesure d’après ce qu’il reçoit et non d’après ce qu’il donne… c’est un aveu candide, n’est-ce pas ? mais vous aimez la franchise. Je le sais.

La franchise et le chevalier de Péan ne se connaissaient guère ; mais le chevalier était désespérément épris d’Angélique et il pouvait tout souffrir de sa part.

— Vous avez quelque chose à me demander ? répliqua-t-il, tout excité ; parlez, j’empoisonnerais ma grand’maman, s’il le fallait, pour obtenir le prix que je convoite.

— Oui, mais ce n’est pas la mort de votre grand’mère que je veux… Dites-moi pourquoi vous avez permis à Le Gardeur de Repentigny de sortir de la ville.

De Péan n’aimait pas à l’entendre parler de Le Gardeur. Il fit une grimace :

— Je n’ai pas permis à Le Gardeur de laisser la ville, répondit-il, J’aurais bien voulu le garder ici. L’Intendant de même aurait bien voulu le retenir. Il a absolument besoin de lui. Il nous a été filouté par sa sœur et le colonel Philibert.

Angélique reprit méchamment.

— Je ne prendrais pas la peine de me boucler un cheveu pour venir à un bal où n’est pas Le Gardeur. Chevalier, promettez-moi de le ramener ici, ou je ne danserai plus avec vous.

Elle rit d’un si bon cœur en disant cela, que celui qui ne l’aurait pas connue aurait pensé qu’elle plaisantait. De Péan serra les dents avec rage et renouvela sa grimace.

— Je ferai mon possible, mademoiselle, pour le faire revenir, répondit-il ; je ferai mon possible ! L’Intendant veut le voir pour les affaires de la Grande Compagnie et il lui a envoyé plus d’un message déjà.

— Je me soucie bien de la Grande Compagnie, moi ! dites-lui que je désire qu’il revienne. Si vous êtes galant, c’est à moi que vous allez obéir et non à l’Intendant…

Angélique ne partageait son autorité avec personne, et celui qui voulait la servir devait se donner à elle corps et âme.

Elle était, ce moment-là, tout à fait indépendante, tout à fait volontaire.

Son rire était l’expression d’un ardent ressentiment, plutôt que d’une gaieté sincère. Bigot l’avait humiliée en lui refusant une lettre de cachet, il l’avait froissée et elle se vengeait en rappelant Le Gardeur.

VII.

— Pourquoi désirez-vous le retour de Le Gardeur ? demanda de Péan, d’une voix hésitante.

— Parce qu’il est le premier qui m’ait aimée, et que je n’oublie jamais un véritable ami.

Elle prit un ton singulièrement attendri pour dire cela.

De Péan lui répliqua avec une vivacité qu’il croyait séduisante :

— Il ne sera toujours pas le dernier ! Vous le savez ? dans le royaume de l’amour comme dans le royaume des cieux, les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.

Puisse-je être le dernier, mademoiselle !

— Vous le serez, je vous le promets, de Péan, fit-elle avec un éclat de rire.

Bigot l’observait. Elle s’en aperçut : c’est ce qu’elle voulait. Elle commençait à trouver qu’il la négligeait un peu, cependant, et qu’il s’amusait bien dans la compagnie de Cadet.

— Merci, mademoiselle, mais j’envie tout de même la place de Le Gardeur, répondit de Péan, qui ne savait pas trop comment interpréter cet éclat de rire.

Angélique venait de faire tomber la menteuse espérance qui miroitait aux yeux de de Péan. Le renard de la fable, en décidant, par ses flatteries, le corbeau à chanter, n’avait pas mieux réussi à faire tomber le morceau de fromage qu’il tenait dans son bec.

— Dites-moi donc, de Péan, reprit-elle, est-ce vrai que Le Gardeur trouve des consolations avec sa cousine Héloïse de Lotbinière, dans les forêts de Tilly ?

De Péan eut sa revanche.

— C’est vrai, mademoiselle, répondit-il, et rien d’étonnant en cela, puisque Héloïse de Lotbinière est sans exception la plus aimable demoiselle de la Nouvelle-France, si elle n’en est la plus belle.

