Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 464-483).


CHAPITRE XXXV.

LA CORRIVEAU.

I.

Les dernières années du règne de Louis Quatorze, règne si long, si plein de gloire et d’infortunes ! furent déshonorées par la corruption des mœurs et marquées du signe fatal de la décadence. Des crimes de toutes sortes se commettaient chaque jour, mais l’empoisonnement surtout jetait la terreur dans la population. C’est qu’il avait atteint le raffinement d’un art cultivé avec amour, et que la science lui prêtait ses lumières.

Antonio Exili, un Italien, avait, comme beaucoup d’autres alchimistes de cette époque, passé plusieurs années à chercher la pierre philosophale et l’élixir de la vie. Mais à force d’essayer à changer en or les métaux communs, il tomba dans la misère. La nature de son travail le conduisit toutefois à étudier sérieusement les poisons et leurs antidotes. Il fréquenta les grandes universités et les écoles célèbres du continent, puis vint terminer ses études sous un fameux chimiste Allemand nommé Glaser.

Mais ce fut une femme, Béatrice Spara, de Sicile, qui lui révéla le terrible secret de l’aqua tofana et de la poudre de succession. Il fut lié avec cette femme, une de ces incompréhensibles créatures dont l’amour des plaisirs ou du pouvoir n’est égalé que par la cruauté avec laquelle elles se débarrassent de tout ce qui les gêne. Béatrice Spara avait reçu, comme un héritage lointain et maudit, des antiques sorcières de la race impériale, la manière de préparer ces subtils poisons.

L’empoisonnement était étudié comme un suprême moyen de la politique, dans les fastueux palais des Borgia, des Orsini, des Scaliger, des Borroméo. Et non seulement dans les palais, mais dans les faubourgs des villes ; dans les tours sombres, dans les solitudes des Apennins on pouvait trouver de ces enfants perdus de la science qui savaient composer des poisons subtils, terribles, mortels dont les traces étaient invisibles, et qui donnaient à la mort de la victime l’apparence d’une mort tout à fait naturelle.

II.

Pour échapper à la vengeance de Béatrice Spara, qu’il avait trompée, Exili quitta Naples et vint à Paris. Il trouva, dans cette grande ville, plus d’une occasion d’exercer son art infernal et de montrer avec quelle habileté il préparait les poisons.

Malgré toutes ses précautions, il fut enfin soupçonné, et la police eut les yeux sur lui. Il fut arrêté, puis envoyé à la Bastille. Là, le hasard lui donna pour compagnon de cellule, Gaudin de Ste Croix, un jeune noble, l’ami de la marquise de Brinvilliers. De Ste  Croix apprit de lui le secret de la poudre de succession.

Ils furent tous deux libérés faute de preuves. De Ste Croix organisa un laboratoire dans sa maison et se mit à l’œuvre. Il révéla son secret à la marquise de Brinvilliers qui se proposa d’en faire son profit. Elle voulait devenir la femme de ce jeune noble, car elle l’aimait à la folie. Alors elle ne vit rien de mieux à faire que d’empoisonner son mari. Après son mari, ce fut le tour de son père ; après son père, son frère. Et puis, prise de vertige, aveuglée, folle du besoin de tuer, elle versa de tout côté le fatal poison, sema partout la mort, et jeta l’épouvante dans tout le royaume.

III.

La poudre de succession était une poudre légère, presque impalpable, sans goût, sans odeur ; l’aqua tofana, un liquide aussi limpide qu’une goutte de rosée. Ce poison pouvait tuer instantanément ou petit à petit, et dans un nombre de jours, de semaines ou de mois marqué d’avance. La mort était aussi certaine dans un cas que dans l’autre, et la victime qui souffrait longtemps croyait mourir de la paralysie, de la phtisie ou de quelque fièvre dévorante, selon la manière dont la préparation était faite.

L’aqua tofana causait d’ordinaire la mort sur le champ ; la poudre de succession y mettait certains apprêts, des formes, du temps. Elle brûlait la poitrine ; le feu gagnait les yeux, qui devenaient horriblement éclatants, pendant que tout le reste du corps vivait à peine.

À l’apparition de ce poison terrible, la mort se glissa comme un esprit implacable, morne et silencieuse au foyer de maintes familles. L’amitié, la sollicitude veillaient inutilement ; les êtres les plus chers étaient mystérieusement frappés. L’homme aujourd’hui florissant de santé se demandait anxieusement s’il ne serait pas, le lendemain, cloué dans son tombeau. La science des médecins s’avouait vaincue.

