Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 429-438).


CHAPITRE XXXII.

LE BAL DE L’INTENDANT.

I.

L’essaim de jolies filles que nous avons vues tout à l’heure, entourait encore Bigot ; quelques unes d’entre elles s’appuyaient d’une manière tout à fait gracieuse sur la balustrade. Les rusées connaissaient bien les goûts artistiques de l’Intendant, et, tout en répondant prestement à ses propos, elles marquaient de leurs pieds mignons la mesure de l’orchestre.

En voltigeant d’un sujet à un autre, l’Intendant vint à parler de Le Gardeur, son bon ami. Il le savait au manoir de Tilly…

On disait, comme cela, sans rien garantir, qu’il était fiancé à sa cousine Héloïse de Lotbinière. Il allait sans doute la rencontrer à Tilly…

Il y eut, à cette nouvelle, un mouvement de surprise et de curiosité chez les jeunes filles. Plusieurs affirmaient que ce n’était point le cas ; il était trop attiré ailleurs. On savait où. D’autres, remplies de compassion, de dépit ou d’envie peut-être, dirent qu’elles croyaient bien cela. Elles l’espéraient du moins. Il avait été le jouet d’une coquette bien connue dans la ville.

— On sait qui ! ajouta l’une d’elle — une rieuse et pétulante fille. — Et elle fit un mouvement superbe en glissant un coup d’œil autour d’elle.

La mimique fut parfaite sans doute, car toutes se mirent à rire en pensant à Angélique Des Meloises ; et elles dirent que Le Gardeur ferait bien de ne pas l’épouser pour la punir de sa coquetterie, et montrer aux gens comme il se souciait peu d’elle.

— Or comme il s’en soucie fort, observa madame Latouche, une veuve qui ne manquait ni d’expérience, ni de gaieté, je pense, continua-t-elle, que s’il se marie avec Héloïse de Lotbinière, on dira que c’est par désespoir, par dépit et non par amour. Cela s’est vu déjà, se marier par dépit.

Les jeunes filles chuchotèrent entre elles que cela lui était arrivé. Elle s’était mariée avec le sieur Latouche par malice, parce qu’elle n’avait pas pu avoir le sieur de Marne qui lui préféra une femme riche et lui permit à elle, la pauvre délaissée, d’aller mettre le feu à d’autres cœurs.

II.

L’Intendant se félicitait d’avoir lancé cette nouvelle. Elle allait faire son chemin.

Déjà une couple des plus intimes amies d’Angélique étaient rendues près de la fontaine, et assises de chaque côté de la grande coquette qu’il fallait punir, les mains sur son épaule, elles lui racontaient à l’oreille, l’histoire joliment allongée déjà, du mariage de Le Gardeur avec Héloïse de Lotbinière.

Angélique n’eut pas de peine à les croire ; c’était la suite toute naturelle de son infidélité. Pouvait-elle espérer qu’il lui resterait dévoué, cet homme qu’elle avait trahi ? Elle l’aimait toujours cependant, et sa jalousie se réveilla soudain à la pensée qu’une autre allait être aimée de lui.

Ses deux amies étudiaient avec curiosité les impressions qu’elle ressentait : elles étaient ravies de voir comme cette nouvelle la piquait au vif ; mais le malin plaisir se déguisait parfaitement sous la sympathie. Elles ne se laissèrent pas tromper par l’apparente indifférence et le rire forcé de leur jalouse compagne, et elles entendirent l’orage qui grondait dans son sein.

Elles revinrent toutes deux retrouver leurs compagnes pour leur dire comment Angélique avait reçu la grande nouvelle. Ce dernier récit ne fut bas moins embelli que l’autre. Il aurait fallu entendre ce plaisant babillage et voir ces petits plis moqueurs des lèvres roses ! Elles se flattaient d’avoir les premières annoncé la mauvaise nouvelle. Elles se trompaient. Angélique savait déjà qu’Héloïse de Lotbinière, son ancienne compagne de couvent, était au manoir de Tilly.

Elle pressentait un danger. Héloïse aimait beaucoup Le Gardeur, et elle le ferait tomber dans ses pièges, sans doute, maintenant qu’il était repoussé ailleurs…

Elle osait appeler : des pièges, le caractère aimable et la beauté chaste de sa rivale !

III.

Elle se laissait aller au ressentiment sans raison aucune, et elle le savait bien ; cela même l’irritait davantage de n’avoir pas de motif. Bigot revint la trouver dès que la demi-heure fut écoulée. Elle lui dit à brûle pourpoint :

— Vous m’avez demandé quelque chose, Bigot, au château St. Louis, vous en souvenez-vous ? Nous étions appuyés sur la galerie qui domine la falaise.

