Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXX

XXX

ASA, LA GARDEUSE D’OIES, ET LE PETIT MATS

La maladie

L’année du voyage de Nils Holgersson, on parlait beaucoup de deux enfants, un garçon et une fille, qui traversaient tout le pays à la recherche de leur père. Ils étaient de Smâland, du canton de Sunnerbo ; ils y avaient habité avec leurs parents et quatre frères et sœurs une petite cabane au bord d’une immense lande. Lorsque les deux enfants étaient encore petits, un soir, une pauvre vagabonde avait frappé à leur porte et avait demandé un gîte pour la nuit. Bien que la cabane fût toute petite et déjà comble, la mère lui avait arrangé un lit par terre. Pendant la nuit elle avait toussé à rendre l’âme, et le matin elle s’était trouvée trop malade pour continuer sa marche.

Les parents des enfants avaient été aussi bons pour elle que possible. Ils lui avaient cédé leur propre lit, et le père était allé jusque chez le pharmacien pour chercher de la médecine. Les premiers jours, la malade avait été très exigeante et ingrate, mais peu à peu elle s’était adoucie ; elle ne cessait de supplier qu’on la portât dehors sur la bruyère et qu’on la laissât mourir. Elle avait rôdé, raconta-t-elle, avec des tsiganes. Elle n’était pas elle-même d’origine tsigane : fille d’un paysan, elle s’était enfuie de chez elle pour suivre le peuple nomade. Une vieille femme de la bande, qui la détestait, lui avait envoyé cette maladie. Et, dans sa colère, cette femme lui avait aussi prédit que quiconque serait bon pour elle et l’hébergerait sous son toit aurait le même sort qu’elle. La pauvre malade croyait à ce maléfice de la tsigane et craignait maintenant de porter malheur à ses hôtes. Ceux-ci furent très impressionnés par ce récit, mais ils n’étaient pas gens à jeter à la porte une mourante.

Peu de temps après la malade était morte, et les malheurs avaient commencé. Auparavant on avait été très gai dans la maison. On avait été pauvre, mais on n’avait pas connu la misère. Le père fabriquait des peignes de tisserand ; la mère et les enfants l’aidaient au travail. Le père préparait les cadres des peignes, les enfants coupaient les dents et les limaient, tandis que la mère et la grande sœur les inséraient dans les cadres. On travaillait du matin au soir en plaisantant et en s’amusant, surtout lorsque le père racontait des histoires du temps où il avait parcouru des pays étrangers pour vendre ses peignes. Il était d’une humeur enjouée, le père, et l’on riait aux éclats à écouter ses histoires.

Le temps qui suivit la mort de la pauvre vagabonde fit aux enfants l’effet d’un mauvais rêve. Ils ne se rappelaient pas combien de temps il avait duré, mais il leur semblait une suite ininterrompue d’enterrements ; leurs frères et sœurs moururent les uns après les autres. Ils n’avaient eu que quatre frères et sœurs et il n’avait pu y avoir que quatre enterrements, mais aux enfants qui restaient ils avaient paru plus nombreux. Il s’était fait un silence morne dans la cabane.

La mère ne s’était pas laissée abattre, mais le père fut très changé. Il ne plaisantait ni ne travaillait plus. Du matin au soir, il restait la tête dans les mains à réfléchir.

Une fois — c’était après le troisième enterrement — il avait éclaté en paroles égarées, qui avaient effrayé les enfants. Il ne comprenait pas, disait-il, pourquoi ces malheurs les frappaient. N’avaient-ils pas fait une bonne action en recueillant la malade ? Le mal était-il plus puissant que le bien ? Comment Dieu avait-il pu admettre qu’une femme méchante causât tant de malheurs ? La mère avait essayé de le calmer, mais il ne l’écoutait pas.

Deux jours après les enfants perdirent leur père. Il n’était pas mort, il partit, abandonnant tout. Ce fut lorsque la sœur aînée des enfants fut à son tour tombée malade. Le père l’avait aimée plus que tous les autres ; en la voyant mourir, il avait perdu la tête et s’était sauvé. La mère ne se plaignit pas de cet abandon, elle avait eu peur de le voir devenir fou.

