Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 301-310).


XXXII

L’Escalade.




Lancy, — 27 sept.

En Sortant de Genève par la Porte-Neuve, et en traversant la petite ville de Carouge, naguère savoyarde, et qui peut passer pour un faubourg de la capitale du canton, j’admirais la campagne si plantureuse, si riante, si coquettement cultivée, couverte de tant d’habitations à la mine prospère, et je me reportais par la pensée aux temps néfastes où elle était ravagée par l’ambition tenace des ducs de Savoie ; je croyais voir les récoltes et les maisons en flammes, les paysans exterminés, les escadrons lancés à travers champs et détruisant les espérances du cultivateur ; j’entendais des gémissements, des prières et des malédictions.

Le sang et les pleurs coulaient de toutes parts.

Et cela, parce que Genève voulait prier Dieu à sa guise et proscrivait la messe, parce qu’elle entendait se gouverner elle-même et ne pas laisser prendre un pied dans son enceinte au monarque de Turin, qui réclamait le château de l’Île, jadis occupé par les vidames de ses prédécesseurs !

Cette guerre de dévastations, de pillages, d’escarmouches réitérées, d’embuscades, de maraudes, de prises et de reprises de châteaux, entremêlée de trêves déloyalement rompues, d’armistices dérisoires, de traités de paix aussitôt violés que signés, dura environ un siècle.

À la fin le bon droit triompha, les ducs furent obligés de renoncer à leurs injustes prétentions ; le chat ne put dévorer la souris, la souris fut victorieuse. — Grand miracle que l’on n’a pas assez célébré !

Genève comptait tout au plus quinze mille habitants au dix-septième siècle, son territoire ne dépassait pas ses remparts ; livrée pour ainsi dire à ses propres forces, — qui étaient très faibles, si je puis ainsi parler, — abandonnée, la plupart du temps, de ses coreligionnaires de la Suisse et de ses alliés, regardée par les grands États du voisinage comme un foyer de désordre, de turbulence et d’hérésie, hermétiquement bloquée par les possessions de son ennemi éternel, elle tient tête, pendant près de cent ans, à des monarques régnant sur sept ou huit grandes provinces, ayant un riche trésor, alliés à plusieurs grandes maisons royales de l’Europe, pouvant lever de nombreuses troupes d’infanterie et de cavalerie, pouvant assiéger la ville par terre et par eau, elle les bat plusieurs fois, elle déjoue leurs ruses, leurs intrigues, leurs artifices, leurs machinations, elle évite leurs embûches, elle résiste valeureusement à maintes agressions, à maints assauts, elle triomphe des attaques traîtreuses comme de celles qui sont faites ouvertement.

Quelques syndics, quelques bourgeois, quelques marchands disposant d’insuffisantes ressources, gênés dans leur action par le contrôle populaire, tiennent en échec une puissance et empêchent par l’union, la prudence, la vigilance et le dévouement, la réalisation de ses iniques et obstinés desseins.

Spectacle unique dans l’histoire des peuples, merveilleux, vraiment digne d’admiration !

La plus célèbre entreprise tentée contre Genève est celle de Charles-Emmanuel Ier , duc de Savoie, en 1602, Henri IV régnant sur la France, François de Sales habitant Annecy, où il portait le titre d’évêque de Genève in partibus... hæreticorum, et Théodore de Bèze, âgé alors de quatre-vingt-quatre ans, gouvernant l’église genevoise. — Elle est connue sous le nom de l’Escalade.

La relation authentique de cet événement extraordinaire, si malencontreux pour la Savoie, si heureux dans son issue pour Genève, doit naturellement trouver place en ma correspondance :

Le duc, voyant que ses tentatives au grand jour pour s’emparer de la ville n’avaient pas un bon résultat, résolut d’employer d’autres moyens, de l’attaquer nuitamment, sournoisement, de la surprendre dans son sommeil. Mais, si secrets que furent ses préparatifs, ils vinrent aux oreilles des amis de la cité qui en donnèrent avis au Conseil, lequel resta dans sa sécurité et ne prit aucune précaution.

Les fortifications ayant été examinées, les fossés sondés par des émissaires savoyards, Charles-Emmanuel quitta Turin incognito, traversa en poste ses États et fit halte au pont d’Étremblière, attendant le résultat d’une expédition qu’il eût dû diriger en personne.