Malheur aux heureux du monde ! Malheur aux riches, à ceux qui occupaient des positions lucratives, à l’homme qui possédait une belle femme !… à la femme qui pouvait faire des jalouses !… Le poison servait les déshérités, les envieux, les esclaves de la luxure ! Le soupçon, la crainte, la terreur venaient s’abattre sur le seuil des plus tranquilles maisons ! la défiance troublait les cœurs des époux ; les enfants ne savaient plus si le respect filial les rendait justes aux yeux des parents et les parents tremblaient pour leurs cheveux blancs…

IV.

À Paris, la terreur dura longtemps. Les mets restaient intacts sur les tables ; personne n’osait vider sa coupe de vin. Chacun allait sur le marché, faire sa provision de denrées ; chacun cuisait ses aliments, mangeait seul, dans sa chambre… Mais, vaines précautions ! la fatale poudre était semée sur l’oreiller qui vous invitait au sommeil, l’aqua tofana versée comme une rosée fraîche et subtile sur les bouquets de fleurs… que dis-je ? le pain des hôpitaux, la table frugale des couvents, les hosties consacrées, le vin du sacrifice, tout ! tout fut sali, profané, souillé, par le diabolique poison !

Un jour, une petite fiole d’aqua tofana fut trouvée sur la table de la duchesse de la Valière. De là, grande agitation à la cour. Une rivale jalouse qui voulait hâter la chute de l’infortunée Louise, déjà quelque peu délaissée, avait apporté secrètement cette fiole mortelle. Elle espérait que le soupçon s’élèverait implacable contre la plus douce des créatures.

L’étoile de la Montespan resplendissait à l’orient. Son lever était glorieux. L’étoile de la Valière se couchait au milieu des nuages de l’occident. Mais le roi devina la ruse infâme, et continua à honorer de sa confiance la seule maîtresse qui l’ait aimé sincèrement et pour lui-même. Tout en lui gardant son estime, cependant, il recherchait de nouvelles amours. Louise sut alors prouver la vérité de son attachement en renonçant aux honneurs, aux richesses, aux splendeurs de la cour, pour se vêtir de bure et s’enfermer dans le cloître sévère des carmélites.

Le roi, irrité de ces lâches moyens de la jalousie, alarmé à l’aspect du poison qui se glissait jusque dans son palais, institua sur le champ la Chambre Ardente.

Cette Chambre Ardente était un tribunal chargé de découvrir, de juger et de faire brûler les assassins et les empoisonneurs. La Régnie fut le président de ce tribunal. C’était un cœur dur, un esprit soupçonneux, mais un homme habile et d’une impitoyable justice. Les empoisonneurs et les assassins se jouèrent de lui et le réduisirent au désespoir.

V.

On voit, dans les annales criminelles de cette époque, que le disciple d’Exili, Gaudin de Ste Croix, fut trouvé mort dans son laboratoire, près de son creuset. Le masque de verre qu’il portait pour se garer des exhalaisons vénéneuses, tomba et se brisa pendant qu’il surveillait une opération chimique, et les vapeurs empoisonnées qu’il aspira le tuèrent sur le champ. Ce fut un fil d’Ariane entre les mains de Desgrais, le chef de la police de Paris.

La correspondance de Ste Croix fut saisie et ses relations avec la marquise de Brinvilliers et ses rapports avec Exili furent aussitôt connus. Exili reprit le chemin de la Bastille. La marquise comparut devant la Chambre Ardente. Alors, dit l’abbé Pirol, son confesseur, la beauté remarquable de ses traits, l’azur de ses yeux, la blancheur de son teint, la grâce de sa démarche, lui attirèrent les vives sympathies de la populace qui trouvait incompatibles tant de charmes et tant de cruauté.

Mais La Régnie fut inflexible. Il la condamna à une mort affreuse. Elle subit la torture, elle eut la tête tranchée, son corps fut brûlé sur la place de Grève et ses cendres jetées aux quatre vents du ciel. Ainsi finit la plus belle et la plus méchante des dames de la cour de Louis XIV.

Exili fut condamné à être brûlé vif, mais comme il se rendait au lieu de l’exécution, la populace l’arracha du tombereau et le mit en pièces.

Alors, pendant quelque temps, le crime eut peur, et le peuple honnête respira en paix. Ce ne fut pas long ; l’arbre de la science du mal renaquit plus vivace que jamais, comme l’indestructible upas. La Voisin parut. Elle était une élève d’Exili. Sorcière et diseuse de bonne aventure, elle pratiqua de concert avec Le Sage et Le Vigoureux la magie, la nécromancie et l’empoisonnement. Sa maison fut achalandée et sa renommée se répandit au loin. La duchesse de Bouillon et la comtesse de Soissons, mère du prince Eugène, furent accusées d’avoir eu des rapports avec cette femme scélérate, et bannies du royaume.