Après le départ du père, ils étaient devenus très pauvres. Au début, il leur avait envoyé de l’argent, mais les envois cessèrent vite. Et le jour même où l’on enterra la sœur aînée, la mère avait fermé la maison et était partie avec les deux enfants qui lui restaient. Elle s’était rendue en Scanie pour travailler aux champs de betteraves, et avait trouvé à se placer à la raffinerie de Jordberga. C’était une bonne ouvrière aux manières franches et gaies. Tout le monde l’aimait. On s’étonnait de la voir si calme après tous ses malheurs, mais la mère était une personne très patiente, très forte et résistante. Si on lui parlait des deux enfants qu’elle avait auprès d’elle, elle répondait seulement :

— Ils ne vivront pas non plus !

Elle s’était habituée à ne rien espérer, et elle le disait sans une larme.

Cependant elle se trompait. Ce fut elle au contraire que la maladie emporta. Ce fut même plus rapide que pour les frères et sœurs. Elle était arrivée en Scanie au printemps ; à l’automne elle laissa les enfants orphelins.

Pendant sa maladie elle répéta à plusieurs reprises aux enfants qu’ils devaient se rappeler qu’elle n’avait jamais regretté d’avoir accueilli la pauvre malade. Il n’était pas difficile de mourir, disait-elle, lorsqu’on avait fait son devoir ; tout le monde devait mourir tôt ou tard, personne n’échappait. À chacun de choisir s’il voulait s’en aller la conscience nette ou la conscience chargée.

Avant de mourir, elle avait essayé d’arranger un peu l’avenir des enfants. Elle avait obtenu qu’on les laisserait dans la chambre où ils avaient habité ensemble tous les trois. Si seulement les enfants étaient logés, ils ne seraient à la charge de personne. Elle savait qu’ils gagneraient leur vie.

Il fut convenu en effet que le frère et la sœur, comme prix de la chambre, garderaient les oies pendant l’été. La mère ne s’était pas trompée : ils réussirent à se tirer d’affaire. La petite Asa faisait des bonbons, et le frère fabriquait des objets de bois qu’ils vendaient ensuite dans les fermes. En outre ils faisaient des commissions : on pouvait leur confier n’importe quoi. La fillette était l’aînée ; à treize ans, elle était déjà raisonnable comme une grande personne. Elle était grave et silencieuse ; son petit frère était gai et bavard à un tel degré que, disait-elle, lui et les oies caquetaient à l’envi dans les champs.

Les enfants étaient depuis environ deux ans à Jordberga ; il y eut un soir une conférence populaire dans la salle de l’école. Les deux enfants étaient parmi l’auditoire, bien que ce fût une conférence pour les grandes personnes, mais ils n’avaient pas l’habitude de se compter parmi les enfants. Le conférencier parla de cette terrible maladie, la tuberculose, qui tous les ans tue tant de monde en Suède. Il parla très simplement, et les enfants comprirent chaque mot.

Après la conférence ils attendirent le conférencier à la sortie ; quand il parut ils se prirent par la main et, gravement, demandèrent à lui parler. Malgré leurs minois ronds et roses, ils parlèrent avec une gravité de grandes personnes. Ils contèrent ce qui était arrivé chez eux, lui demandant s’il ne croyait pas que la mère et les frères et sœurs étaient morts de cette maladie qu’il venait de décrire. Cela ne lui parut pas improbable. Ce ne pouvait guère être que ça.

Ainsi donc, si le père et la mère avaient su ce que les enfants avaient appris ce soir, ils auraient pu se garder ; s’ils avaient brûlé les vêtements de la pauvre vagabonde, s’ils avaient fait un grand nettoyage dans la cabane et n’avaient pas employé la literie, ils auraient pu vivre encore, tous ceux que les enfants pleuraient maintenant ? Le conférencier répondit que personne ne pourrait l’affirmer avec certitude, mais il ne croyait pas que ces personnes eussent nécessairement attrapé la maladie, si elles avaient su se garder de la contagion.