— Sans exception ! répéta Angélique d’un air dédaigneux. Les femmes, dans tous les cas, n’en croiront rien, chevalier. Moi pour une, je ne le pense pas, et vous, quelle est votre opinion ? ajouta-t-elle en riant.

— Certes, si vous lui contestez la palme de la beauté, elle n’a qu’à s’avouer vaincue.

— Je n’entre en lice avec elle pour rien, chevalier. Mais, tenez ! prenez ce bouton de rose pour votre compliment.

Savez-vous ce que pense Le Gardeur, lui, de cette étonnante beauté ? Est-il question de mariage ?

— Il est, en effet, sérieusement question d’un mariage.

De Péan mentait. Il eut mieux fait de dire la vérité !

VIII.

Angélique bondit comme sous la piqûre d’une guêpe. Elle cessa de danser et se hâta de prendre son siège.

— De Péan, recommença-t-elle, vous m’avez promis de ramener Le Gardeur à Québec, voulez-vous le ramener ?

— Si vous le désirez, mademoiselle, je le ferai revenir mort ou vif ; mais donnez-moi un peu de temps. Cet intraitable de Philibert est avec lui. Sa sœur aussi. Elle se cramponne à lui comme un ange à un pécheur. Mais puisque vous le voulez, il reviendra ; je ne sais pas, par exemple, si ce sera pour son bien ou pour le vôtre.

Il y avait de l’amertume dans cette dernière parole.

— Que voulez-vous dire, de Péan ? Pourquoi cette appréhension ! Quelqu’un lui veut-il du mal ? riposta Angélique avec des flammes dans les yeux.

— Il n’a personne à craindre que lui-même, mademoiselle, et par Saint Picot ! c’est bien assez !

De Péan s’apercevait qu’il tirait la charrue pour labourer le champ de sa belle amie au profit d’un autre.

— Êtes-vous sûr qu’il n’a pas d’ennemis, de Péan ? demanda-t-elle ?

— Parfaitement sûr. Tous les associés de la Grande Compagnie ne lui sont-ils pas dévoués ? Pas un seul, j’en suis certain, ne voudrait lui faire du mal.

— Chevalier de Péan, vous affirmez qu’il n’a d’autre ennemi que lui-même. Eh bien ! faites-le venir ; je le protégerai, moi, entendez-vous ?

De Péan jeta un regard vers l’Intendant.

— Pardon, mademoiselle, reprit-il, l’Intendant ne vous a-t-il jamais parlé du départ subit de Le Gardeur !

— Jamais. Il vous en a parlé, à vous, que vous a-t-il dit !

— Il m’a dit que vous auriez pu le retenir, et il vous a blâmée de ne l’avoir pas fait.

IX.

De Péan soupçonnait Angélique d’avoir voulu soustraire Le Gardeur aux griffes de la Grande Compagnie et en particulier aux siennes, mais il faisait erreur. Angélique aimait Le Gardeur pour elle-même surtout, et elle l’aurait volontiers exposé à tous les dangers de la ville, pour lui faire éviter les dangers bien plus grands de la campagne, — ces dangers, c’étaient les rencontres avec la charmante Héloïse de Lotbinière. — Elle ne voulait pas l’épouser, mais elle ne voulait pas davantage le laisser à une autre.

De Péan se trouvait passablement embarrassé. Il allait obéir à la capricieuse fille, pourtant.

Bigot survint alors. Il venait de finir une partie de cartes.

Angélique lui fit une place à côté d’elle. Puis tout à coup, elle redevint vive et joyeuse, comme une fauvette qui chante dans le feuillage.

De Péan se retira discrètement.

Bigot ne songeait plus à la pauvre recluse de Beaumanoir, ni à la querelle qu’il avait eue tout à l’heure. Il oubliait tout devant Angélique, ce démon de femme qui voulait le subjuguer. L’enivrement dont il jouissait mettait comme un rayon de lumière sur sa figure. Angélique pensa que son triomphe était proche et elle déploya toutes les ressources de sa coquetterie.

