Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 323-330).


XXXIV

Parallèle et Contraste.




De la tour de Langin.— 28 sept.

Me voici en pleine Savoie, c’est-à-dire en pleine monarchie absolue.

Du haut du piton arrondi, très escarpé, rocheux et boisé tout à la fois, qui se détache, à une grande hauteur, de la montagne des Voirons, forme une saillie vers le coteau cultivé de Boisy et porte les restes de Langin, — maison-forte, parfaitement cylindrique autrefois et que le temps a coupée par le milieu du sommet à la base, a rendue ruine demi-circulaire, — ma vue se promène sans obstacle sur le Chablais qui est à mes pieds, que je vais parcourir dans toute son étendue, et sur le littoral du canton de Vaud dont j’ai parcouru à peu près les deux tiers.

Je ne puis m’empêcher d’établir entre ces deux pays baignés par le même lac, enfermés dans la même vallée, si voisins l’un de l’autre, un parallèle duquel ressort le plus tranché des contrastes.

Commençons par la catholique Savoie :

Je n’ai certes aucune défavorable prévention contre elle, — je m’empresse de le dire, — et je ne veux rien exagérer.

Ici, la terre est généralement mal cultivée, et l’on remarque je ne sais quoi d’indigent, même dans les endroits où le sol est riche et jouit d’une très bonne exposition. L’extérieur des habitations est misérable et délabré, l’intérieur d’une malpropreté repoussante ; partout l’on rencontre d’affreux mendiants, des guenilles, des goîtres, des faces où se lit le crétinisme ; les routes sont mauvaises, souvent impraticables ; les paysans ont un air honnête et candide, il est vrai, mais cette honnêteté parait trop humble, trop respectueuse, trop timide, trop servile ; cette candeur trop niaise et idiote : chez ces gens tout semble timoré, comprimé, étouffé ; on n’ose rien penser, rien dire ; on paraît arrivé à ce point de torpeur intellectuelle, d’engourdissement moral qui ne laisse pas la conscience de la position, la faculté du désir, de l’espérance qu’un jour pourra venir l’ère de la régénération sociale, de l’émancipation politique, de la liberté.

Y aurait-il des peuples créés et mis au monde pour vivre sous un gouvernement despotique, sous le régime du bon plaisir et de la prêtraille.

Ils se trouvent heureux ces excellents Savoyards, taillables, corvéables et pendables à merci ; ils chérissent leur prince et leur religion, ils vénèrent leurs curés, leurs brigadiers de carabiniers royaux, et paient, dit-on, peu d’impôts.

Cela doit suffire au bonheur.

Les fonctionnaires publics ou les gens qui ont besoin du gouvernement sont tenus d’aller à la messe, à vêpres, à confesse, de se servir de rosaires et de faire des génuflexions dévotes devant les madones, les croix énormes qui se dressent partout, surchargées de joujoux pieux et lardées de reliques.

Bagatelle !

La plupart des journaux de France sont interdits comme entachés de libéralisme.

Bagatelle !

Il n’est permis d’imprimer ou d’importer que les livres propagateurs d’une littérature stupide, les productions jésuitiques, les cagotes absurdités.

Bagatelle !

Il n’existe point de liberté des cultes, point de liberté de conscience, point de liberté de la presse, point de liberté d’enseignement, point de liberté individuelle... aucune espèce de liberté, en un mot.

Bagatelle !

Il n’y a pas de mariage civil, ce qui fait que les prêtres peuvent empêcher qu’un impie ou philosophe, — c’est tout un pour le clergé, — ne prenne femme.

Bagatelle !

Dans l’armée, le mérite est inutile pour avoir de l’avancement, mais la naissance est indispensable : il faut nécessairement être noble pour porter les épaulettes d’officier.

Bagatelle !

Les protestants ne peuvent pas devenir propriétaires sans une permission expresse du roi qui l’accorde fort rarement.

Bagatelle !

J’oublie probablement plusieurs autres bagatelles, mais en voilà assez.

Vivent les chaînes, les menottes, les baillons et les haillons, l’obéissance passive, l’obscurantisme, les ténèbres !...

Savoyards ou Savoisiens, vous faites mon admiration, en vérité ; votre duché touche notre monarchie constitutionnelle et les cantons suisses, agrégation de républiques, pourtant aucune aspiration vers l’affranchissement ne vous tourmente, notre esprit libéral n’a pu pénétrer chez vous, même mitigé ; avant tout vous voulez conserver un repos qui ressemble à la léthargie, à la paralysie : vous n’êtes pas précisément morts, mais vous ne vivez point.

Cet état vous convient... grand bien vous fasse !

Quand le bon roi Charles-Albert a traversé les monts et visite sa fidèle Savoie, ses loyaux sujets qui habitent ce côté des Alpes, il rencontre partout des cavalcades d’honneur, des harangues, des arcs de triomphe faits de feuillage et de fleurs, des fêtes, — non pas seulement officielles, — des compliments sincères, des acclamations unanimes d’amour, de respect, de joie, de reconnaissance !...