Les enfants semblaient avoir encore quelque chose à demander, mais il était évident qu’ils hésitaient avant de poser cette nouvelle question. Enfin ils se décidèrent : il n’était donc pas vrai que la vieille tsigane leur avait envoyé le malheur pour se venger du secours donné à celle qu’elle haïssait ? Ce qui leur arrivait n’avait donc rien d’extraordinaire ?

— Certainement non. Le conférencier pouvait leur assurer que personne au monde n’a le pouvoir d’envoyer ainsi des maladies.

Les enfants le remercièrent et retournèrent chez eux. Ce soir-là ils causèrent longuement ensemble.

Le lendemain ils vinrent donner congé : ils ne pouvaient garder les oies cet été, car ils étaient forcés de partir.

— Où allaient-ils donc ?

— Ils allaient à la recherche de leur père. Ils voulaient lui faire savoir que la mère et les frères et sœurs étaient morts d’une maladie naturelle et non pas par des maléfices d’une mauvaise femme. Le père se creusait peut-être la tête encore aujourd’hui à cause de cette énigme.

Les enfants se rendirent d’abord à leur petite maison de la lande ; à leur grande terreur ils la trouvèrent en feu. Ils repartirent immédiatement, et se rendirent d’abord au presbytère ; on leur dit qu’un homme qui avait été ouvrier au chemin de fer avait vu leur père à Malmberg en Laponie où il travaillait à la mine ; peut-être y était-il encore. Apprenant que les enfants voulaient rejoindre leur père, le pasteur ouvrit un atlas pour leur montrer combien ce voyage était long, mais les enfants ne s’étaient point laissés effrayer.

Ils avaient réuni un petit pécule grâce à leur commerce, mais ils ne voulurent pas le dépenser en chemin de fer et résolurent de faire à pied le long trajet. Et ils n’eurent point à s’en repentir. Ils firent un voyage merveilleux. Voici comment.

Avant même d’avoir quitté le Smâland, ils étaient entrés un jour dans une ferme pour acheter quelque chose à manger. La fermière était gaie et causante. Elle leur demanda d’où ils venaient, qui ils étaient ; ils avaient raconté toute leur histoire. La brave paysanne n’en revenait pas. Elle les régala de son mieux sans vouloir rien accepter en payement, et lorsqu’enfin ils se levèrent pour partir, elle leur donna l’adresse de son frère qui habitait la commune voisine. « Vous irez lui donner de mes nouvelles, dit-elle, et vous lui raconterez aussi votre histoire. »

Les enfants suivirent avec plaisir ce conseil, et furent aussi bien accueillis chez le frère que chez la sœur. Il les conduisit même en voiture à une ferme de la commune voisine où il avait des amis. Par la suite, chaque fois qu’ils quittaient une maison, ils entendaient toujours la même exhortation : « Vous feriez bien d’entrer dans telle ou telle maison si vous passez par là, et de raconter ce qui vous est arrivé. »

Presque toujours, dans les fermes où on les envoyait ainsi, il y avait un poitrinaire. Et sans le savoir les deux enfants, parcourant le pays, mettaient les gens en garde contre la terrible maladie, en leur apprenant le moyen de la combattre.

Il y a longtemps, longtemps, des siècles, lorsque la terrible peste, appelée la peste noire, ravageait le pays, on prétendait avoir vu un garçon et une fille qui allaient de ferme en ferme, de maison en maison. Le garçon portait un râteau, et s’il ratissait devant une maison c’était signe que beaucoup de personnes allaient mourir dans cette maison, mais pas tous, car le râteau a des dents espacées et n’enlève pas tout. La fillette avait un balai, et là où elle balayait devant une porte, c’était signe que tous les habitants de la maison allaient mourir, car le balai fait maison nette.

