Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXXI

XXXI

CHEZ LES LAPONS

Sur la rive occidentale du Luossajaure, petit lac situé à plusieurs milles au nord du Malmberg, il y avait un camp lapon. À la pointe sud du lac s’élève une montagne isolée toute ronde, appelée en lapon Kirunavara et qui, paraît-il, se compose presque exclusivement de minerai de fer. Au nord-est se trouve une autre montagne, appelée Luossavara, riche aussi en fer. On était en train de construire un chemin de fer entre Gellivare et ces montagnes, et au pied de Kirunavara s’élevaient une gare, un hôtel de voyageurs et des habitations pour les ouvriers et les ingénieurs. Toute une petite ville avec des maisons coquettes et gaies surgissait dans cette contrée si septentrionale que les petits bouleaux rabougris dont le sol est couvert ne déploient leurs bourgeons qu’après la Saint-Jean.

À l’ouest du lac le terrain était découvert ; quelques familles de la peuplade des Lapons s’y étaient installées. Les Lapons étaient là depuis seulement un ou deux mois, mais il ne leur avait pas fallu beaucoup de temps pour arranger leur installation. Ils n’avaient point creusé la terre, ni fait sauter des rochers, ni établi sur une solide maçonnerie les fondations de leur demeure : après avoir choisi un emplacement sec et agréable à proximité du lac, ils s’étaient contentés de couper quelques buissons d’osier et d’égaliser quelques tertres. Ils n’avaient point charpenté ni cloué des journées durant pour élever des murs de bois solides, ils ne s’étaient soucié ni de faîtage, ni de toitures, ni de revêtement de planches, ni de fenêtres, ni de portes et de serrures. Ils avaient solidement enfoncé en terre les pieux de leurs tentes, y avaient accroché la toile, et voilà leur demeure construite. Point de frais d’installation ni d’ameublement : une couche de branches de sapin et de peaux de rennes par terre, une crémaillère retenue par des chaînes au faîte de la tente pour suspendre la grande marmite où ils font cuire leur viande de renne.

Les colons de la rive orientale du lac, qui besognaient pour achever leurs maisons avant l’arrivée du rude hiver, s’étonnaient des mœurs des Lapons qui habitent depuis des siècles le haut nord, et n’ont pas eu l’idée d’élever contre le froid et les tempêtes un abri plus solide que la toile des tentes. Et les Lapons ne comprenaient pas les colons qui se donnaient tant de mal, lorsque pour vivre il suffit de quelques rennes et d’une tente.

Un après-midi de juillet il pleuvait à verse, et les Lapons, qui d’ordinaire en cette saison ne restent guère sous les tentes, s’étaient réunis presque tous autour du feu dans une des tentes et prenaient du café.

Pendant qu’ils dégustaient leurs tasses en causant, un bateau approcha, venant du côté de Kiruna, et accosta près du campement. Du bateau descendirent un ouvrier et une fillette de treize ou quatorze ans. Les chiens s’élancèrent en aboyant avec rage, et un des Lapons sortit la tête de l’ouverture de la tente pour voir ce qui se passait. En reconnaissant l’ouvrier il fut très content. C’était un ami des Lapons, un homme affable et gai, et qui parlait leur langue.

— Tu viens à point, Söderberg, cria le Lapon. La cafetière est sur le feu. On ne peut rien faire par cette pluie. Viens nous donner des nouvelles.

On se serra en riant pour faire place dans l’étroite tente à l’ouvrier et à la fillette. L’homme commença à causer vivement avec les Lapons dans leur langue. La fillette, qui ne comprenait rien à la conversation, regardait curieusement la marmite et la cafetière, le feu et la fumée, les Lapons et les Laponnes, les enfants et les chiens, les murs de toile et les peaux qui couvraient le sol, les pipes des hommes, les vêtements bariolés et les ustensiles sculptés. Tout était nouveau pour elle.

Tout à coup elle dut baisser les yeux, car tous les regards la cherchaient. Söderberg avait sans doute parlé d’elle, car hommes et femmes, retirant leur courte pipe des lèvres, la fixèrent. Celui d’entre les Lapons qui était assis à côté d’elle, lui donna une petite tape amicale sur l’épaule en disant en suédois : « Bien ! Bien ! » Une Laponne lui versa une pleine tasse de café qu’on lui passa de mains en mains, et un petit gamin, à peu près de son âge, se glissa jusqu’à elle en rampant et en escaladant les gens assis, puis il s’étendit par terre sans la quitter des yeux.