— Je m’en souviens. Peut-on oublier ce que l’on demande à une jolie femme ? Peut-on oublier, surtout, la réponse qu’elle nous fait ?

— Cependant vous me semblez avoir oublié la demande et la réponse. Voulez-vous que je vous les répète ? ajouta-t-elle avec un faux air de langueur.

— Inutile, Angélique. Et pour vous prouver la ténacité de ma mémoire, de mon admiration, devrais-je dire, je vais vous demander encore ce qu’alors je vous ai supplié de m’accorder.

Je vous ai demandé, cette nuit-là… Ô la belle nuit ! Nous regardions le fleuve ; il étincelait comme un ciel étoilé ; la lune nous inondait de ses clartés suaves ; mais vos regards étaient bien plus brillants que les astres de la nuit !… Je vous ai demandé votre amour, Angélique ? Je vous l’ai demandé alors et je vous le demande encore…

Angélique connaissait la futilité de ces agréables protestations et pourtant elle éprouvait du bonheur, à les entendre :

— Vous m’avez suppliée de vous aimer, c’est vrai, Bigot, et vous avez dit un tas de charmantes folies que j’ai écoutées avec plus de plaisir alors que je ne le ferais ce soir. Vous disiez que j’étais le port tant désiré où votre barque longtemps battue des flots allait trouver le salut. Ces paroles étaient poétiques, énigmatiques aussi sans doute, mais elles ne manquaient pas de charmes. Que signifiaient-elles donc ? J’en ai souvent cherché le sens depuis ce jour-là.

Elle fixa sur lui ses deux yeux pleins de flammes, comme pour fouiller jusqu’au fond de son cœur le secret de ses intentions.

— Il n’y a pas de mystère, Angélique, repartit l’Intendant, et mes paroles sont claires ; vous êtes cette perle d’un prix infini que je ne donnerais pas pour un trône si je la possédais.

— C’est ce qu’on appelle expliquer une énigme par une autre énigme, riposta Angélique. Cette perle, elle faisait l’orgueil de son premier maître, vous l’avez trouvée avant qu’elle ne fut perdue. Qu’en avez-vous fait ?

Bigot voyait venir l’orage, mais il ne craignait pas de sombrer. Le mépris qu’il professait pour les femmes était sa planche de salut dans les tempêtes que soulevaient leurs colères.

— Je l’ai portée, tout près de mon cœur, cette perle précieuse, et je l’aurais enfermée dedans, si j’en avais été capable, répondit-il, d’une voix mielleuse et en souriant avec complaisance.

IV.

Angélique ne souriait pas du tout. Elle en avait assez de cette galanterie banale qui pouvait s’adresser à toutes les femmes ; c’était quelque chose de plus positif qu’il lui fallait. Et cette parole si âprement attendue qui aurait lié Bigot, cette parole pourtant si facile à dire, ne venait toujours pas !

La semence de jalousie que ses deux jeunes amies avaient jetée dans son âme tout à l’heure, germait prodigieusement. Elle ne savait plus que dire ni que faire. Un mouvement de fureur l’emporta soudain et elle frappa Bigot en pleine poitrine :

— Vous mentez, Bigot, hurla-t-elle, vous ne m’avez jamais portée dans votre cœur !… C’est la dame de Beaumanoir que vous avez gardée là, précieusement !… Vous lui avez donné la place que vous m’aviez promise !… Si je suis une perle de prix, vous me donnez à cette femme pour qu’elle se pare davantage ! Mon abaissement est son triomphe !…

Angélique était superbe à voir dans sa fureur.

Bigot recula tout stupéfait devant cette main mignonne qui le frappait. S’il eut été touché au visage, il n’aurait jamais pardonné. Ainsi le veut la dignité de l’homme. Frappé à la poitrine, il éclata de rire et saisit la jolie main qui s’oubliait ainsi. Angélique la retira violemment.

Elle regarda Bigot d’une façon menaçante. Il lui dit qu’il n’était pas plus effrayé qu’offensé. De fait, cette violente jalousie lui plaisait ; il en était tout fier. Il aimait ces tempêtes de l’amour ; ces nuages sombres sur des fronts de vingt ans, ces éclairs dans des yeux tendres, ces tonnerres sur des lèvres roses, et finalement, ce torrent de larmes qui tombait sur lui et à cause de lui !

Jamais il n’avait vu une aussi belle Furie qu’Angélique Des Meloises.

— Angélique ? dit-il, c’est de la folie toute pure, cela ; que signifie cette explosion de rage ? Doutez-vous donc véritablement de ma sincérité ?