C’était le 11 décembre, à la tombée de la nuit, les troupes savoyardes qui se composaient du régiment de la Val-d’Isère, fort de huit cents hommes, de quatre compagnies de cavalerie, de quelques gentilshommes et d’autres corps de Napolitains et d’Espagnols, commandés par Brunaulieu, gouverneur du bourg de Bonne, et par un général nommé d’Albigny, débouchent à pas de loup des gorges du Faucigny et suivent le cours sinueux de l’Arve, pour que le bruissement des eaux couvre celui des armes ; dans sa marche cette petite armée arrête tous ceux qu’elle rencontre et qui auraient pu donner l’alarme aux Genevois endormis et se fiant à la foi des traités.

Arrivés presque sous les murs de Genève comme des gens qui vont faire un mauvais coup, comme des voleurs qui, à la faveur des ténèbres, envahissent le domaine d’autrui, nos Savoyards, superstitieux comme on l’est dans tous les pays d’ignorance, dérangèrent un pauvre lièvre qui dut faire de savantes évolutions pour sortir de leurs rangs et regagner les bois. Ils regardèrent cela comme un fâcheux présage. Plus loin des pieux plantés en terre leur causèrent une certaine frayeur, et ils craignirent d’avoir donné dans une embuscade ; enfin, lorsque munis de claies et protégés par une nuit fort sombre ils se disposaient à franchir les fossés de la Corraterie pour appliquer des échelles, assez habilement préparées, contre les murailles, une grosse volée de canards s’éleva à leur approche, mais ces oiseaux ne furent point aussi utiles à Genève que les oies l’avaient été à Rome, — comme le fait remarquer une histoire locale, où l’on trouve parfois des aperçus ingénieux et des réflexions piquantes. — Ils ne réveillèrent aucune sentinelle et ne dérangèrent nullement l’escalade[1].

Les échelles sont dressées, un jésuite écossais, le P. Alexandre, exhorte les soldats à monter, il leur distribue des billets où sont écrits des passages des livres saints en les assurant qu’ils les préserveront de tout mal, et que chaque échelon est un degré qui les rapproche du Paradis.

Trois cents hommes escaladent les remparts et se blotissent le long des parapets, attendant quatre heures du matin, moment où un grand renfort de troupes doit arriver d’Annecy et entrer par les portes qu’ils se proposent de leur ouvrir.

Mais les choses eurent un autre dénoûment.

Dieu veillait.

Vers deux heures et demie ou trois heures, une sentinelle genevoise, placée sur la tour de la Monnaie, à l’endroit où les fossés aboutissent au Rhône, ayant entendu des pas, donna l’alerte au corps-de-garde ; un soldat portant une lanterne fut envoyé au bord du parapet et vit des hommes armés qui ne répondirent point à son qui vive ! aussitôt il leur lâcha un coup d’arquebuse en criant de toutes ses forces : armes ! armes ! Mais on se jeta sur lui et il fut massacré, alors la sentinelle de la tour tira aussi sur les Savoyards.

Ces deux coups de feu furent le signal de la défense.

Cependant Brunaulieu et les siens voyant la mèche éventée se décident à attaquer immédiatement la ville de quatre côtés : aux portes Neuve, de la Tartasse, de la Monnaie et de la Treille, — celle-ci conduisait à la Maison-de-Ville, — afin de livrer passage aux troupes qui stationnaient sur les glacis de Plainpalais, et laissent à quelques compagnies la garde des échelles, toujours appuyées aux remparts.

Les treize hommes qui gardaient la Porte-Neuve ne voyant pas la possibilité de la défendre battent en retraite vers l’Hôtel-de-Ville qu’il importe de sauver, mais l’un d’eux a la présence d’esprit d’abattre une herse de fer, ce qui empêcha un Savoyard de faire sauter cette porte au moyen d’un pétard.

Sans cette précaution d’un avisé soldat, c’en était fait peut-être de l’indépendance de Genève.

Ceci se passait pendant que l’on sonnait le tocsin à grand branle, que les bourgeois à demi-vêtus sortaient de leurs maisons et se ralliaient tant bien que mal à la lueur de quelques torches ; des combats meurtriers s’engagèrent dans les rues, principalement à la Corraterie, à la Monnaie, à la Tartasse ; partout les citadins eurent le dessus : les Savoyards furent tous ou tués ou faits prisonniers. Au moment où les fuyards se précipitaient vers les échelles et où leurs compatriotes et auxiliaires du dehors se disposaient à les gravir, un boulet tiré fort à propos du bastion de l’Oie et rasant la muraille brisa ou renversa les échelles, plusieurs de ces fuyards se jetèrent dans les fossés.