VI.

La Chambre Ardente reprit son œuvre de juste vengeance. Desgrais découvrit les crimes de la La Voisin et de ses associés et les bûchers s’allumèrent de nouveau sur la place de Grève.

La coupable La Voisin laissa une fille, Marie d’Exili ; cette enfant, jetée sur le pavé de Paris, fut recueillie par la charité. Sa grâce était remarquable, son esprit pervers. Elle échappa bientôt à la surveillance de ses protecteurs et se mit à vivre de sa beauté. Plus tard, quand les ans commencèrent à flétrir ses charmes, elle se souvint de l’art diabolique de ses parents et se fit à son tour empoisonneuse à gage.

Elle fut enfin soupçonnée. Mais elle avait à la cour une protectrice puissante qui l’avertit du danger, et elle s’enfuit déguisée en paysanne. Elle s’embarqua pour la Nouvelle-France, sur un vaisseau qui amenait des filles honnêtes destinées à devenir les femmes des braves colons.

Elle fut accueillie avec bienveillance. Personne ne soupçonnait, sous son modeste costume et son air ingénu, la redoutable héritière de l’art maudit d’Antonio Exili et de la sorcière La Voisin.

Marie Exili garda bien son secret.

Le sieur Corriveau, un riche habitant de St. Valier, avait besoin d’une servante. Il la vit, la trouva parfaitement convenable, bien jolie, sans doute, et l’amena dans sa maison.

Peu de temps après, madame Corriveau mourait. Ni le médecin, ni le curé ne purent comprendre sa maladie ou deviner la cause de sa mort.

Corriveau, devenu veuf, convola avec sa servante. Il mourut, aussi lui, dans un espace de temps bien court. Il laissait tous ses biens à sa femme. Il lui laissait aussi une petite fille qui était le portrait fidèle de sa mère.

Marie Exili, la veuve Corriveau, se consola de ses splendeurs passées et de l’amitié des grands de la cour, dans la paix profonde de sa retraite, et dans l’affection sincère de sa fille. La petite Marie Josephte avait l’instinct du mal, et elle surprit peu à peu tous les secrets que l’amour maternel aurait voulu taire.

Elle apprit à composer des poisons comme son aïeul Exili, et à faire des sortilèges comme la La Voisin, sa grand’mère.

Elle se fit raconter plus d’une fois la mort de cette sorcière, et il lui semblait alors qu’elle sentait les morsures des flammes qui montaient du bûcher vengeur, et elle se sentait prise de rage contre la société qu’elle accusait d’injustice.

Sortie d’une pareille source, en possession de si terribles secrets, Marie Josephte Corriveau ne pouvait guère ressembler aux naïves paysannes de son village.

VII.

Les années suivirent les années, la jeunesse s’envola, et la petite fille d’Exili demeura seule et solitaire à son foyer déjà redouté. Elle se consumait dans l’ennui.

Alors, il circula dans la paroisse une rumeur étrange : il y avait un trésor quelque part et la Corriveau savait où le trouver. Elle seule le savait. C’était elle, la rusée commère, qui avait lancé cette menteuse rumeur. Le truc réussit.

Un habitant un peu simple et fort cupide, Louis Dodier, crut faire preuve de flair et de tact en épousant la femme qui possédait un tel secret.

Le mariage fut peut-être béni, mais il demeura stérile. Nul ange ne vint tendre ses petits bras comme pour exciter la tendresse maternelle, et amollir la dureté de ce cœur. La femme Dodier maudit sa stérilité, et livra son âme à toutes les passions mauvaises. Mais elle fut aussi adroite que méchante, et sut longtemps déjouer les soupçons. Elle faisait une aumône par ostentation et les bonnes gens l’attribuaient à la charité ; elle disait la bonne aventure aux jeunes filles, et les jeunes filles la trouvaient aimable ; elle avait des paroles vides comme des bulles d’air, mais parées des plus vives couleurs de l’amitié.

Elle était haïe et redoutée de ses voisins.

Néanmoins, bien qu’on fît le signe de la croix sur la chaise où elle s’asseyait, on lui souhaitait la bienvenue quand elle entrait, et le bonsoir quand elle sortait. Elle allait chez le riche et chez le pauvre ; elle faisait des dupes partout, et partout, au lieu de la maudire, on lui donnait de l’argent ou des remerciements.

VIII.

Elle se croyait au-dessus de tous les gens qui l’entouraient, à cause des horribles secrets de famille qu’elle savait, et elle se disait avec une superbe étrange, qu’ils ne vivaient tous que par sa permission. Elle pouvait les anéantir en un clin d’œil. Il y avait quelque chose de sublime dans cette satanique vanité.