La fillette comprenait que Söderberg racontait son histoire et qu’elle avait fait des obsèques solennelles à son frère le petit Mats. Elle aurait voulu qu’il parlât moins d’elle et plus de son père. Elle avait entendu dire qu’il vivait parmi les Lapons à l’ouest du Luossajaure, et elle était venue avec le train de Gellivare à Kiruna. Là tout le monde avait été très bon pour elle. Un ingénieur avait envoyé Söderberg, qui parlait le lapon, avec elle jusqu’à l’autre rive du lac pour chercher le père. Elle avait espéré le trouver dès son arrivée, et le cœur battant elle avait parcouru du regard tous les visages en entrant sous la tente. Son père n’y était pas.

Elle vit que Söderberg devenait de plus en plus grave en parlant avec les Lapons. Ceux-ci hochaient la tête et se frappaient à plusieurs reprises le front avec l’index comme en parlant d’un homme qui n’a pas sa raison. À la fin, elle fut trop inquiète pour attendre, et demanda à Söderberg ce que les Lapons disaient.

— Ils disent qu’il est allé à la pêche. Ils ne savent pas s’il reviendra ici ce soir, mais dès qu’il fera un meilleur temps, on ira le chercher.

Puis Söderberg se tourna vivement de nouveau vers les Lapons et reprit la conversation. Il était évident qu’il évitait de parler de Jon Assarsson.

C’était le matin et le temps s’était remis au beau. Ola Serka lui-même, le premier d’entre les Lapons, avait promis d’aller à la recherche de Jon Assarsson, mais il ne se hâtait point. Accroupi devant la hutte, il réfléchissait à la façon d’annoncer à ce père que sa fille était venue. Il s’agissait de ne point l’inquiéter, car il était très étrange et fuyait les enfants. Il disait lui-même qu’il ne pouvait les voir sans être pris de pensées sombres.

Pendant qu’Ola réfléchissait, Asa la gardeuse d’oies, et Aslak, le jeune Lapon qui la veille l’avait tant regardée, causaient. Aslak, qui avait fréquenté l’école, parlait suédois. Il racontait à Asa des traits de la vie du peuple lapon, les Sames, lui assurant que nul peuple n’avait une existence plus heureuse. Asa déclara très franchement qu’elle trouvait terrible de vivre à la façon laponne.

— Si je restais seulement une semaine ici, je serais étouffée par la fumée !

— Ne dis pas ça, répondit Aslak. Tu ne sais rien de nous. Je vais te raconter une histoire ; tu verras que plus on reste parmi nous, plus on s’y plaît.

Et Aslak raconta :

— C’était à l’époque où une maladie appelée la mort noire dévastait la Suède. Je ne sais si elle s’était étendue jusqu’au pays de Same proprement dit où nous nous trouvons maintenant, mais en Jemtland elle fit des ravages si terribles que de tout le peuple de Same qui y vivait dans les fjells et les forêts, il ne resta qu’un garçon de quinze ans ; et des Suédois qui habitaient les vallées des rivières, seule demeura une fillette, âgée elle aussi de quinze ans.

Presque tout un hiver le garçon et la fillette, chacun de son côté, avaient parcouru le pays désert pour chercher du monde, lorsque, vers le printemps, ils se rencontrèrent ; la jeune fille suédoise pria le Lapon de l’accompagner vers le sud où elle espérait trouver des gens de sa race.

— Je te conduirai où tu voudras, répondit le garçon, mais pas avant l’hiver. C’est maintenant le printemps, et mes rennes montent vers les fjells de l’ouest et tu sais que nous autres, gens du peuple same, nous sommes forcés de suivre nos rennes.

La fillette suédoise était l’enfant de gens riches. Elle avait l’habitude de demeurer dans une maison, de dormir dans un lit, de manger à une table. Elle avait toujours méprisé le pauvre peuple des fjells, mais elle avait peur de retourner chez elle, dans la ferme où ne l’attendaient que des morts.

— Laisse-moi alors aller avec toi vers les fjells, dit-elle.

Le garçon accepta volontiers, et c’est ainsi que la fillette suivit les rennes dans leurs pérégrinations. Le troupeau avait hâte de retrouver le bon pâturage des hautes montagnes, et faisait tous les jours de longues marches. On n’avait même pas le temps d’élever une tente, il fallait se jeter sur la neige et dormir pendant les moments où les rennes s’arrêtaient pour paître. Les bêtes sentaient le vent du sud qui hérissait leurs poils et savaient qu’avant peu il balayerait la neige des pentes. La jeune fille et le garçon durent courir après eux à travers la neige fondante et parmi les glaces qui se crevassaient. Arrivés à la hauteur où la forêt de pins cesse et où commence le règne des bouleaux rabougris, ils purent camper et s’arrêter pendant quelques semaines en attendant que la neige fondît sur les sommets. Puis ils y montèrent. La jeune fille se plaignait souvent, mais ne pouvant rester seule sans un être vivant, elle suivit pourtant les rennes et le Lapon.

