Flammarion (p. 315-330).

III


Revenus de Bar-le-Duc avec quinze jours de prison dans leur sac, ils avaient vu leur punition se compliquer, à la brigade, d’un supplément de quinze nouveaux jours, dont les sept de cellule prévus, puis de trente autres jours encore, qui, eux, n’étaient pas dans le programme. Cette dernière gratification était un effet de la bonté du général commandant le corps : nobles et légitimes représailles par lesquelles cet officier distingué répondait aux attaques violentes du cardinal-archevêque de Reims, dont il a été fait mention au cours des pages qui précèdent ; bref, en tout, pour eux, soixante jours ; sans préjudice, naturellement de la cassation de grade à laquelle ils s’attendaient, et qui, de son côté, ne se fit pas attendre.

Aussi un spectacle touchant, fut-ce la joie de l’adjudant Flick.

Ce brave homme en était comme transfiguré ; il en perdait sa grande réserve habituelle, se frottant bruyamment les mains, chantonnant Tu tu tralala ! et poussant même la belle humeur jusqu’à venir (tel jadis le petit Caporal), pincer l’oreille aux factionnaires et leur faire un bout de causette :

— Hé ben, mon ami, joli temps ! Vive l’été, pour le troupier ! Et la santé est bonne ?

— Excellente, mon lieutenant ; ça ne va pas mal, merci bien.

— Allons tant mieux ! Allons tant mieux !

L’homme, abasourdi, stupéfait, le regardait avec une sourde méfiance, tendait le dos à une catastrophe, se demandait in petto à quelle averse de jours de boîte allait aboutir tout à l’heure ce déluge d’amabilités. Mais Flick s’en retournait comme il était venu. Simplement il disait : « Y a du bon ! Y a du bon ! » et le factionnaire, resté seul, pensait : « Pourquoi ça, y a du bon ? » — comprenant immédiatement, d’ailleurs, en entendant derrière son dos l’adjudant Flick qui s’étranglait :

— Ah ah ! je vous y prends encore à ne rien faire ! Vrai, en voilà deux sales pierrots ! Voulez-vous bien m’aller nettoyer les goguenots, tout de suite !

Là-dessus, on entendait rouler en s’éloignant les brouettes de Croquebol et de La Guillaumette, pendant que la voix de Flick, attaché à leurs culottes, se perdait au loin, peu à peu, mêlée au grincement de la roue :

— Et tâchez voir de marcher droit ou je vous signale au colonel.

Il ne les lâchait pas d’un cran, avait pour eux des soins jaloux de bonne couveuse. Lui-même il les bouclait à six heures du soir ; lui-même, à l’aube, il leur venait ouvrir, alors que le Quartier, silencieux, comme mort sous la pâleur délicate du matin, en avait encore pour deux heures de sommeil.

— Debout ! Oust ! Quand on est fadé, comme vous l’êtes de soixante jours de prison, ce n’est pas pour qu’on s’épaississe le sang à dormir comme des pourceaux. Allez-moi donc dégorger les conduites d’eau des abreuvoirs. C’est au moins vous qui vous êtes amusés à fourrer des pierres dedans.

Rarement une nuit entière s’écoulait sans qu’il leur vînt faire, son falot à la main, deux ou trois visites d’amitié, toujours poursuivi de l’idée que le sous-officier de garde, pris d’un accès de compassion, les lâchait momentanément après son dernier contre-appel, et les laissait aller goûter entre leurs draps quelques heures de repos bien gagné. Éveillés en sursaut au bruit de l’énorme clé fourgonnant à plaisir dans la serrure de leur cabanon, les deux soldats se dressaient côte à côte, écarquillaient des prunelles effarées, aveuglés par l’éclat brutal de la lanterne. Flick, alors, était rassuré, mais tout de même il ne se tenait pas pour battu ; il levait le nez, reniflait l’atmosphère et disait que ça sentait le tabac : ceci pour la plus grande stupeur de La Guillaumette et de Croquebol, que l’envie de fumer torturait, poursuivait jusque dans leurs rêves ! Chose inouïe : ce scélérat s’introduisait jusque dans leur manger !

À peine, en effet, mis en possession de leur pitance, ils commençaient à jouer de la cuiller dans la puanteur et le jour de crypte du cachot, assis au bord du lit de camp, la gamelle calée sur les cuisses, que Flick, déjà, rappliquait, beuglant d’étonnement et d’indignation :

— Comment, encore à bouffer ! Eh bien ! vous n’avez pas le trac ! Quand on a soixante jours de prison dans la peau ce n’est pas pour qu’on emploie le temps à s’empifrer comme des oies ? Allez, allez ! reportez-moi ces gamelles-là à la cuisine et allez vous mettre en tenue pour le peloton. Rien de bon pour la digestion comme un peu de maniement d’armes.

Et il fallait bien qu’ils s’exécutassent, quittes à engouffrer en leurs poches leurs maigres portions de viande grasse encore chaude, et à siffler leur bouillon en courant, comme ils eussent fait d’un verre de vin. L’adjudant leur donnait la chasse, traînait sa quille à trois pas derrière eux, les conduisait jusqu’à la chambre où ils faisaient une apparition d’un instant, le temps de se sangler le sabre sur les flancs, de décrocher leurs mousquetons et leurs shakos, idiotisés, affolés, ahuris de la sauvagerie de cette poursuite, de cette voix qui, du dehors, leur arrivait par la fenêtre ouverte :

— Vous savez, ne vous pressez pas ; c’est moi qui suis à vos ordres.