Pour elle, l’amour ne fut qu’un moyen d’arriver à ses fins cupides. Elle ne le ressentit jamais et ne s’occupa jamais de l’inspirer, excepté par intérêt. Tous les sentiments nobles s’étaient éteints dans son âme comme la flamme d’une lampe où il n’y a plus d’huile. Seules au fond de son cœur grouillaient l’avarice sordide avec la haine de la société.

Sa mère, Marie Exili, sur le point d’expirer, l’avait appelée auprès d’elle pour lui commander de ne point se livrer à la pratique des sciences occultes, mais de s’attacher à son mari, et de vivre comme une honnête femme, afin de ne pas mourir de la mort désespérée de ses aïeuls.

Marie Josephte écouta patiemment sa mère, mais agit à sa guise. Le sang d’Antonio Exili et de la La Voisin qui coulait dans ses veines ne pouvait se calmer à la voix tardive de cette moribonde. Puis, elle voulait se venger de quelques ennemis. La société de son mari l’ennuyait, elle ne trouva plus assez d’émotions dans la pratique de la magie et de l’horoscope et elle se souvint qu’elle était née sorcière et empoisonneuse.

Telle était la femme qu’Angélique Des Meloises appelait à son secours, à l’heure de sombres perplexités où elle se trouvait.

IX.

Angélique n’était pas encore sans éprouver des craintes et des remords. Sa conscience se réveillait toujours, et c’est en vain qu’elle s’efforçait de l’étouffer.

Elle avait, la malheureuse fille, caressé le crime dans sa pensée, mais jamais encore elle ne l’avait touché de sa main vierge. Elle s’aveuglait sur l’énormité du forfait qu’elle préparait, et se faisait accroire qu’elle serait moins coupable s’il était accompli par une autre main que la sienne. Elle prenait Dieu à témoin qu’elle ne voulait pas persévérer dans le mal… Elle commettrait cette faute, mais rien que celle-là, jamais d’autres ! Sa rivale disparue, elle vivrait saintement et ferait pénitence. Elle n’aurait plus de tentations. Elle se purifierait par son mariage avec Bigot… Sa position de grande dame dans la colonie !… Son ascension au ciel de la cour de Versailles !…

Beaumanoir et ses souvenirs odieux disparaîtraient dans la distance et la nuit du temps.

Hélas ! c’est toujours ainsi que l’esprit malin s’efforce de nous abuser ! Une faute, c’est peu de chose, un pas à côté de la voie droite, ce n’est pas aller loin. Il y a encore du mérite à s’arrêter là ; l’entraînement est si vif, la Providence, réellement, nous devra récompenser de notre bonne volonté !…

X.

Fanchon Dodier partit de bonne heure pour aller trouver la Corriveau, comme le voulait mademoiselle Des Meloises. Elle ne traversa pas le fleuve pour suivre ensuite la route trop fréquentée de Lévis à Saint Valier, mais elle se rendit au quai de la Friponne où l’attendait un canot avec deux indiens.

Elle évitait ainsi des rencontres qui pouvaient devenir un sujet d’embarras. Il fallait tout prévoir, et Angélique n’avait rien oublié.

Elle n’avait pas oublié, non plus, que si la Corriveau la servait pour de l’argent, pour de l’argent elle pouvait aussi la trahir. Il était donc sage de la rendre solidaire.

Sur la grève de Stadacona, comme on appelle encore la batture de la rivière St. Charles, il y avait toujours un certain nombre d’indiens demi-civilisés, mais profondément corrompus. C’étaient des canotiers, et jamais, sur la mer ou les rivières, nul homme ne sut conduire un canot et manier une pagaie comme eux. Si les passagers étaient nombreux et la recette bonne, ils fumaient, jouaient aux dés et buvaient joyeusement ; si la fortune se montrait revêche, ils s’enveloppaient dans leur couverte de laine blanche pour dormir paresseusement.

Ils exerçaient leur métier honnêtement, toutefois, et se sentaient fiers de la confiance que l’on mettait en leur parole.

Fanchon les connaissait un peu. Elle s’embarqua sans crainte et s’assit sur la peau d’ours, tendue comme un tapis, au fond du canot d’écorce.

Les indiens poussèrent au large. Mornes, silencieux, suivant leur habitude, ils répondaient à peine aux éternelles questions de la jeune messagère qu’ils avaient ordre de conduire à St. Valier. La mer commençait à baisser et leur canot glissait comme une feuille sur le courant rapide. Ils se mirent bientôt à chanter en langue sauvage, et d’une voix sourde, un refrain monotone et cadencé, et en chantant, ils plongeaient leurs pagaies dans les vagues du fleuve et la lumière du soleil tour à tour. Ils disaient :

Ah ! ah ! Tenaouich tenaga !
Tenaouich tenaga, ouich ka !