Sur les hauts plateaux, le garçon dressa une tente pour la jeune fille au flanc d’une petite pente verte qui dévalait doucement vers un ruisseau. Le soir venu, il attrapait les rennes femelles avec un lasso, les trayait et lui donnait le lait à boire. Il chercha de la viande séchée et du fromage de rennes que son peuple avait cachés l’été précédent. La jeune fille se plaignait toujours, mais le fils du peuple des fjells riait seulement et continuait à la traiter avec bonté.

Peu à peu elle se mit à l’aider à traire les rennes et à faire du feu sous la marmite, à porter de l’eau et à faire du fromage. Ils eurent un temps très heureux. Il faisait chaud et la nourriture ne manquait pas. Ils dressaient ensemble des pièges aux oiseaux, pêchaient des truites dans le torrent et cueillaient des mûres jaunes dans les marais.

L’été fini, ils redescendirent avec les rennes jusqu’à la limite entre les sapins et les bouleaux pour y camper quelque temps. Le moment était venu d’abattre une partie des rennes. Lorsque la neige tomba et que les lacs gelèrent, ils descendirent encore davantage vers l’est dans l’épaisse forêt de sapins. Le garçon enseigna à la jeune fille les travaux d’hiver : il lui apprit à tordre du fil avec des tendons de rennes, à préparer les peaux, à en faire des vêtements et des chaussures, à fabriquer des peignes et des outils avec les cornes, à courir en skis et à voyager dans un traîneau lapon attelé de rennes. Quand le noir hiver se fut écoulé et que le soleil revint, le garçon annonça à la jeune fille qu’il pouvait enfin l’accompagner vers le sud pour trouver des gens de sa race. La jeune fille le regarda avec de grands yeux :

— Pourquoi me renvoies-tu ? dit-elle. Tu as donc hâte d’être seul avec tes bêtes ?

— J’ai cru que c’était toi qui avais hâte de retrouver ton peuple.

— J’ai vécu près d’un an de la vie du peuple same, dit-elle. Comment pourrais-je retourner parmi mon peuple pour vivre dans des maisons étroites et fermées après avoir si longtemps cheminé libre dans les fjells et la forêt ? Ne me chasse pas, laisse-moi ici ! Votre manière de vivre vaut mieux que la nôtre !

La jeune fille resta toute sa vie auprès du Lapon sans jamais avoir la nostalgie des vallées. Tu vois donc, Asa, conclut Aslak, que si tu restais seulement un mois ici, tu ne pourrais plus repartir.

Aslak se tut. Son père, Ola Serka, retira sa pipe de sa bouche et se leva. Le vieil Ola entendait mieux le suédois qu’il ne jugeait bon de l’avouer, et il avait compris ce que disait son fils. Il savait maintenant comment il s’y prendrait pour dire à Jon Assarsson que sa fille était venue le rejoindre.

Ola Serka descendit jusqu’au lac et suivit les rives jusqu’à ce qu’il rencontrât un homme, assis sur une pierre, une ligne à la main. Le pêcheur avait les cheveux gris et la taille voûtée. Ses yeux avaient un regard las, et toute sa personne donnait l’impression d’un être désemparé et inerte. Il avait l’air d’une personne qui a fait un trop grand effort pour soulever une charge trop lourde ou trouver l’explication d’un problème trop difficile, et qui a été brisée et a perdu tout courage.

— La pêche est bonne aujourd’hui, Jon, puisque tu n’as pas voulu lâcher ta ligne de toute la nuit ? dit le Lapon en le saluant.

Jon Assarsson tressaillit et leva la tête. Pas un seul poisson ne gisait dans l’herbe, et sa ligne n’était pas amorcée. Il se hâta de la retirer de l’eau et de garnir son hameçon. Le Lapon s’assit sur l’herbe à côté de lui.

— Je voulais te demander un conseil, commença Ola. Tu sais que j’avais une fille qui est morte l’année dernière et qui nous manque beaucoup.

— Je sais, interrompit le pêcheur, et un nuage passa sur son visage, car il n’aimait pas à entendre parler d’un enfant mort. Il parlait lapon très couramment.

— On ne peut pourtant pas perdre sa vie dans le chagrin ; j’ai pensé à adopter une petite fille ; qu’en dis-tu ?

— Cela dépend, répondit Jon évasivement.

— Je vais te raconter ce que je sais de la petite fille à laquelle j’ai pensé, Jon, répondit Ola. Puis il raconta au pêcheur que deux enfants, un garçon et une fille, étaient venus au Malmberg pour chercher leur père, que le garçon avait été tué par accident et que la petite fille avait voulu l’enterrer avec les honneurs réservés aux grandes personnes. Ola raconta comment elle avait dû aller parler avec le directeur lui-même.

