Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 311-321).


XXXIII

Cologny. — Hermance. — Jussy.




Jussy, — 28 sept.

Je t’écris, mon cher ami, d’une bourgade heureuse, agréable, éparse dans une plaine, — à l’extrémité nord-est du canton, entre le lac qui va toujours s’élargissant et la montagne des Voirons, boisée depuis sa base jusqu’à son sommet, — près d’une forêt étendue, percée de longs corridors de verdure qui se coupent régulièrement.

On pouvait autrefois y chasser le daim, le chevreuil et le sanglier, elle est maintenant, à ce que l’on m’a dit, fort peu giboyeuse. Il faut l’attribuer sans doute aux trop nombreux chemins qui la traversent.

Jussy formait avant la Réformation un fief des évêques de Genève enclavé dans la Savoie ; des fossés marécageux sont tout ce qui reste du château épiscopal, qui fut toujours hostile à Genève depuis que ses habitants eurent secoué le double joug du despotisme religieux et du despotisme politique.

Les catholiques, soit ducaux, soit épiscopaux, qui harcelèrent si longtemps et si opiniâtrement la ville, avaient pour refuges et places d’armes trois donjons dans lesquels ils se jetaient quand les habitants de la ville faisaient des sorties : Gaillard, Jussy et Peney.

La vindicte populaire a soufflé sur ces repaires et les a réduits en poudre que le vent des âges s’est chargé de balayer.

J’ai quitté Genève la vaillante, la savante, la belle et la fière, de grand matin, par un temps sombre et venteux, fort propice aux réflexions graves et vagues. Mes épaules, déshabituées du havre-sac par quelques jours de repos, de petites promenades que j’ai faites le corps et l’esprit débarrassés de tout fardeau incommode, furent bientôt fatiguées de la pression des courroies, du poids de mes hardes, et m’imposèrent de fréquentes étapes sur ces bancs publics que l’on trouve à l’embranchement des routes, aux lieux ombragés, presque toujours près d’une limpide fontaine, et qui attestent la paternelle bonté des gouvernants pour les paysans, les laitières, les piétons, les promeneurs, les voyageurs pédestres, les gens de toute espèce portant hottes, corbeilles, bissacs et havre-sacs.

Au-dessus du banc, à la hauteur d’une tête d’homme ou de femme, est un étagère pour recevoir l’objet que I’on porte et que l’on veut déposer un moment.

Rien de semblable chez nous.

Pourquoi ?

Belle demande !...

Parce qu’il est plus difficile de cultiver avec soin un grand domaine qu’un petit, d’entretenir une grande maison qu’une petite. Les administrateurs de Genève ont tout sous les yeux et sous la main, rien ne leur échappe ; ceux de nos départements n’ont rien sous les yeux et rien sous la main : ils sont changés fréquemment, ils ignorent les besoins de leurs administrés, ils s’intéressent médiocrement à une contrée où ils ne sont pas nés, dont un caprice de l’autorité supérieure peut les arracher inopinément, et puis ils ont à exploiter un trop vaste champ d’affaires.

Notre pays, en raison de son étendue, est le pays des grands intérêts généraux. — Nous nous occupons bien plus des choses d’ensemble que des objets de détail.

À Genève règne une philanthropie pratique, l’instinct tendre des besoins et des commodités de chaque classe : le Genevois, fier à l’excès de sa patrie, aime que les étrangers la vantent et l’admirent, c’est là sa petite vanité, je le sais, et ne puis l’en blâmer, car il aime aussi ses semblables, tout concourt à me le prouver. Sans doute il a ses travers, ses ridicules. — Eh ! n’avons-nous pas les nôtres ? qui n’a pas les siens ! — Mais on nourrit trop de préventions, trop d’idées fausses contre lui.


Genève est une ville que je n’ai jamais quittée sans regrets et sans former le projet d’y revenir ; quiconque s’en éloigne lui dit plutôt : au revoir ! qu’adieu.

Ainsi disais-je ce matin en sortant de son enceinte par la porte de Rive et en me dirigeant par les Eaux-Vives vers l’adorable coteau de Cologny qui fait face à celui de Prégny, non moins adorable ; que j’aime ces deux collines séparées par la partie la plus étroite du lac, qui reflète leurs innombrables maisons de plaisance, leurs parcs, leurs jardins et leurs bocages ravissants !...

Le village de Cologny (Colonia, disent les partisans d’étymologies romaines) est traversé par la route du Simplon, qui suit le littoral chablaisien ; la commune renferme trois villas célèbres par les personnages qui les ont habitées : l’une fut la résidence de J. de Muller, auteur de l’Histoire des Suisses (campagne Tronchin) ; l’autre de lord Byron (campagne Diodati) ; la troisième du banquier genevois Clavière, qui joua un rôle dans notre première révolution, et qui se donna la mort pour ne pas monter sur l’échafaud de 1793.