Les deux enfants qui de nos jours parcouraient le pays, cette fois encore à cause d’une maladie terrible, n’effrayaient pas les gens avec le râteau et le balai ; au contraire ils leur disaient : « Nous ne nous contenterons pas de ratisser la cour et de balayer les parquets. Nous prendrons aussi l’eau et la lessive et les brosses et le savon. Nous tiendrons propre le devant de notre porte, propre notre maison, propre notre corps. De cette façon nous finirons par nous rendre maîtres de la maladie. »

L’enterrement du petit Mats

Le petit Mats était mort. Cela paraissait incroyable à tous ceux qui l’avaient vu, gai et bien portant, il y avait seulement quelques heures. C’était pourtant vrai : le petit Mats était mort et allait être enterré.

Le petit Mats était mort un matin de très bonne heure ; seule sa sœur Asa avait été présente et l’avait vu mourir. « Ne va chercher personne ! » avait dit le petit Mats, quand sa fin approchait, et la sœur avait obéi. « Je suis heureux de ne pas mourir de la « maladie », Asa, continua-t-il. Toi aussi, n’est-ce pas ? » Comme Asa ne répondait pas : « Je trouve, continua-t-il, que ça ne fait rien de mourir, du moment que je ne meurs pas comme la mère et les frères et sœurs, car en ce cas je suis sûr que tu n’aurais jamais pu persuader à père qu’une maladie ordinaire les a emportés, mais maintenant tu vas voir que tu réussiras. »

Lorsque tout fut fini, Asa resta une grande heure à réfléchir à tout ce que le petit Mats avait enduré dans la vie. Elle se disait qu’il avait supporté tous les malheurs avec le même courage qu’une grande personne. Elle pensait à ses derniers mots : toujours le même courage. Il lui sembla qu’une chose s’imposait : il fallait qu’on enterrât le petit Mats avec les mêmes honneurs qu’une grande personne.

Asa, la petite gardeuse d’oies, se trouvait à ce moment très loin dans le nord, aux grandes mines de Malmberg. C’était un endroit étrange, mais pour obtenir ce qu’elle voulait, peut-être cela valait-il mieux.

Le petit Mats et elle avaient traversé des bois sans fin. Pendant nombre de jours ils n’avaient vu ni champs ni fermes, rien que de pauvres postes de relais ; enfin ils s’étaient trouvés tout à coup devant le grand village de Gellivare, qui, avec son église, sa gare, son tribunal, sa banque, sa pharmacie, son hôtel, s’élevait au pied d’une montagne, zébrée de neige encore à la Saint-Jean. Presque toutes les maisons de Gellivare étaient neuves et bien construites. Si l’on n’avait pas vu la neige au flanc de la montagne et les bouleaux encore sans feuilles, les enfants ne se seraient pas crus en Laponie. D’ailleurs ce n’était pas à Gellivare même que les enfants devaient chercher leur père, mais au Malmberg, au nord du village, et le Malmberg n’avait pas le même aspect de société bien organisée.

La raison en est la suivante : bien que les hommes aient su depuis très longtemps qu’il y avait de grandes mines de fer près de Gellivare, l’exploitation n’a commencé sérieusement qu’il y a peu d’années, lorsque le chemin de fer eut été achevé. Alors plusieurs milliers de gens y affluèrent. Le travail suffisait pour tous, mais les habitations manquaient. Il avait fallu que chacun se tirât d’affaire comme il pouvait. Quelques-uns avaient élevé des cabanes de troncs non écorcés, d’autres avaient tout simplement bâti des espèces de huttes, se servant de vieilles caisses à dynamite vides, empilées comme des briques. Maintenant il y avait certes des groupes de jolies maisonnettes, mais partout on retrouvait le sol inculte avec ses souches et ses pierres. Les belles villas du directeur et des ingénieurs voisinaient avec les huttes des premiers temps. Il y avait un chemin de fer, de la lumière électrique partout, et de grandes usines, et l’on pouvait pénétrer en tramways très loin dans la montagne par un tunnel éclairé d’ampoules électriques. Partout une animation extraordinaire. Et tout autour s’étendait le grand désert sauvage sans champs labourés ni maisons, où vivent seuls les Lapons avec leurs rennes.