— Et c’est cette fillette-là que tu voudrais adopter, Ola ? demanda le pêcheur.

— Oui, dit le Lapon. Lorsqu’on nous a raconté son histoire, nous n’avons pu nous empêcher de pleurer tous, et nous nous sommes dit qu’une aussi excellente sœur ferait certainement une fille très bonne pour ses parents.

Jon Assarsson ne répondit rien : au bout d’un instant, pour ne pas blesser son ami le Lapon par son indifférence, il demanda :

— Mais elle est de ton peuple, n’est-ce pas ?

— Non, répondit le Lapon. Elle n’est pas du peuple same.

— C’est, sans doute, la fille d’un colon qui a l’habitude de la vie ici dans le nord ?

— Non, elle vient du sud, de très loin, répondit Ola d’un ton dégagé.

Le pêcheur sembla un peu plus intéressé.

— En ce cas, je ne crois pas prudent de la prendre chez vous, dit-il. Elle ne supportera guère d’habiter une tente en hiver, si elle n’y a pas été élevée.

— Mais elle aura chez nous de bons parents et de bons frères et sœurs, dit Ola obstinément. Il est pire d’être seul et abandonné que d’avoir froid.

Le pêcheur sembla répugner à l’idée qu’un enfant suédois fût recueilli par les Lapons.

— N’as-tu pas dit, objecta-t-il, qu’elle avait son père au Malmberg ?

— Il est mort, dit le Lapon d’un ton tranchant.

— Tu en es bien sûr, Ola ?

— Naturellement j’en suis sûr ! répondit le Lapon avec mépris. La fillette et son frère auraient-ils eu besoin de parcourir seuls tout le pays s’ils avaient eu un père en vie ? Deux enfants de leur âge auraient-ils eu besoin de gagner eux-mêmes leur vie, s’ils avaient eu un père capable de travailler pour eux ? La fillette aurait-elle eu besoin d’aller seule parler avec le directeur si son père avait vécu ? Serait-elle seule, maintenant que tout le pays same parle de son courage, si son père n’était mort ? La fillette elle-même croit qu’il vit, mais je dis, moi, qu’il faut qu’il soit mort.

L’homme aux yeux las se tourna vers Ola.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-il.

Le Lapon réfléchit.

— Je ne me le rappelle pas. Je le lui demanderai. Elle est là-haut dans ma hutte.

— Comment, Ola ? Tu l’as déjà fait venir chez toi avant de te renseigner si son père qui n’est peut-être pas mort le permet.

— Est-ce que je me soucie du père ? S’il n’est pas mort il se désintéresse d’elle. Il devrait être content qu’un autre s’occupe de sa fille.

Le pêcheur jeta sa ligne et se leva.

Le Lapon poursuivit :

— Je crois que le père est peut-être de ces gens que les idées noires poursuivent et qui ne peuvent tenir en place et travailler. Quel bien lui ferait un père pareil ?

Le pêcheur s’était mis à remonter la berge.

— Où vas-tu ? demanda le Lapon.

— Je voudrais voir ta fille adoptive, Ola.

— Bien, dit le Lapon. Viens. Je pense que tu diras que c’est une bonne fille que je me suis procurée.

Le Suédois marchait très vite ; bientôt Ola reprit : « Je me rappelle maintenant son nom. Elle s’appelle Asa. » Jon hâta encore sa marche sans rien dire. Ola Serka aurait ri de satisfaction. Lorsqu’ils furent presque en vue des huttes, Ola ajouta :

— Elle est venue jusque chez le peuple same pour chercher son père, mais si elle ne le trouve pas, je la garderai avec plaisir.

Le Suédois se mit presque à courir.

— Je savais bien qu’il aurait peur si je le menaçais d’adopter sa fille dans le peuple same, se dit à lui-même le vieil Ola.

Lorsque l’homme de Kiruna qui la veille avait conduit Asa à travers le lac jusqu’au campement lapon, s’en retourna dans la soirée, il emmena deux personnes qui avaient pris place très près l’une de l’autre et qui se tenaient la main dans la main, comme pour ne jamais plus se séparer. C’étaient Jon Assarsson et sa fille. Tous les deux semblaient changés : Jon Assarsson était moins voûté et paraissait moins las ; ses yeux avaient pris un regard lumineux et bon comme s’il avait enfin trouvé la solution d’une question angoissante, et Asa, la gardeuse d’oies, ne regardait pas autour d’elle avec cette attention et cette prudence éveillée qui d’ordinaire la faisaient paraître plus vieille que son âge. Elle avait trouvé quelqu’un sur qui s’appuyer et elle semblait en voie de redevenir une enfant.