— Oui ! j’en doute ! plus que cela, je n’y crois pas du tout. Tant que vous garderez une maîtresse à Beaumanoir, je considérerai vos promesses comme des mensonges et votre amour comme un outrage !

— Angélique, vous êtes un peu trop violente, un peu trop impérieuse. Je vous ai promis qu’elle partirait de Beaumanoir, et elle en partira.

— Quand partira-t-elle ? Où ira-t-elle ?

— Dans quelques jours ; elle viendra à la ville. Elle pourra y vivre dans un complet isolement. II ne faut toujours pas que je sois cruel à son égard.

— Non ! mais vous pouvez l’être envers moi ! et vous le serez en effet, si vous n’exercez le pouvoir dont le roi lui-même vous a revêtu.

— Quel pouvoir ? Confisquer ses biens si elle en possède ?

— Non, Bigot, confisquer sa personne ! L’envoyer à la Bastille. Avec une lettre de cachet ça peut se faire vite.

V.

Cette proposition irrita l’Intendant. Angélique l’épiait et elle s’en aperçut :

— J’aimerais mieux y être envoyé moi-même, répliqua-t-il. Au reste, personne excepté le roi ne peut émaner des lettres de cachet. C’est une prérogative royale dont on ne se prévaut que dans l’intérêt de l’État.

— Et dans l’intérêt de l’amour, riposta Angélique, car en France, l’amour est une question d’État. Comme si je ne savais pas, continua-t-elle, que le roi délègue ses pouvoirs et donne des lettres de cachet en blanc à ses courtisans et même aux dames de sa cour ! Est-ce que la marquise de Pompadour n’a pas fait mettre à la Bastille mademoiselle Vaubernier, parce qu’elle avait eu l’audace de sourire au roi ? Voyons, Bigot, je ne soumets pas, après tout, votre sincérité à une si grande épreuve ; ce que je vous demande est peu de chose ; vous ne pouvez pas me refuser…

Elle s’était tout à coup transformée. De la froideur, de la tempête, elle était passée comme par enchantement au soleil et à la chaleur. Bigot repartit :

— Je ne puis pas faire cela ; je ne veux pas le faire. Écoutez, Angélique, je n’ose pas ! Quelque puissant que je sois, je craindrais de m’attaquer à la famille de cette dame. Je serais heureux de vous obliger, mais, en le faisant de cette façon, je commettrais une impardonnable folie.

— Eh bien ! si vous ne voulez pas l’envoyer à la Bastille, enfermez-la dans le couvent des Ursulines. La place nous conviendra à l’une et à l’autre. Nulle part la discipline ne produit sur les esprits indociles de meilleurs effets. Je suis sûre qu’elle se trouvera chez elle, là. Elle est bien pieuse : elle priera et fera pénitence. Elle doit avoir bien des gros péchés à se faire pardonner !

— Oui, mais est-ce que je puis la forcer à s’enfermer dans un cloître ? Elle ne se jugera pas assez bonne pour habiter une aussi sainte maison. Sans compter que les religieuses auraient peut-être quelques scrupules à la recevoir.

— Non, si vous demandez son admission à mère de la Nativité. La mère supérieure accueillerait favorablement votre demande. Essayez.

— La mère de la Nativité me tient pour un réprouvé, Angélique, et, une fois que j’étais entré au parloir, elle a lu, comme pour m’exorciser, une couple de ses meilleures homélies. C’était, disait-elle, pour me remettre dans le droit chemin. La mère de la Nativité n’aime pas les affronts, Angélique, je vous l’assure…

— Je la connais, je suppose ! riposta Angélique qui s’impatientait de nouveau… Elle ne se gêne pas pour étendre, aussi large qu’elle peut, sa haute protection sur la tête de Varin, son coquin de neveu. Rien ne la choque comme d’entendre parler mal de lui ; et bien qu’elle connaisse sa mauvaise conduite comme son livre d’heures, elle la nie avec acharnement. Les sœurs converses de la buanderie ont été condamnées au pain et à l’eau pendant toute une semaine, pour avoir répété un bruit qui courait sur le compte de cet homme.

— Oui, mais cela prouve seulement que la mère supérieure n’aime pas que l’on touche à sa famille. Je ne suis pas son neveu, moi, voilà la différence, comme dit la chanson.

— Vous êtes le maître et le protecteur de son neveu, et pour l’amour de ce neveu, elle obligera l’Intendant de la Nouvelle-France, ou bien… Je la connais !

— Que voulez-vous que je fasse alors, demanda Bigot ?

— Je veux, — puisqu’il ne vous plaît pas d’émaner des lettres de cachet, — je veux que vous placiez la dame de Beaumanoir entre les mains de la mère Nativité, avec la condition qu’elle soit admise à faire ses vœux dans le plus court délai possible.