Lorsque les enfants étaient arrivés au Malmberg, ils avaient demandé un peu partout si l’on connaissait un ouvrier nommé Jon Assarsson ; il avait des sourcils qui se rejoignaient sur le nez. Ces sourcils étaient une chose qui sautait aux yeux ; les enfants apprirent bientôt que leur père avait travaillé au Malmberg pendant plusieurs années, mais il était parti. On avait l’habitude de le voir disparaître ainsi parfois pour quelque temps lorsque l’inquiétude le reprenait. Personne ne savait où il se trouvait, mais on était persuadé qu’on le verrait revenir un jour. Puisqu’ils étaient les enfants de Jon Assarsson, ils pouvaient bien, en l’attendant, habiter la masure où il logeait. Une femme avait retiré la clef de la porte de dessous le seuil et fait entrer les enfants. Personne ne semblait s’étonner ni de les voir arriver ni des absences fréquentes du père. Tout le monde ici semblait faire à sa tête.

Asa savait parfaitement comment elle désirait les funérailles de son frère. Un contremaître avait été enterré le dimanche précédent. Le corbillard avait été tiré à l’église par les chevaux du directeur lui-même, et un long cortège d’ouvriers avait suivi. Autour du tombeau une société avait joué et un orphéon avait chanté. Enfin, après l’inhumation, tous ceux qui avaient assisté au service funèbre, avaient été invités à prendre une tasse de café dans la salle d’école. C’était quelque chose comme cela qu’Asa aurait voulu pour son frère, le petit Mats.

Mais comment y arriver ? Ce n’était pas la dépense qui l’effrayait. Elle et son frère avaient assez économisé pour qu’elle pût lui faire un enterrement superbe. La difficulté était ailleurs. Comment faire prévaloir sa volonté quand on n’est qu’un enfant ? Elle n’avait qu’un an de plus que le petit Mats qui était couché devant elle, si petit et si fluet. Peut-être les grandes personnes s’opposeraient-elles à son désir.

La première personne à qui elle le confia fut l’infirmière. Sœur Hilma arriva à la cabane un moment après la mort du petit Mats. Elle pensait bien, en venant, ne plus le trouver en vie, car elle savait que la veille le petit Mats, s’étant approché d’un puits de mine au moment où partaient des coups de dynamite, avait été atteint par quelques pierres. Seul, il était resté longtemps évanoui par terre ; on l’avait enfin trouvé, pansé et porté chez lui ; mais il avait perdu trop de sang pour pouvoir vivre.

En venant l’infirmière pensait plus à la sœur qu’au petit Mats. En voyant que la petite Asa ne pleurait ni ne gémissait, mais tranquillement l’aidait à tout ce qu’il y avait à faire, elle fut très surprise. Elle comprit, lorsqu’Asa se mit à parler de l’enterrement.

— Quand on a eu affaire à quelqu’un comme le petit Mats, commença-t-elle solennellement, car elle avait l’habitude de parler en choisissant les mots comme une vieille personne, il faut d’abord songer à l’honorer pendant qu’il est temps encore. Plus tard on a le temps de pleurer.

Puis elle demanda à la sœur de l’aider à procurer un enterrement honnête au petit Mats.

Aux yeux de l’infirmière c’était un bonheur que la pauvre enfant pût trouver une consolation à penser à l’enterrement. Aussi promit-elle de l’aider à réaliser ses projets. Asa se dit que, du moment que sœur Hilma l’appuierait, le but était presque atteint, car sœur Hilma était très puissante. Dans ce pays minier où les coups de dynamite tonnent tous les jours, les ouvriers ne sont jamais sûrs de ne pas être frappés à un moment donné par une pierre perdue ou écrasés par un glissement de la montagne ; aussi tiennent-ils à être bien avec l’infirmière.