D’autres décharges à mitraille dispersèrent et anéantirent les bataillons postés à Plainpalais.


Le duc, que l’on avait eu le soin d’avertir de l’entrée des trois cents hommes dans la ville sans coup férir, croyait déjà tenir Genève, chantait victoire, s’abandonnait à une joie qui fut hélas ! de bien courte durée, et venait d’envoyer dans plusieurs directions des courriers pour annoncer le succès de ses armes.

Il se retira précipitamment et repassa les Alpes, le chagrin et la honte au cœur.

Ce même prince, auquel on s’accorde à reconnaître de l’habileté, céda à la France la Bresse, le Bugey et le Pays-de-Gex (tout le territoire qui forme aujourd’hui le département de l’Ain), en échange du marquisat de Saluces et de quelques châteaux.

Notre pays s’est agrandi peu à peu à l’orient, l’ordre providentiel de ses acquisitions successives a quelque chose qui frappe l’observateur.

Sous Philippe de Valois une cession lui donne le Dauphiné.

Sous Henri IV la Savoie est prise ; un échange le rend maître du Bugey, de la Bresse et du Pays-de-Gex.

Sous Louis XIV la Franche-Comté et l’Alsace sont conquises.

Enfin, dans les temps modernes, la Belgique et la Savoie sont absorbées.

Ces deux États nous ont été ravis à l’époque de nos derniers désastres, alors que Napoléon, — objet d’un culte aveugle, fétiche de tant de gens, — nous faisait expier nos victoires par des défaites, nos succès par des revers, notre gloire par de la honte, notre grandeur par de l’abaissement.

Je ne puis pas aimer l’illustre corse : quand je songe à Austerlitz je songe à Waterloo ; quand je pense à l’entrée de nos armées à Vienne, à Berlin, à Moscou, je pense malgré moi aux deux invasions, aux alliés à Paris.

Revenons à l’escalade :

Théodore de Bèze monta en chaire, et de sa voix chevrotante de vieillard entonna un psaume d’allégresse et d’actions de grâces.

L’escalade coûta deux ou trois cents hommes au duc de Savoie et trente seulement aux Genevois.

Il m’est pénible de le dire : soixante-sept prisonniers savoyards, parmi lesquels se trouvaient quelques nobles, considérés comme des brigands, furent condamnés à mort et exécutés ; pour satisfaire le peuple, dont l’exaspération était grande, et imprimer de la terreur aux ennemis, on plaça leurs têtes sanglantes sur des poteaux le long du boulevard de l’Oie.

C’était souiller la victoire.

Telle fut l’issue de la dernière entreprise de la Savoie contre Genève, qui institua une fête commémorative annuelle en l’honneur de cette nuit de combats.

On conserve dans le musée de la ville la lanterne du soldat qui fit une ronde et découvrit le premier les escaladeurs, et des échelles de ceux-ci ; elles sont peintes en noir (précaution dont le but se comprend sans peine) et faites de plusieurs pièces s’adaptant très bien, de sorte que l’on pouvait les allonger et les raccourcir à volonté ; le bas est garni de pointes de fer au moyen desquelles on les planta dans le sol, et le haut de poulies couvertes de draps qui servirent à les dresser.


J’ai dirigé mes pas aventureux vers le riche village de Lancy, qui occupe une éminence touffue au-dessus d’une petite rivière, affluent de l’Arve ou du Rhône.

Le hasard m’a conduit ici et je lui en sais gré.

Je reviens à la ville que je quitterai décidément demain à l’aube pour visiter toute la rive gauche du Léman qui appartient en grande partie, comme tu le sais, aux États Sardes, et revenir par ce chemin à Lausanne, commencement et fin de mes courses pédestres.

Voilà de bien longues lettres, cher Émile, je crains que tu ne les trouves trop remplies ; mais n’est-ce pas une insigne noirceur que d’envoyer du papier blanc à un ami ?...

  1. Le bastion sous lequel étaient alors les assaillants se nommait Bastion de l’Oie. Tu verras par Ia suite de ce récit que de là partit le boulet qui acheva la délivrance de Genève.