Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 495-496).


XLVI

Le Malaise de la Vie.




Lausanne, — 20 oct.


Je suis sombre, morose, et je cherche pourquoi...
Un ennui sans motif m’étreint, pèse sur moi.
Je vous aime pourtant, rivages doux et rudes,
Lac bleu, monts étagés ! — ô grands sujets d’études.
De contemplations ! — J’éprouve une langueur
Étrange, inexplicable ; un serrement de cœur.
Ô mon âme ! qu’as-tu ? d’où te vient cette angoisse ?
Parle donc !... quel chagrin te tourmente et te froisse ?
Tu l’ignores, ton mal ne se peut définir,
Rien ne peut le tromper longtemps et l’assoupir.
Il atteint les puissants, les heureux de la terre.
Les riches et les forts ; son souffle délétère
Flétrit tous les bonheurs impitoyablement ;

Qu’il serait moins cruel s’il était violent !...
Ni les plaisirs choisis, les voluptés du monde.
Ni même la famille en douceurs si féconde,
Si féconde toujours en consolations,
Ni les succès flatteurs, les vives passions,
L’amour et l’amitié, la gloire et le génie,
Ne sauraient te guérir, malaise de la vie !
Vague ennui d’exister, sentiment douloureux
Qui nous mets malgré nous des larmes dans les yeux,
Qui fais que sans misère on se voit misérable,
Que I’on gémit sur soi d’un accent lamentable.
En mon esprit lassé, nul robuste ressort...
Tout m’accable et je suis triste jusqu’à la mort.
Aujourd’hui, qu’êtes-vous pour moi, beautés alpestres !
Un vulgaire tableau, — toutes choses terrestres
N’ont rien qui m’assouvisse et me puisse calmer,
Je regarde le sol où je dois m’abîmer,
Puis je lève les yeux vers l’immensité morne,
Vers l’infini des cieux, vers cet éther sans borne
Que le soir d’un jour pur nous montre scintillant.
Ici : fange et poussière, et là : vide effrayant...
Je sais où va le corps. Ô Seigneur ! où va l’âme ?
Lorsque le tison meurt on voit mourir la flamme,
L’être moral, dit-on, franchit le divin seuil...
Si ce n’était pourtant qu’un vain rêve d’orgueil !