Voilà pourquoi le lendemain, quand sœur Hilma accompagna Asa pour prier les ouvriers d’assister le dimanche suivant à l’enterrement du petit Mats, il n’y en eut pas beaucoup qui refusèrent. La sœur réussit également à obtenir que la musique jouât et que le petit orphéon chantât devant la tombe. Comme le beau temps semblait encore devoir durer, il fut décidé qu’après le service, les invités prendraient le café dehors. On emprunterait des bancs et des tables à la salle de réunion de la Société de Tempérance ; les magasins promettaient de prêter des tasses. Plusieurs femmes de mineurs ouvraient même leurs armoires pour en sortir des nappes blanches.

Tous ces préparatifs eurent un énorme retentissement. Dans tout le Malmberg on ne parla que de l’enterrement du petit Mats. À la fin la nouvelle arriva jusqu’aux oreilles du directeur de la mine.

En apprenant que plus de cinquante ouvriers allaient suivre le convoi d’un gamin de douze ans qui, par-dessus le marché, n’était après tout qu’un petit vagabond, le directeur trouva l’idée folle. Et du chant et de la musique, et du café après l’enterrement, et des bonbons fondants commandés à Luleâ ! Il envoya chercher l’infirmière pour qu’elle déconseillât cette folie.

— On aurait tort de laisser la pauvre fille gaspiller son argent de la sorte, disait-il. Il ne faut pas se plier aux caprices d’une enfant.

Le directeur parlait très posément, et la garde-malade ne trouva rien à répliquer, tant par respect que parce qu’elle ne pouvait que reconnaître que le directeur avait raison. En l’entendant parler elle dut s’avouer qu’elle avait laissé sa pitié pour la pauvre fillette l’emporter sur la raison.

De chez le directeur, l’infirmière se rendit chez Asa pour lui annoncer qu’il fallait renoncer à des projets de funérailles grandioses. Ce n’était pas le cœur léger qu’elle faisait cette démarche, car elle savait mieux que personne ce que cet enterrement représentait pour la pauvre enfant. En route elle croisa quelques femmes d’ouvriers et leur confia son ennui. Les femmes répondirent immédiatement qu’elles trouvaient que le directeur avait raison. Ces obsèques solennelles d’un gamin de douze ans étaient une folie.

Les femmes portèrent la nouvelle à d’autres, et bientôt il fut connu depuis « la ville des bicoques » jusqu’aux mines qu’il n’y aurait pas de grand enterrement pour le petit Mats. Et tout le monde, d’un commun accord, approuvait le directeur.

Il n’y eut probablement dans tout le Malmberg qu’une seule personne qui fût d’un autre avis ; c’était Asa, la gardeuse d’oies.

— Alors il faut que j’aille parler au directeur, dit-elle. On voit qu’il ne sait rien du petit Mats.

Sans hésiter, elle se disposa à aller voir le directeur, l’homme le plus puissant du Malmberg. L’infirmière et plusieurs autres femmes la suivirent à quelque distance, curieuses de voir si elle aurait le courage d’aller jusqu’au bout de son audacieuse entreprise.

Elle marchait au milieu de la route, grave et recueillie comme une jeune fille qui s’achemine à l’église pour sa première communion. Sur sa tête elle avait mis un fichu noir, hérité de sa mère ; d’une main elle tenait un mouchoir bien plié, de l’autre un panier de petits objets de bois fabriqués par le petit Mats.

Lorsque les enfants qui jouaient sur la route l’aperçurent, ils accoururent, criant :

— Où vas-tu, Asa ? Où vas-tu ?

Asa ne les entendit même pas. Les femmes les écartèrent en leur disant :

— Laissez-la donc ! Elle va chez le directeur pour qu’il lui permette de faire un bel enterrement à son frère, le petit Mats.

Impressionnés par la hardiesse d’Asa, une foule d’enfants se mirent à la suivre.

