Flammarion (p. 303-314).

II


Cependant cette affaire puérile prenait petit à petit des proportions aussi insensées qu’imprévues. Sur les instigations du colonel K…, commandant le 23e chasseurs en garnison à Bar-le-Duc — lequel n’était naturellement pas fâché de se faire mousser au détriment d’un collègue — le journal l’Abeille de Bar s’emparait de l’aventure, la commentait au long, blâmait avec une courtoisie sévère ce qu’il appelait l’incurie de M. le colonel baron de la Gondrée, et finissait par établir, entre le 23e et le 22e chasseurs, un parallèle tout à l’avantage du premier.

M. le colonel baron de la Gondrée adressa à l’Abeille de Bar une lettre rectificative qui avait la sécheresse d’une claque cinglant la joue parcheminée d’une momie, et où le colonel du 22e chasseurs était correctement fouetté en place publique, secoué par la peau du cou, et barbouillé de ses propres ordures.

L’Abeille de Bar répliqua. Le colonel baron la laissa répliquer, mais saisit de l’affaire La Mouche de Commercy, qui s’en donna aussitôt à cœur-joie et se livra sur le dos de l’Abeille à des facéties réjouissantes, faites pour couler cette feuille rivale dans l’estime de ses abonnés. De cet instant la guerre fut déclarée, Bar prenant partie pour l’Abeille, Commercy se rangeant tout entier sous les étendards de la Mouche ; les deux journaux semaient la haine et l’incendie aux quatre coins du département, tandis que, par-dessus les têtes directoriales, les deux colonels ennemis lavaient tranquillement leur linge sale, vidaient une ancienne rancune, on ne sait quelle affaire de femme, un vieux compte resté en litige depuis leurs années de Saumur. Ces messieurs songeaient sérieusement à s’envoyer des témoins quand il advint que l’abbé Bredouille, directeur de la Voix de Saint-Mihiel, eut l’idée d’exercer sa verve naturelle sur ce thème facile à broder, et, sous couleur de dire leur fait aux institutions qui nous régissent, roula les deux colonels dans la boue en un Premier Saint-Mihiel qui fit sensation.

Les deux colonels ne firent ni une ni deux : ils prirent le train, chacun de son côté, et furent demander à l’abbé-publiciste des explications personnelles.

L’abbé les reçut avec un sourire onctueux, s’excusa de la liberté grande, et se retrancha prudemment derrière son caractère sacré : demi-mesure que couronna seulement un demi-succès. M. de la Gondrée, à vrai dire, se borna à lui rire au nez en le traitant de ratichon, mais le colonel K…, homme fougueux, poussa les choses à l’extrême en octroyant une calotte retentissante au directeur de la Voix de Saint-Mihiel.

L’abbé dit :

— Monsieur, c’est fort bien.

Et il en référa à l’évêque de Verdun, son supérieur hiérarchique, lequel en référa lui-même à son métropolitain, le cardinal-archevêque de Reims.

L’archevêque jeta les hauts cris. Il commença par excommunier le colonel K… avec aisance et facilité, ensuite de quoi il vint porter plainte en personne auprès du général commandant le corps d’armée, ayant son siège à Châlons, et solliciter de son esprit de justice une punition exemplaire contre l’officier coupable. Le général, mal disposé ce matin-là, envoya promener l’archevêque. Ce prélat, exaspéré, prit sa bonne plume de Tolède, et par un article bien senti qui parut le lendemain dans le Pasteur de Reims, il voua à l’exécration des fidèles de l’arrondissement, les têtes du commandant de corps, du colonel baron, du colonel K…, de La Guillaumette et de Croquebol. Or, le Pasteur de Reims faisait copie commune avec l’Éclair de Sainte-Menehould. Il lui communiqua l’article. En deux jours, tout le département de la Marne fut à même de discuter le fait.

L’aventure, on le voit, faisait la boule de neige. Bientôt, elle courut les grands chemins, descendit ainsi qu’une épave les cours de la Marne et de la Meuse, finit par franchir les Ardennes, vint rouler jusqu’au pied des Vosges. Elle défraya l’indignation du Mémorial d’Épinal, arracha des sourires au Libéral de Toul, suscita à l’Écho de Nancy, et au Publicateur de Vitry-le-François de sévères considérations. Et un beau jour, brusquement, elle s’abattit sur Paris, comme une attaque de choléra. Ce fut le Matin qui attacha le grelot. Avisé par fil spécial, il lança dans la circulation un article qui fit coup de canon : deux colonnes serrées, compactes, que précédait ce titre-sommaire en forme de cône tronqué et renversé :

LES SCANDALES DE L’EST
Deux soldats trouvés-ivres morts. — Tentative
d’assassinat sur un commerçant de Bar-
le-Duc — L’émotion dans la ville. —
La gendarmerie mise sur pied.
— Complicité supposée d’un
colonel. — Un prêtre
frappé. — Nécessité
de l’état de
siège.

Ce fut une stupeur.

De huit heures à midi on ne s’aborda plus dans la rue qu’avec cette question :

Eh bien ! Vous avez lu l’article du Matin ? Épatant ! » et sur le coup de deux heures trois quarts, M. du Puy du Boy de la Tour, député influent de la droite, interpella le Gouvernement en la personne du Ministre de la Guerre. Le ministre demanda trois jours pour procéder à une enquête. Le quatrième, il se présenta devant la Chambre et rétablit en quelques mots la juste proportion des choses. La droite hurla à l’infamie et l’accusa de mauvaise foi, soutenue d’ailleurs par les clameurs aiguës de l’extrême gauche. Le ministre se défendit avec une noble indignation. On répondit par des insultes. Ce que voyant, le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et des Cultes, Président du Conseil, monta lui-même à la tribune, déclara rallier son avis à l’avis de son honorable collègue, et fit de la question une question de cabinet, histoire d’en finir avec cette plaisanterie.

Mais la Chambre qui commençait, pour parler le langage des cours, à avoir assez vu le cabinet actuel et ne cherchait qu’une occasion de lui mettre les pattes en l’air, saisit avec empressement le prétexte qui se présentait.

Elle répondit par un vote foudroyant à l’appel du Garde des Sceaux et lui régla son affaire en cinq secs.

Le cabinet tomba.

On se buta, comme toujours, à la difficulté d’en constituer un autre, et l’on resta dix jours sans gouvernement ; ce qui détermina nos éternels amis, les Anglais et les Italiens, à parler très sérieusement de venir rétablir le bon ordre chez nous.

Pendant ce temps, La Guillaumette et Croquebol, auteurs inconscients de ce déplorable cataclysme, purgeaient en paix leur punition, allaient et venaient par les cours du Quartier, la pelle sur l’épaule et la brouette au cul.

« Revenus de Bar-le-Duc avec quinze jours de prison… »