— Angélique, commença l’Intendant, en lui offrant le bras pour la conduire au buffet, vous êtes heureuse, ce soir, n’est-ce pas ?… Pourtant le bonheur n’est parfait que s’il est composé d’un mélange du ciel et de la terre. Venez, trinquons ensemble avec ce vin plus beau que l’or, et demandez-moi la faveur que vous voudrez.

— Et vous me l’accorderez ? fit-elle en dardant sur lui des regards avides.

— Comme le roi de je ne sais plus quel beau conte, je vous donnerai ma fille et la moitié de mon royaume… répliqua-t-il en riant.

— Merci bien de la moitié du royaume !… Quant à la fille,… j’aimerais mieux le père. Je ne tiens pas cependant à avoir un roi ce soir. Accordez-moi la lettre de cachet, et ensuite…

— Et ensuite ?

— Vous n’aurez pas lieu de le regretter ; c’est tout ce que je vous dis. Donnez-moi cette lettre de cachet.

— Impossible ! Demandez son bannissement, demandez sa vie même… Mais une lettre de cachet pour l’envoyer à la Bastille, je ne peux pas, je ne veux pas !

— C’est cela que je demande, cependant, répliqua l’ardente et entêtée jeune fille. Quel mérite avez-vous à aimer, si vous avez peur de la moindre chose ? continua-t-elle. Vous voulez que je fasse des sacrifices, moi, et vous n’osez lever le doigt, vous, pour écarter un obstacle qui est dans mon chemin. En voilà un amour, chevalier ! Si j’étais homme, moi, je braverais pour ma bien-aimée, la terre, le ciel et l’enfer… Mais qui est-elle donc, au nom du ciel ! cette dame de Beaumanoir que vous entourez d’une si vive sollicitude ou que vous craignez tant ?

— Je ne peux pas vous le dire, Angélique. Peut-être une brebis égarée, peut-être la femme de l’homme au masque de fer, peut-être…

— Peut-être une autre ! n’importe qui, excepté elle-même ! Un fantôme, un mensonge, un rien, comme l’amour que vous avez pour moi !… riposta Angélique d’une voix pleine d’ironie et de colère…

— Ne vous fâchez pas, Angélique ! Voyons ! soyez calme, dit Bigot tout chagrin de ne pouvoir concilier ses amours avec ses intérêts.

X.

Il avait lâché, par inadvertance, un mot malheureux qu’Angélique méditait déjà ! Sa vie ! Il avait dit qu’il sacrifierait la vie de la recluse. Était-ce sérieusement ?

Angélique savait ce que voulait dire ce mot terrible. Il était déjà venu à son esprit comme un éclair lugubre, et pourtant comme il paraissait bien plus redoutable, maintenant qu’il tombait de la bouche de Bigot !… Ce n’était plus son ressentiment à elle, ce n’était plus sa jalousie qui l’évoquaient ce mot fatal !… C’était lui !… Non, il ne voulait pas cela… C’était une de ces exagérations que les hommes débitent aux femmes pour les flatter, les tromper plus sûrement…

— N’importe ! se dit-elle, je ne lui demanderai pas de s’expliquer. Je trouverai bien moi-même le sens de cette parole.

Elle pencha la tête comme pour se soumettre à la volonté de l’Intendant. Elle semblait calme maintenant ; à l’intérieur l’orage grondait toujours. Bigot reprit :

— Angélique, vous êtes la plus adorable femme, mais le plus mauvais politique. Vous n’avez jamais entendu le tonnerre de Versailles. Vous l’entendriez si je me rendais à vos désirs. Je vous offre mes hommages et tout ce que je possède jusqu’à la moitié de mon royaume.

Angélique avait des éclairs dans les yeux.

— C’est un beau conte, après tout, que vous me faites là ! dit-elle. Et la lettre de cachet, vous ne me l’offrez point ?

— Comme je viens de vous le dire, Angélique, c’est impossible. Demandez-moi toute autre chose.