C’était vers six heures du soir ; et des centaines d’ouvriers revenaient du travail des mines. D’ordinaire ils marchaient à grands pas, ne regardant ni à droite ni à gauche, mais voyant Asa suivie de tant de monde, plusieurs s’arrêtèrent, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. En apprenant ce qu’il y avait, plusieurs des ouvriers trouvèrent si courageuse la démarche de la petite fille qu’ils se joignirent aux femmes et aux enfants pour voir l’issue de l’affaire.

Asa monta aux bureaux où le directeur se tenait d’ordinaire jusqu’à la fin du travail. Au moment où elle entra dans le vestibule, la porte s’ouvrit ; le directeur sortait, son chapeau sur la tête et la canne à la main, pour rentrer dîner chez lui.

— À qui désires-tu parler ? demanda-t-il en voyant la petite fille qui venait si solennelle.

— Au directeur lui-même, répondit Asa.

— Eh bien, c’est moi. Entre alors ! dit le directeur en revenant à son bureau.

Asa le suivit. Elle se redressa, repoussa son fichu en arrière et leva vers le directeur ses yeux ronds d’enfant dont le regard grave était impressionnant.

— C’est que le petit Mats est mort, commença-t-elle. Sa voix tremblait tant qu’elle dut s’interrompre. Le directeur comprit cependant à qui il avait affaire.

— Ah ! tu es la petite fille qui voulait arranger ce grand enterrement, dit-il avec bonté. Il ne faut pas le faire, mon enfant. Cela te coûtera trop cher. Si j’avais entendu parler de ce projet plus tôt, je t’aurais déconseillé…

Les traits de la fillette se contractèrent, et le directeur s’attendit à la voir fondre en larmes, mais elle se domina et dit :

— J’aurais voulu raconter à Monsieur le Directeur quelques petites choses sur le petit Mats.

— J’ai déjà entendu votre histoire, dit le directeur doucement. Il ne faut pas que tu croies que je ne te plains pas. J’agis pour ton bien.

Asa, la gardeuse d’oies, se redressa encore davantage, et dit d’une voix claire et nette :

— Depuis que le petit Mats a eu neuf ans, il n’a eu ni père ni mère, et a été forcé de gagner sa vie comme une grande personne. Jamais il n’aurait voulu mendier même un repas. Il disait toujours qu’il est indigne d’un homme de demander l’aumône. Il a parcouru le pays en achetant aux paysans des œufs et du beurre qu’il revendait ensuite, et il a fait ses affaires avec autant d’ordre qu’un vieux marchand. L’été, en gardant les oies, il apportait un petit travail aux champs. Les paysans de Scanie confiaient parfois au petit Mats, quand il allait de ferme en ferme, de grosses sommes d’argent, car ils savaient qu’ils pouvaient avoir confiance en lui ; on n’a donc pas le droit de dire que le petit Mats n’était qu’un enfant, il n’y a pas beaucoup de grandes personnes qui…

Le directeur avait les yeux fixés au parquet et pas un muscle de son visage ne bougeait. Asa la gardeuse d’oies s’arrêta, croyant inutile de continuer. Comme une dernière protestation elle ajouta :

— Et puisque je payerai moi-même tous les frais de l’enterrement, j’espérais… Elle s’interrompit de nouveau.

Le directeur leva alors les yeux et regarda Asa, la petite gardeuse d’oies, jusqu’au fond des yeux. Il la mesura et la pesa pour ainsi dire avec le regard presque professionnel d’un homme qui a beaucoup de monde sous ses ordres. Il se dit qu’elle avait perdu foyer, parents, frères et sœurs, et n’était pas encore brisée. Quelle brave femme elle serait un jour ! Mais oserait-il ajouter encore au fardeau qui pesait sur ses frêles épaules ? Ne serait-ce pas le brin de paille qui la ferait tomber sous une charge trop lourde ? Il comprenait ce qu’il avait dû en coûter à Asa de venir chez lui pour parler de son petit frère. Elle l’avait sans doute aimé plus que tout au monde, ce frère. Comment oserait-on opposer un refus à cet amour ?

— Fais comme tu voudras, ma petite fille, prononça enfin le directeur.