Fauchon pensa :

— C’est à mon sujet qu’ils chantent, bien sûr. Mais je m’occupe bien de cela ! Il n’y a pas de chrétiens qui parlent un pareil jargon ! C’est assez pour faire sombrer le canot… Puisqu’ils ne veulent pas causer avec moi, je vais réciter des pater et des ave, je vais me recommander à la bonne sainte Anne pour qu’elle m’obtienne la grâce de faire un bon voyage…

Et elle commença une série de prières toujours interrompues par de nouvelles distractions.

Toujours ramant, toujours chantant, les deux sauvages passèrent les vertes collines de la rive sud et les bords de l’île d’Orléans couronnée de forêts et baignée de lumière, et bien avant midi, ils vinrent s’arrêter au fond de l’anse de St. Valier.

Fanchon sauta sur la grève. Elle se mouilla un pied en sautant ainsi, et cela lui fit perdre un peu sa bonne humeur. Ses conducteurs ne l’avaient pas aidée. Dans l’opinion des Indiens, c’est la femme qui doit aider l’homme, et elle n’a besoin de personne.

La galanterie des Français envers les femmes leur a toujours paru une chose absurde, incompréhensible, et rien jamais n’a pu modifier leur manière de voir à ce sujet.

XI.

— Ce n’est pas que je tienne à toucher ces mains de sauvages, murmura Fanchon, mais ils auraient dû quand même se montrer mieux élevés ! Voyez donc ! continua-t-elle, en relevant le bord de sa robe pour montrer un pied gentiment fait, mais trempé jusqu’à la cheville, voyez donc ! Ils devraient savoir qu’il y a de la différence entre leurs squaws boucanées et une fille de la ville. Si elles ne valent pas la peine qu’on se dérange pour elles, nous, c’est différent ! Mais ces sauvages ne sont bons qu’à tuer des chrétiens ou à se faire tuer. J’aimerais autant faire la révérence à un ours qu’à un indien.

Les sauvages laissèrent tomber sur son pied humide un regard, profondément indifférent, prirent leur pipe, s’assirent sur le bord du canot et se mirent à fumer en silence.

— Vous pouvez vous en retourner, leur dit Fanchon, sèchement. Je reste ici ; je ne remonte pas avec vous autres. Je prie le bon Dieu qu’il vous blanchisse ! C’est toujours bien comme rien d’attendre quelque chose de bon d’un sauvage.

— Marie-toi avec moi, sois ma squaw, Ania, répliqua l’un des canotiers en riant finement, le bon Dieu blanchira nos pappooses (enfants) et leur donnera les belles manières des visages pâles.

— Ouais ! je ne t’épouserais pas pour tout l’or du roi ! Comment ! prendre un sauvage pour porter les fardeaux comme Fifine Pérotte ! j’aimerais mieux mourir ! je te trouve bien hardi, Paul La Crosse, de me parler de mariage. Retourne à la ville. Je n’oserais plus remettre les pieds dans ton canot. Il fallait du courage pour y venir d’abord ; mais c’est mademoiselle qui vous a choisis, ce n’est pas moi. Je ne vois pas pourquoi, lorsque les frères Belleau, les plus beaux garçons de Québec, étaient là, à flâner sur la batture avec leur embarcation.

XII.

— Ania est la nièce de la vieille femme à la médecine, qui reste à Saint Valier, dans le wigwam de pierre. Elle va la voir, hein ? demanda l’autre indien avec un brin de curiosité.

— Oui, je m’en vais voir ma tante Dodier : pourquoi pas ? Il y a des pots remplis d’or dans sa cave, enterrés… Je puis bien te dire cela, Pierre Ceinture.

— Des pots pleins d’or ! oh ! oui ! Ania va en demander à la Corriveau, de l’or, hein ? fit Paul La Crosse…

— La Corriveau a de la médecine et tout ; apportes-en, hein ? ajouta Pierre Ceinture.

— Je ne vais chercher ni or, ni médecine, je vais voir ma tante ; si cela te regarde, Pierre Ceinture, je ne vois pas trop quelle chose au monde ne te regarde pas, riposta Fanchon, un peu aigrement.

— Mademoiselle Des Meloises donne de l’argent à Ania pour aller à St. Valier, mais pas pour revenir, hein ? demanda Paul La Crosse.