Puis venait le tour du peloton de chasse. Flick n’en perdait pas une bouchée, apportait à le surveiller un amour de bon cuisinier pour les casseroles confiées à ses soins. En sa qualité d’ex-brigadier, La Guillaumette commandait le mouvement. Il l’exécutait à la fois, en sa nouvelle qualité de cavalier de seconde classe. Coude à coude avec Croquebol, le nez à deux pouces d’un mur nu, lequel faisait réflecteur, leur emplissait les yeux d’une blancheur aveuglante, il commandait :

— Portez… arme ! Un temps, trois mouvements !… Un !

Et la paume de la main droite soutenant la crosse du fusil, la main gauche encerclant le canon, ils demeuraient cinq minutes immobiles, au temps, gardant la position, la nuque cuite sous le soleil. À la fin, La Guillaumette commandait :

— Deux !

Mais toujours Flick intervenait, criait :

— Holà ! hé ! pas si vite ! il est bien pressé, celui-là ! Voulez-vous me recommencer cela, je vous prie.

En résumé, ils portaient et reposaient l’arme quatre fois à peu près par heure.

Or, un jour qu’il était de semaine, Hurluret, traversant la cour, flaira vaguement quelque chose. Il s’approcha en sondeur, se vint camper dans le dos de Flick. Celui-ci, justement, une cigarette aux lèvres, était en train de faire le bel esprit ; il déployait des trésors d’ironie, pinçait la corde de l’allusion, parlait de missions et de missionnaires. Il raillait :

— Ils sont beaux à voir, les missionnaires ! Non, vrai, ils ne sont pas cochons ! Attendez un peu, mes lascars, si vous ne vous mettez pas au pas, je vais vous en faire donner une, de mission, et une belle encore, vous verrez ! Oui, oui, quelque chose de rupin, là-bas, dans la libre patrie des carottiers et des fortes têtes. Un chic pays, je vous en réponds, où vous n’attraperez pas d’engelures !

Et s’interrompant :

— Ce n’est pas ça ! Recommencez-moi ce mouvement-là en le décomposant. Au temps ! Au temps ! Je vous dis que ce n’est pas ça ! Nom de nom, La Guillaumette, voulez-vous mettre plus d’écart entre le premier temps et le second ! Nous allons nous fâcher, m’sieu le missionnaire !

Hurluret le laissait aller sans souffler mot. Simplement, il pesait sur le bout de sa botte, tel un bretteur met à l’épreuve la solidité de sa lame, et il attachait bizarrement, sur le fond de pantalon du sous-off, un regard de gamin que prend la tentation de crever un ballon du Louvre à coups de pied.

Pourtant, il se contint, se borna à demander avec une extrême froideur :

— De quoi est-ce que vous vous mêlez ?

Flick, qui était à mille lieues de soupçonner cette présence, fit un demi-tour précipité, prit la position militaire.

Il dit :

— Je vous demande pardon, mon capitaine, mais je me… mêle… de mon service.

— En vérité ? dit Hurluret.

— Mais… sans doute, fit l’adjudant.

— En ce cas, pourquoi fumez-vous ? demanda

— « Alors, cria-t-il, j’ai menti ! »

encore l’officier. On ne fume pas dans le service, vous le savez aussi bien que moi. Hein, si je vous collais huit jours, pour vous apprendre ?

Nul doute qu’il lui cherchât une querelle d’Allemand. Flick vit le coup et se déroba ; d’une moue rapide de la lèvre, il avait craché son mégot, et, les mains abattues dans le rang, l’œil fixé à dix pas devant soi, ce vieux finaud laissait venir. Malheureusement, cet excès de soumission opéra juste en sens contraire de ce qu’il en avait auguré. Hurluret, à la vérité, avait bien compté que l’adjudant se lancerait naïvement dans des explications, lesquelles, travesties en “ répliques ” pour le plus grand bien de la cause, aboutiraient comme de raison aux huit jours de salle de police traditionnels. Il eut le nez cassé. Il en prit de l’aigreur et commença de piétiner les plates bandes, criant :

— N’ayez pas l’air de vous ficher de moi, ou, tonnerre, ça va tourner mal. Je ne vous botterai pas le derrière, moi ; pas si bête ! mais je vous foutrai dedans comme un simple tambour, tout sous-officier que vous êtes !

Le dos tourné, demeurés au port d’arme, La Guillaumette et Croquebol gardaient une rigidité de mannequins, mais une jubilation énorme montait en eux, secouait leurs épaules d’une tremblotte légère. Quant à Flick, il semblait qu’il eût perdu sa langue ; de toute la puissance de sa contrition, de son mutisme et de son inertie, il résistait à l’attaque brutale du capitaine Hurluret. Celui-ci se taisait à son tour, tâchait à ravaler son exaspération. Soudain, elle déborda, lui jaillit hors des lèvres, et, lâché, toutes voiles au vent, dans une mauvaise foi héroïque, il flanqua à l’adjudant Flick huit jours qui ne rimaient à rien :

— Allez ! huit jours ! vous les avez ! vous pouvez aller prendre votre paillasse ! Et si, sacré nom de Dieu, vous n’êtes pas augmenté de huit jours, au rapport de demain matin, je veux être changé en bénitier ! Voilà !

Sur quoi, il tourna les talons, et fut conditionner à Flick un libellé dans les grands prix. Flick ne coupa aucunement à l’augmentation prédite, et dès lors, quinze jours durant, il connut l’amère douceur de venir le soir, devant le poste, à l’appel des consignés prendre la file comme un bon bougre.