— Très bien ! Angélique. Mais si je ne connais pas la mère supérieure, vous ne connaissez pas la dame de Beaumanoir, vous. Pour des raisons que je sais, moi, les religieuses ne voudraient pas, ne pourraient pas la recevoir dans leur maison.

Maintenant, je vous promets que je vais lui trouver une retraite convenable, ici, quelque part ; mais, de grâce ! ne me parlez plus d’elle !

— Je ne vous promets rien ! La loger en ville c’est pis que la garder à Beaumanoir, répliqua Angélique qui s’irritait de voir échouer son astucieux projet.

— Avez-vous peur de cette pauvre fille, Angélique, questionna Bigot, vous qui surpassez en beauté, en grâces et en esprit tout ce qui vous entoure ? Elle ne peut vous faire de mal.

— Elle m’a fait du mal, déjà !… car vous l’aimez, Bigot ! Les hommes ne se moquent point de moi impunément. Vous l’aimez trop pour la renvoyer, et cependant vous me parlez d’amour ! que dois-je penser ?

— Pensez que les femmes sont capables de nous rendre fous.

Bigot voyait l’inutilité de la discussion. Il aurait voulu en finir ; mais elle n’était pas décidée à le lâcher.

— C’est ce que vous dites, et c’est ce qui arrive quelquefois, Bigot, reprit-elle ; mais ici les rôles sont intervertis ; c’est moi qui vais être la victime si je ne réussis point à obtenir ce que je sollicite… j’en deviendrai folle !

— Ayez donc confiance en moi, mon Angélique ! Écoutez ! je vous jure que des raisons d’État se mêlent à cette affaire d’amour. Le père de cette femme a de puissants amis à la cour et je ne saurais agir avec trop de prudence. Donnez-moi votre main ; soyons amis, je ferai tout en mon pouvoir pour que vos désirs aient une prompte réalisation. Je ne puis rien faire de plus.

VI.

Angélique lui donna la main. Elle avait perdu la partie, cette fois, et elle cherchait déjà, dans son esprit fertile en expédients, un autre chemin pour arriver à son but.

— Je regrette beaucoup, Bigot, commença-t-elle, de m’être si vilainement emportée, tout à l’heure, et d’avoir osé vous frapper de cette main… si faible pourtant.

Et elle sourit en étendant, comme pour la faire admirer, sa main fine et nerveuse.

— Pas si faible que cela ! riposta Bigot joyeusement ; peu d’hommes touchent aussi bien. Vous m’avez frappé au cœur, Angélique.

Il lui saisit la main et la porta à ses lèvres. Si la malheureuse Didon avait eu une main pareille, jamais l’insensible Énée n’aurait pu trahir ses serments et s’enfuir.

— Parjure ! voyez comme je vous tiens !

De ses gentils doigts de fer elle essayait de rompre la main de son amoureux.

— Si vous étiez femme, je crois que je vous tuerais, continua-t-elle ; mais vous êtes homme et je vous pardonne… et je me fie à vos promesses ! Pauvres folles que nous sommes ! c’est toujours ainsi que nous faisons.

VII.

Quand ils se taisaient, la musique du bal et le bruit cadencé de la danse arrivaient à eux en vagues mélodieuses.

Ils se levèrent et regagnèrent le palais. Lorsqu’ils parurent dans la salle, l’orchestre suspendit ses accords, mais pour une minute seulement. Il recommença pour eux la plus vive et la plus délirante des symphonies.

Ils s’élancèrent dans le tourbillon de la danse. Angélique oubliait son ressentiment ; le plaisir la domptait. Le passé n’existait plus, l’avenir n’était rien, le présent seul avait du prix ; un prix énorme !

Les yeux la suivaient, les esprits lui portaient envie, les cœurs devenaient jaloux pendant qu’elle volait au bras de son noble cavalier. Elle sentait peser sur elle tous les regards envieux des femmes, toutes les pensées voluptueuses des hommes et cela l’enivrait comme un vin généreux.

Obéissant aux entraînements de la musique, elle glissait sur le parquet luisant comme une sylphide dans l’air. Sa robe longue se déployait comme des ailes, et une tresse de sa chevelure blonde, échappée au nœud de diamant, voltigeait gaiement sur ses épaules. Bigot la regardait avec ravissement.

Il se disait alors, dans sa folle passion, qu’une femme aussi belle valait bien tout un monde. Et il fut plus d’une fois sur le point de mettre à ses pieds toutes ses richesses et toutes ses espérances.

Quand ils eurent fini de danser, il la conduisit à son siège qui fut aussitôt entouré d’admirateurs, et il passa dans une autre pièce pour se reposer un peu.