— Mêle-toi de tes affaires, Paul, et je m’occuperais des miennes. Mademoiselle Des Meloises vous paie pour me conduire à St. Valier et non pour me débiter des impertinences. C’est assez. Voici votre argent ; maintenant, vous pouvez retourner à la rue du Sault-au-Matelot et vous saoûler comme il faut, si le cœur vous en dit.

— Ça, c’est bon ! dit l’un des sauvages. J’aime à me saoûler, et cette nuit on boira ! Tu aimerais à me voir, hein ? Ce serait mieux que d’aller voir la Corriveau… Les habitants disent qu’elle parle au diable, la Corriveau, et qu’elle envoie des maladies sur les wigwams des hommes des bois. Ils disent, les habitants, qu’elle est capable de tuer les blancs rien qu’à les regarder. Les Indiens ne sont pas si aisés à tuer que cela, eux ! C’est l’eau de feu qui les tue, l’eau de feu, le tomahak ou le fusil…

— C’est encore bon qu’il se trouve quelque chose pour vous détruire, race mal élevée ! riposta Fanchon. Regardez donc mes bas !… Ah ! si je raconte à la Corriveau ce que tu dis d’elle, Pierre Ceinture, il y aura de la peine dans ta cabane.

— Ne fais pas cela, Ania, hein ! supplia le sauvage en faisant le signe de la croix. Si tu le contes, vois-tu, la Corriveau fera une figure de cire qu’elle appellera Pierre Ceinture, et elle la mettra devant le feu pour la faire fondre ; et à mesure qu’elle fondra, moi, vois-tu, je dépérirai. Ne fais pas cela, hein !

Pierre Ceinture croyait sincèrement à cette folle superstition qu’il avait recueillie chez les habitants.

— C’est bon ! laissez-moi ; retournez à la ville et dites à mademoiselle Des Meloises que je me suis rendue heureusement.

Les deux Indiens ressentirent une certaine inquiétude. L’air de Fanchon ne les rassurait point ; au contraire. Ils songeaient à la Corriveau dont le pouvoir surnaturel pouvait les atteindre sous les bois les plus épais, et dans les retraites les plus éloignées. Ils firent un salut à la jeune fille, puis sans parler, ils poussèrent leur canot dans le fleuve et remontèrent vers la ville.

XIII.

Fanchon Dodier se trouvait au pied d’une colline en pente très douce, où soufflait une brise fraîche, où s’étendaient des prairies et des champs de blé. Une longue file de maisons blanches, traversant la campagne, se découpaient sur le fond vert des prés et tout à coup, au loin, devenaient plus drues, comme pour former un petit village autour de l’église paroissiale. L’église s’élevait à l’intersection de deux ou trois chemins. L’un de ces chemins, assez étroit et couvert de gazon usé par les voitures, conduisait à la maison de pierre de la Corriveau, dont la cheminée apparaissait au moment où l’on perdait de vue le clocher. Le grand chemin, avec des maisons échelonnées de chaque côté se prolongeait loin, en se rétrécissant toujours jusqu’à ce qu’il parut comme un fil blanc dans la forêt sombre.

La maison de la Corriveau était bâtie dans un trou ; on ne la voyait pas de l’église, et c’est à peine si le son de la cloche bénite ondulait jusque là. Elle était incommode et sombre, avec ses étroites fenêtres et sa porte inhospitalière. Elle s’appuyait à la forêt. Un ruisseau tapageur se repliait comme un serpent pour l’enlacer. Devant la porte, un petit clos de verdure en désordre, mal cultivé ; des plantes aromatiques avec des mauvaises herbes : de la barbane, du fenouil odorant, des chardons, du stramonium infect. Tout cela, entouré d’un petit mur de cailloux entassés au hasard et sans mortier. Au milieu de ce clos s’élevait un arbre et sous cet arbre, dans un vieux fauteuil, une vieille femme morose et songeuse. C’était Marie Josephte Dodier surnommée la Corriveau.

La Corriveau était grande, droite, basanée. Elle avait les cheveux et les yeux extrêmement noirs. Ses traits n’étaient pas repoussants ; elle avait été belle un jour ; ses regards n’avaient rien de désagréable, au repos, quand ils n’étaient point chargés de haine. Ses lèvres minces et cruelles ne riaient jamais, excepté à l’aspect du gain.

XIV.