— Vous n’osez pas ! Vous, le plus intrépide des Intendants que la France ait jamais envoyés ici, vous n’osez pas ? Un homme qui est un homme peut tout faire pour la femme qu’il aime, et cette femme devrait baiser la trace de ses pas et mourir à ses pieds s’il le voulait !

— Pour Dieu ! Angélique, vous allez, je crois, jusqu’à l’héroïsme ! N’importe ! je vous aime mieux ainsi qu’autrement.

— Bigot, vous feriez mieux de m’accorder ce que je demande !

Elle joignit les mains en disant cela, mais il y avait de l’acier dans ses petits doigts frémissants. Elle eut un regard cruel, un regard perçant qui traversa les murs de Beaumanoir. Bientôt, toutefois, elle réprima ce mouvement dangereux qui pouvait la trahir, et elle reprit en souriant :

— Eh bien ! n’y pensons plus ! Je vois que je n’y entends rien dans la politique ; je ne suis qu’une pauvre femme incomprise… Mais je souffre ici dans cette salle où l’air manque, où la chaleur augmente toujours. Heureusement, le jour commence à poindre ! Les danseurs se préparent à sortir et mon frère m’attend. Ainsi, Chevalier, je vous quitte : Au revoir !

XI.

— Ne partez pas maintenant, Angélique ! insista Bigot, attendez le déjeuner.

— Merci, chevalier, je ne puis attendre. Votre bal, a été magnifique… pour ceux qui aiment les bals.

— Et vous les aimez, n’est-ce pas ?

— Sans doute. Seulement il a manqué quelque chose à mon bonheur ; mais, que voulez-vous ? il faut bien se résigner.

Elle prit un air moqueur pour dire cela. Bigot sourit en la regardant, mais il n’osa pas lui demander ce qui avait manqué à son bonheur. Il ne voulait plus faire de scène.

— Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à votre voiture, Angélique, demanda-t-il, en l’aidant à se couvrir de son manteau.

— Très volontiers ; mais le chevalier de Péan doit m’accompagner jusqu’à la porte du cabinet de toilette. Je lui ai promis cela.

Ce n’était pas tout à fait vrai ; mais elle lui fit signe de venir. Elle avait un dernier mot à lui dire en secret.

De Péan accourut et ils s’éloignèrent ensemble.

— De Péan, recommanda-t-elle, souvenez-vous de ce que je vous ai dit au sujet de Le Gardeur.

— Je ne l’oublierai pas, répondit de Péan, brûlé par la jalousie. Le Gardeur sera ici dans quelques jours, ou j’aurai perdu toute mon influence, toute mon habileté.

— Merci ! fit Angélique, en lui accordant un sourire.


XII.

Une foule de dames se préparaient à laisser le PALAIS. Elles allaient, venaient, riaient, parlaient, tout en ajustant leurs mantilles et leurs chapeaux. Ce bruit, ce frémissement, cette agitation ressemblaient aux flots ou aux épis que le vent secoue.

Les cheveux étaient ébouriffés, les guirlandes pendaient, les souliers s’écarquillaient, les robes cachaient avec des épingles leurs déchirures. Tous les accidents d’une longue nuit de danse !

Et les cavaliers attendaient les jolies québécoises, pour les conduire chez elles.

Les musiciens fatigués et pris de sommeil ne tiraient plus de leurs violons que des accords languissants. Les lampes pâlissaient devant les clartés du matin.

Un bruit de roues se fit entendre ; les cris des valets et des cochers retentirent jusque dans les somptueux corridors. C’étaient les carrosses qui arrivaient pour ramener les invités chez eux.

Bigot se tenait à la porte, remerciant tout le monde et disant à chacun un adieu courtois. Quand Angélique arriva avec le chevalier de Péan, il lui offrit le bras et la conduisit à sa voiture.

Elle les salua tous deux, lui et de Péan, et s’enfonça dans les coussins moelleux. Elle ne dit pas un mot à son frère, et s’abandonna à une morne rêverie.