En suivant la route je suis arrivé à Vesenaz, où j’ai remarqué une maison de paysan qui a dû être jadis un logis de noble ; elle est flanquée d’une tour ronde, atteinte d’obésité par affaissement, et ornée de galeries extérieures, de bois à jour d’un charmant effet rustique.

Je me suis mis à rôder à l’entour, cherchant un point de vue convenable pour la dessiner, mais comme il eût fallu faire couper un gros noyer et pratiquer une trouée dans un mur de clôture, pensant que le propriétaire pourrait bien être assez peu complaisant, assez peu ami des arts, pour s’y refuser, j’ai passé outre.

Le temps était entièrement brumeux, il faisait un grand vent, parfois il tombait de petites ondées d’une pluie fine, et de grosses vagues d’émeraudes à la crête d’argent couraient vers Genève poussées par la bise.

Je cheminais les mains au fond de mes goussets, le bâton sous le bras, le manteau sur les épaules, quand j’entendis la métallique mélodie d’une sonnerie de paroisse, qui venait du centre des terres, en tirant vers la montagne.

Son intonation plaintive, qui avait quelque rapport avec celle de Lavigny, était triste, gémissante ; ces cloches pleuraient sans doute un trépassé ; je conjecturai qu’elles jouaient dans le ton de sol mineur. Le même rythme fort simple se reproduisait sans cesse.

Le si et le sol, sur lesquels roulait toute la mélopée, se trouvèrent à l’unisson de la disposition mélancolique de mon esprit.

Par un temps pareil je devais entendre une sonnerie pareille.

— Où sonne-t-on les cloches, là-bas ? demandai-je à un enfant qui passait.

— À Meiny, me répondit-il, c’est un village catholique.

Il m’importait peu qu’il le fût ou non.

Pensant que cette musique métallique ne pouvait être que celle d’une de ces bonnes vieilles églises campagnardes qui font songer à Dieu bien mieux que les temples païens de Notre-Dame-de-Lorette, de la Madeleine et de Saint-Vincent-de-Paul, je me détournai de ma route ; je ne trouvai qu’une église des plus ordinaires, avec un clocher carré parfaitement neuf et blanchi à la chaux.

D’où je conclus qu’il ne faut pas juger de la figure des gens par leur voix.

En regagnant la route, j’ai failli m’embourber dans une plaine vaseuse pour voir les presque imperceptibles restes de Rouelbau ou Roillebau, château de chasse des ducs de Bourgogne, qui s’élevait autrefois au milieu des marais.

J’ai passé ensuite à Bellerive, — vaste maison d’exploitation rurale, à gros pavillons épais et lourds, sur une saillie du rivage, vis-à-vis de Genthod.

C’était une abbaye de religieuses de l’ordre de Citeaux, qui fut détruite par les Genevois et les Bernois en 1530. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, voulut établir là, en 1671, un port et une citadelle riveraine pour nuire au commerce de Genève et inspirer en même temps à cette ville des alarmes au sujet de son indépendance.

Cette fantaisie faillit rallumer la guerre.

Après avoir longé longtemps une grève de galets et de sables battus furieusement par les eaux agitées du lac, et traversé de boueux sentiers qui traversent un amphithéâtre de vignes, j’ai atteint le gros village d’Hermance à l’extrême frontière du canton de Genève, sur un terrain fort inégal qui s’abaisse de la route au Léman.

Ce village catholique, cédé en 1816 par la Savoie au canton de Genève, est près d’un ruisseau qui porte son nom ; on y remarque la très grosse, très antique et très haute tour ronde, construite avec de solides blocs de silex, qui le domine et qui dut faire partie du château de ses anciens barons ou des murs de son enceinte. Cette construction, quoique fort élevée, l’est pourtant moins qu’autrefois ; le propriétaire de la campagne dans laquelle elle est enclavée a eu l’originale idée de créer à son faîte actuel un jardin planté d’arbres. J’ai contemplé longtemps d’en bas les vigoureux sapins qui, juchés sur ces murailles brunies, tremblaient à l’orage, puis j’ai gravi l’escalier pratiqué dans cet énorme tube de pierres et suis allé m’asseoir sur la plate-forme, d’où l’on découvre les deux bords, là je me suis pris à faire ces réflexions :

N’est-il pas fâcheux, n’est-il pas malheureux que cette vallée du Léman ne forme point un seul et même État ? Les rapports des Savoyards et des Vaudois sont gênés, entravés, difficiles ; il faut l’attribuer aux douanes sardes et à la différence radicale de l’organisation politique dé ces deux peuples, qui n’en formèrent qu’un sous le sceptre des derniers comtes et des premiers ducs de Savoie.