Lorsque Fanchon arriva dans le petit enclos, la Corriveau portait une robe d’étoffe brune, découpée avec un goût remarquable. Elle tenait de sa mère ce reste d’amour de la toilette et de la propreté. Des souliers assez petits la chaussaient presque coquettement ; comme une dame, disaient les habitants. Elle ne traînait jamais de sabots et n’allait jamais nu pieds comme la plupart des autres femmes. Elle était fière de ses pieds et se disait avec amertume et regret qu’ils auraient pu faire sa fortune, ailleurs qu’à St. Valier.,

Elle était là, la tête basse et songeuse, ne s’apercevant pas de la présence de sa nièce, qui la regardait et n’osait parler. Elle avait un air dur, redoutable. Ses doigts, pendant qu’elle songeait ainsi, obéissaient à des mouvements vifs, nerveux, comme si elle eut joué à la mora avec quelque mauvais génie. Exili, son aïeul, faisait aussi cet involontaire mouvement des doigts, et les gens disaient qu’ils jouaient à la mora avec le diable son fidèle compagnon.

Elle marmottait quelque chose. Elle aimait à outrager son sexe et c’était un refrain d’une sale chanson de Jean Le Meung qu’elle fredonnait alors.

XV.

— Ce n’est pas joli, tante, de dire cela, exclama Fanchon en se précipitant pour embrasser la vieille, ce n’est pas joli cela, et ce n’est pas vrai…

La Corriveau fit un bond à la vue de sa nièce.

— Si ce n’est pas joli, c’est vrai, affirma-t-elle. Il n’y a rien de bon à dire de notre sexe, et les hommes qui le vantent sont des fous. Mais, continua-t-elle, en la regardant avec des yeux perçants comme des vrilles, quel vent mauvais ou quelle diabolique affaire t’amènent aujourd’hui à Saint Valier, Fanchon ?

— Ni vent mauvais, ni diabolique affaire, tante ! je viens de la part de ma maîtresse pour vous demander de monter à Québec. Elle veut vous consulter au sujet de certaines choses et elle se ronge les ongles d’impatience en vous attendant.

— Et comment se nomme cette personne qui ose ainsi, sans plus de gêne, donner des ordres à la Corriveau ?

— Ne vous fâchez pas, tante, c’est moi qui l’ai conseillée de vous mander près d’elle, et je me suis offerte pour venir au devant de vous. Ma maîtresse est une grande dame qui s’attend bien de monter encore ; c’est mademoiselle Angélique Des Meloises.

— Mademoiselle Angélique Des Meloises ! On la connaît !… Une grande dame, en effet… qui finira par descendre assez bas ! Une mijaurée aussi vaine que belle qui voudrait épouser tous les hommes de la Nouvelle-France et tuer toutes les femmes qui se trouvent sur son chemin. Au nom du sabbat, que peut-elle vouloir de la Corriveau !

— Elle n’a pas dit un mot contre vous, tante, et je vous prie de ne pas la traiter de cette façon ; vous me faites peur et je n’oserai pas m’acquitter de mon message. Mademoiselle Des Meloises m’a chargée de vous donner cette pièce d’or, comme garantie de l’importance de ma mission et de son sincère désir de vous voir.

Fanchon défit un nœud dans le coin de son mouchoir et tira un beau louis d’or qu’elle glissa dans la main de sa tante. La Corriveau saisit de ses doigts crochus comme un pied de harpie, le précieux métal et le fit miroiter avec délice.

— Il y a trop longtemps, dit-elle, que je n’ai vu pareille pièce d’or pour ne pas la tenir comme il faut !

Et elle cracha dessus pour la chance.

XVI.

Fanchon, toute rassurée, lui dit alors qu’il y en avait bien d’autres louis d’or comme celui-là, dans la maison d’où elle venait.

— Mademoiselle pourrait en remplir votre tablier, tous les jours, si elle le voulait, ajouta-t-elle… Elle va se marier avec l’Intendant.

— Se marier avec l’Intendant ! exclama la Corriveau, vraiment !… C’est peut-être pour cela qu’elle veut me voir tout de suite… Je comprends… Se marier avec l’Intendant !… Si l’affaire réussit la Corriveau aura de l’or… beaucoup d’or !…

— Peut-être que c’est cela, en effet, tante ; je le voudrais bien. Aujourd’hui cependant elle désire vous consulter pour autre chose. Elle a perdu ses bijoux au bal et elle désire que vous l’aidiez à les retrouver.

— Elle a perdu ses bijoux, dis-tu ? Est-ce qu’elle t’a recommandé de me dire cela, qu’elle a perdu ses bijoux ?

— Oui, ma tante, c’est ce qu’elle m’a chargée de vous dire.

La Corriveau devina qu’un autre motif se cachait derrière celui-ci.

— Une histoire bien vraisemblable ! murmura la Corriveau. Croire qu’une femme aussi riche va prendre la peine de m’envoyer chercher à Saint Valier, pour que je l’aide à retrouver quelques bijoux ! N’importe, laissons faire. Fanchon, je vais aller à la ville avec toi. Je ne refuse pas une si bonne offre. Il y a de l’or pour toutes les femmes. J’en ai toujours eu moi. Tu en auras aussi toi, à ton tour, si tu sais ouvrir les mains à propos.

