Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 491-494).


XLV

La Vaux
(DE VÉVEY À LAUSANNE).




Lausanne, — 19 oct.

Mon tour est fini, j’ai revu la capitale du canton, il ne me reste plus, ami, qu’à t’envoyer mes sensations sur quatre lieues de vignobles, sur la contrée que l’on nomme La Vaux.

Ce rideau uniforme de pampres, ces gradins de terre végétale étagés les uns sur les autres jusqu’au faîte du Jorat nu et généralement monotone, ces petits murs grisâtres qui rayent tout le flanc de la montagne et soutiennent le sol qui tend sans cesse à s’ébouler et à entraîner les ceps gâtent le paysage.

Je comprends l’ennui qu’ils inspirent à Obermann. Il paraît que cette terre, si fertile, a été apportée en bateau de la Savoie et étendue sur le roc, base de tout le versant.

Pourtant il y a encore quelque poésie autour de cette prose agricole : l’onde bleue clapote ou se brise sur des blocs noirâtres semés à peu de distance du rivage, tombés des cimes. Chillon surgit au loin avec son entourage d’Alpes au coloris violacé, brumeux ou empourpré, et en suivant de l’œil la courbe que décrit le bord du réservoir lémanique, on distingue Vévey, Clarens, Montreux, Le Boveret, Saint-Gingolph, Meillerie, et leur couronne dont les fleurons sont des pics dentelés, des dômes énormes, des obélisques gigantesques.

Quand le temps est à l’orage, quand le vent du midi soulève et fait onduler toute la surface de l’eau, quand des vapeurs ternes voilent le montueux horizon, le lac, vu dans sa longueur, du côté de Genève, rappelle les perspectives de la pleine mer.

Le premier village qui se présente, au sortir de Vévey, est celui de Saint-Saphorin, dans un site escarpé, peu favorable aux véhicules, et à l’entrée duquel le ruisseau écumeux du Forestay descend en sautillant parmi les roches, et apporte au Léman les eaux de son mystérieux frère et tributaire de la montagne : le petit lac de Bret, que l’on ne visite guère et qui se cache en des vallons dominés par la tour de Gourze[1].

On cultivait autrefois l’olivier à Saint-Saphorin (Saint-Symphorien), et le seigneur percevait la dîme des olives.

Un peu plus loin on passe sous Chexbres, assez haut perché, et l’on côtoie le vieux château épiscopal de Glérolles, bâti sur un quartier de granit qui sort de l’eau, et rappelle un peu par sa situation celle de Chillon.

Puis on marche au pied des meilleurs plants de La Vaux, ceux du Désaley, d’Épesse et de Marsens.

En 563, disent les annales de ces bords, le village d’Épesse fut déplacé par suite de grands cataclysmes géologiques résultant de l’éboulement du mont Tauretune ; il glissa doucement avec les terrains qui le supportaient sans que, — chose phénoménale ! — aucune habitation fût renversée, sans qu’aucun habitant fut blessé ou tué. En mémoire de cette glissade inouïe on institua une fête religieuse qui subsista pendant plus de neuf siècles. Aujourd’hui les terrains continuent de s’affaiser, mais insensiblement, et sans la vigilance de la population on pourrait redouter de grands malheurs.

En continuant de suivre la route j’ai atteint la petite cité de Cully, au fond d’un golfe ; on y cultive la vigne de toute antiquité, c’était le Coclium, Culiacum ou Collium des Romains, et I’on y a découvert des vestiges d’un temple de Bacchus et une inscription votive à ce Dieu, laquelle est ainsi conçue :

Libero patri cocliensi.

Cully a produit un faiseur de vers nommé Abraham Champrenaud, qui vivait dans le siècle dernier, et un homme prodigieux dont l’histoire, l’entreprise héroïque et la dramatique fin séduisent ma friandise littéraire ; je me propose à traiter à loisir ce beau sujet[2].

Pour terminer ma relation de voyage, il me reste à dire qu’à Villette, en dessous de Grandvaux et des enclos de vignes, on trouve une très vieille église paroissiale du style roman, avec une flèche grise et lézardée que l’on n’a pas encore songé à replâtrer ; et que Lutry, — où je t’ai déjà conduit dans mes promenades aux environs de Lausanne, — s’annonce par la tour de Bertholo, reste d’un château fondé par la reine Berthe ou par Berthold de Neufchâtel, évêque de Lausanne. La première de ces opinions est celle que les historiens adoptent de préférence, car Bertholo dépendait du prieuré de Payerne que la reine combla toujours de bienfaits et où l’on voit encore son tombeau.

  1. Et non pas de Goure (nom employé par erreur dans la 39e lettre du Rhin) ; je ne sais trop s’il faut attribuer la construction de cette tour aux Hongres, aux Sarrasins ou aux Romains — Le lac de Bret est un charmant vivier d’une lieue de tour, ovale, solitaire, à la base du Mont-PèIerin ; l’eau paraît stagnante et moite, elle creuse incessamment le sol au-dessous de ses bords dont l’approche n’est pas sans dangers ; des joncs élèvent leurs aigrettes brunes et des plantes aquatiques font un vert réseau à cette nappe tranquille et peu visitée.
  2. Un monument a été élevé par souscription à Davel, personnage si populaire en Suisse et si peu connu en France ; il se voit sous les allées d’arbres de la place d’armes, au bord du lac.