Bon nombre d’habitants de la rive droite, — c’est-à-dire du Pays-de-Vaud, — n’ont jamais mis le pied sur la plage opposée, et beaucoup de Savoisiens qui pourraient se rendre en peu d’heures à Lausanne ne connaissent cette ville que de nom.

N’est-ce pas inimaginable ?


M. Joseph Bard fait remarquer dans son excellente notice sur Genève, publiée dans la Vénus d’Arles, que les noms de la plupart des localités qui entourent cette ville sont d’une euphonie, d’une grâce toute charmante, — et il cite, à l’appui de son dire, ceux de Cologny, d’Hermance, de Chambézy, de Prégny. — Cela ne m’a jamais étonné le moins du monde. — À de si doux lieux il faut nécessairement de doux noms.


D’Hermance je me suis dirigé vers Jussy par Veigy, Foncenex, — villages de Savoie, — et par celui de Gy qui dépend de Genève. Le premier m a rappelé François de Sales, dit l’apôtre du Chablais, qui préféra, — au grand déplaisir de ses parents, — prendre la soutane que de prendre pour femme Mlle de Veigy, fille d’un conseiller d’État du duc de Savoie, et juge-mage de la province. Les auteurs qui ont écrit la vie de cet évêque ne manquent pas, selon l’usage, de lui faire un grand mérite de son renoncement et de nous représenter la dédaignée demoiselle comme une personne accomplie de tous points.

Entre Gy et Jussy on trouve le Crêt, petit château à deux sveltes tourelles, sur un monticule de vignes ; il est surmonté d’une lanterne et n’a presque pas de fenêtres, sa terrasse tournée au midi supporte deux pavillons symétriques.

Une maison sans fenêtres, n’est-ce pas une tête sans yeux ?

Cette seigneurie appartint, vers le milieu du quatorzième siècle, à la maison de Blonay, une des plus anciennes de la vallée du Léman, et, au dix-septième siècle, à Théodore Agrippa d’Aubigné.

Il faut, mon cher Émile, que je te conte ce que m’a conté l’hôtesse d’une auberge de Jussy tout en recousant les boutons de mon habit de voyage et pendant que je soupais ; il s’agit de la déception amère et digne de compassion d’un pauvre garde champêtre, j’en suis la cause, voici en deux mots le fait :

Un peu avant la chute du jour je rôdais à travers les prairies et sur la lisière des vignes qui entourent le château du Crêt, cherchant un endroit propice pour le croquer tout à mon aise ; pendant ce temps-là j’étais épié sans m’en apercevoir par un garde qui, blotti je ne sais où, ne perdait pas de vue un seul de mes mouvements et me croyait fort disposé à croquer, — non pas le petit manoir de d’Aubigné, — mais des raisins, car on n’a pas encore commencé les vendanges.

Bon ! se disait ce vigilant et digne fonctionnaire public, voilà un maraudeur qui s’apprête à remplir son havre-sac, il s’assure que personne ne l’observe avant de faire son coup..... il y met de la précaution..... mais ça n’empêche pas que je vais te pincer, te prendre en flagrant délit, te faire un bon petit procès-verbal, te conduire chez monsieur le syndic... ah ! mais oui...

Et le brave homme se frottant les mains, souriant à la chère gratification qu’il avait en perspective, me suivait sans bruit, se glissait derrière les arbres, dans les fossés desséchés, se courbait pour être caché par les buissons, exécutait patiemment, — toujours à mon insu, — les marches et les contre-marches d’une stratégie savante.

Il voulait gagner sa journée. — Quoi de plus juste ! ne faut-il pas que chacun vive de son métier, de son industrie ? qu’un avoué instrumente, qu’un huissier proteste et qu’un honnête homme de garde verbalise ? — Mais ô désappointement inénarrable ! ô stupéfaction ! ô déception ! ô chagrin ! il me voit quitter tout-à-coup mon havre-sac, planter en terre mon gourdin, m’asseoir sur l’herbe, tailler mon crayon, ouvrir mon album et dessiner le château.

Cela ne faisait nullement son affaire, comme tu dois le penser, aussi fut-il penaud, attrapé, désappointé plus que je ne saurais le dire.

Quel mauvais procédé envers ce malheureux !... lui faire perdre son temps... le voler en ne volant pas... le priver méchamment d’une légitime rémunération sur laquelle il comptait...

En bonne justice je lui devrais une indemnité !

Il est venu piteusement, l’oreille basse, conter sa triste déconvenue à mon hôtesse, qui s’est empressée de m’en faire part.

Voilà comment j’ai su la chose, comment j’ai appris mes torts.