— Ce serait le temps, maintenant, ma tante ; mais comment voulez-vous ? des pauvres filles en service n’ont pas beaucoup d’avantages. Nous sommes heureuses encore d’accepter la main… même quand elle est vide. Les hommes sont si rares aujourd’hui, à cause de la guerre, qu’ils pourraient avoir autant de femmes qu’ils ont de doigts si cela était permis. J’ai entendu dire à la mère Tremblay, — et je crois qu’elle avait raison — que l’Église ne considérait pas la moitié assez notre position.

— La mère Tremblay ! la charmante Joséphine du lac Beauport, cette vaurienne qui aurait voulu se faire sorcière et n’en fut pas capable ! s’écria la Corriveau. Satan n’en voudrait pas, ajouta-t-elle, avec un air de mépris profond.

Est-elle encore ménagère et chambrière à Beaumanoir ? demanda-t-elle.

Fanchon était assez honnête pour ne pas aimer ce langage injurieux.

— Ne parlez pas ainsi, tante, observa-t-elle, la mère Tremblay n’est pas méchante. Bien que je l’aie quittée pour aller servir mademoiselle Des Meloises, je n’ai rien de mal à dire contre elle.

XVII.

Pourquoi as-tu laissé Beaumanoir ? demanda la Corriveau.

Fanchon réfléchit un moment, et elle crut qu’il valait mieux ne pas dire tout ce qu’elle savait. La Corriveau en apprendrait assez long d’Angélique. Dans tous les cas, mademoiselle Des Meloises dirait ce qu’elle voudrait.

— Pour dire la vérité, ma tante, répondit-elle, je n’aimais pas dame Tremblay, j’aimais mieux demeurer dans la compagnie de mademoiselle Angélique. Mademoiselle Angélique est une beauté, vous savez, et les toilettes qu’elle porte sont encore plus belles que celles des livres de modes de Paris. Je les vois ces livres, ils sont toujours sur sa table. Puis elle me permet de copier des patrons et de porter les robes qu’elle ne met plus ; des robes plus belles encore que les robes neuves des autres dames.

La Corriveau donna quelques petits coups de tête en signe d’approbation.

— Elle est assez libérale, fit-elle, elle donne ce qui ne lui coûte rien et prend tout ce qu’elle peut avoir. Tiens, Fanchon, elle est comme les autres ! Toutes les femmes seraient bonnes, parfaites, s’il n’y avait dans le monde ni hommes, ni argent, ni toilette !

— Vous parlez trop mal, s’écria Fanchon, irritée, je ne vous écouterai plus… j’entre voir mon vieil oncle Dodier. Il me regarde par la fenêtre depuis dix minutes et n’ose pas venir me parler. Vous êtes un peu trop dure pour le pauvre vieux, tante… Pourquoi donc l’avez-vous épousé si vous ne pouvez pas l’aimer un peu ?

— Pourquoi ? parce que je voulais avoir un mari, et qu’il voulait avoir mon argent… Voilà ! Le marché a été conclu de part et d’autre franchement…

Et la vieille se mit à rire ! à rire ! Et il y avait quelque chose d’horrible, d’infernal dans sa joie.

— Je croyais qu’on se mariait pour être heureux, reprit Fanchon.

— Heureux ! quelle sottise ! C’est le diable qui fait les mariages pour augmenter le nombre des pécheurs et nourrir le feu de l’enfer.

— Ma maîtresse dit qu’il n’y a rien comme une union bien assortie pour assurer le bonheur et je le crois aussi, je ne manquerai pas la première occasion, tante, je vous l’assure.

— Tu es folle, Fanchon ! Ta maîtresse mérite de porter l’anneau de Cléopâtre et d’être la mère d’une race de sorciers et d’arlequins… Pourquoi m’a-t-elle envoyé chercher ? dis, sérieusement.

Fanchon se signa en disant :

— Dieu la préserve, tante ; elle ne mérite pas cela !

La Corriveau cracha cyniquement à ce nom sacré.

— Mais que veux-tu que j’y fasse ? répondit-elle, c’est en elle, cela, Fanchon, c’est en nous tous ! Si elle n’est pas méchante aujourd’hui, elle le sera demain. Mais, tiens, entre ; va voir ton imbécile d’oncle ; je vais faire mes préparatifs de voyage. Nous partirons immédiatement. Des affaires comme celles d’Angélique Des Meloises ne se retardent point.



FIN DU PREMIER VOLUME.