Ô bonhomie savoisienne ! allobrogique simplicité !

La Savoie me paraît d’autant plus malheureuse qu’elle a perdu à peu près tout sentiment de son malheur, de sa maladie passée à l’état chronique ; d’autant plus à plaindre qu’elle ne se plaint guère.

Elle récolte les fruits de l’alliance étroite du pouvoir et de l’Église, ou, pour mieux dire, de leur complète fusion.

À peu de chose près, le fond du régime sarde, c’est la féodalité :

Prépondérance du clergé, hauts emplois dévolus à une caste ; édits, décrets, lettres-patentes du monarque qui ont force de loi ; peu de petites propriétés, beaucoup de domaines seigneuriaux trop vastes pour être cultivés avec soin, et que leurs maîtres, vivant à la cour de Turin, visitent rarement, laissent à des fermiers ignares et routiniers.


Transportons-nous maintenant par la pensée sur l’autre rivage, dans le protestant canton de Vaud : ici le spectacle change brusquement, on se figure être à cent lieues du Chablais, l’on a peine à en croire ses yeux, l’on est émerveillé et l’on se demande pourquoi cette prospérité générale d’un côté, et de l’autre cette complète misère ? pourquoi Dieu, si contraire à ses enfants de la rive gauche, se montre si propice à ceux de la rive droite ?

Mais ne cherchons pas à sonder ce mystère.

Le canton de Vaud, beaucoup moins fertile naturellement qu’une grande partie du Chablais, est cependant plus riche, l’agriculture ne laisse rien à désirer, les villages sont bien bâtis, il y règne une certaine élégance et un ordre parfait, l’instruction première est répandue dans les classes inférieures, la mendicité n’existe point, les costumes des paysannes montrent une coquetterie champêtre qui plaît, il y a de la distinction jusque dans la forme évasée des hottes d’osier et des brantes à vendanges.

Les Vaudois sont en possession de toutes les libertés qu’une nation puisse désirer et se montrent jaloux de les conserver ; les Savoyards au contraire n’en possèdent aucunes, et, plongés dans une apathie complète, une indifférence profonde ou un découragement absolu, ne font rien pour devenir indépendants.

À quoi attribuer une dissemblance si prononcée, si frappante, et que personne n’oserait nier à moins de fermer les yeux à l’évidence ?

La réponse est facile .

À la différence de religion et de gouvernement.

Chez les protestants on moralise l’homme, on l’éclaire, on le civilise, on lui apprend à vivre en société, on lui prêche non seulement l’Évangile, mais encore on lui recommande tout ce qui concourt à le rendre heureux, à faire le bonheur de ses semblables. — On lui parle de l’autre vie, mais aussi de la vie terrestre et des devoirs réciproques que nous impose celui de qui nous la tenons ; enfin on le nourrit de la pure parole divine sans alliage de patenôtres vaines, de momeries inutiles, de cérémonies théâtrales, d’impudentes charlataneries.

Chez les catholiques, on lui fait adorer du bois, du fer, de la poussière, des os, du marbre ; on lui impose des pratiques étroites et sottes, — traditions des temps d’ignorance et de superstition ; — on étouffe l’esprit, l’intelligence et la raison, qui nous ont été donnés pour que nous en fassions usage ; on recommande une niaise crédulité, une foi bête, une aveugle et sourde soumission ; on énerve, on abrutit, on épouvante, on ne parle que de l’existence éternelle, et on ne cherche point à conseiller, à prescrire ce qui pourrait rendre moins dure celle d’ici-bas.

Considère l’Europe, mon ami... Quels États sont les chefs de file de la civilisation ?

L’Angleterre et la France.

L’Angleterre d’abord... — il faut le dire franchement et ne pas nous faire illusion par amour-propre national, — l’Angleterre, pays réformé ; la France ensuite, pays catholique... de nom, — car il ne sufiit pas d’être né dans la religion romaine pour se dire catholique, il faut croire et pratiquer ; or, en réalité, la grande majorité des Français est indifférente, pour ne pas dire incrédule.

Quel rôle jouent dans le monde aujourd’hui les nations très catholiques : l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Belgique, la Sardaigne ?

Le dernier.

Ceci, à mon sens, est fort significatif.

En jetant un coup-d’œil impartial sur la Confédération helvétique, on voit que les cantons protestants, savoir : Genève, Berne, Vaud, Neufchâtel, Argovie, Bâle, Zurich sont riches, florissants, heureux, civilisés et éclairés, tandis que les cantons catholiques de Fribourg, Valais, Lucerne, Schwitz n’ont pas atteint, à beaucoup près, le même degré de prospérité et de lumières.