Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXIX

XXIX

LE VESTERBOTTEN ET LA LAPONIE

Le pays en marche

Samedi, 18 juin.

L’aigle avait dit à Nils que la large bande de côte qui s’étendait sous leurs yeux était le Vesterbotten, et que les crêtes de montagnes qui bleuissaient très loin à l’ouest se trouvaient en Laponie.

Le voyage sur le dos de l’aigle allait si vite qu’on avait souvent l’impression de rester immobile, surtout depuis que le vent qui le matin venait du nord avait changé de direction. La terre au contraire semblait reculer vers le sud. Les forêts, les maisons, les prés, les clôtures, les îles, les nombreuses scieries de la côte, tout était en marche. On eût dit que lassés de demeurer si haut dans le nord ils déménageaient vers le sud.

Cette idée amusa Nils. Songez donc, si ce champ de blé qui semblait nouvellement ensemencé arrivait en Scanie où le seigle à cette époque de l’année était déjà en épis !

Et ce jardin qu’en ce moment il apercevait ! Il y avait de beaux arbres, mais point d’arbres fruitiers, point de nobles tilleuls ni de marronniers ; rien que des sorbiers et des bouleaux ! Il y avait de jolis buissons, mais point de sureaux, ni de cytises, seulement des putiets, des lilas. Il y avait un jardin potager, mais il n’était encore ni bêché ni planté. Si un jardinet pareil venait se placer à côté du jardin d’un grand domaine de Sudermanie ! Il se sentirait pareil à un désert.

La gloire du pays, c’étaient les puissants fleuves sombres entourés de leurs vallées habitées, remplis de bois flottant, avec leurs scieries, leurs villes, leurs embouchures encombrées de bateaux. Si l’un de ces fleuves se montrait au sud du Dalelf, les fleuves et rivières là-bas s’enfonceraient sous terre, de honte.

Et pensez donc, si une plaine pareille aussi immense, aussi facile à cultiver et aussi bien située passait sous les yeux des paysans de Smâland ! Ils abandonneraient pour la labourer, en hâte, leurs maigres lopins de terre et leurs champs pierreux !

Une chose que ce pays possédait en abondance, c’était la lumière. Dans les marais les grues dormaient debout. La nuit devait être venue, mais la lumière demeurait. Le soleil, lui, n’avait pas tiré vers le sud. Au contraire, il était monté très haut vers le nord, et ses rayons frappaient maintenant le visage de Nils. Il ne manifestait encore aucune envie de se coucher. Pensez, si cette lumière, si ce soleil eût éclairé Vemmenhög ! Voilà qui ferait l’affaire de Holger Nilsson et de sa femme : un jour de travail de vingt-quatre heures !

Le rêve

Dimanche, 19 juin.

Nils leva la tête et regarda autour de lui, encore mal éveillé. Il était couché à un endroit qu’il ne reconnaissait pas. Jamais il n’avait vu cette vallée, ni les montagnes qui l’enfermaient de tous côtés. Il n’avait pas vu ce lac rond qui occupait le milieu de la vallée, il n’avait jamais vu de bouleaux aussi misérables, aussi rabougris que ceux au-dessous desquels il était étendu.

Et où était l’aigle ? Il ne l’apercevait nulle part. Quelle aventure !

Nils se recoucha et ferma les yeux, puis il essaya de se rappeler ce qui était arrivé au moment où il s’était endormi.

Il se souvint que Gorgo avait changé de direction et que le vent avait frappé de côté. Il s’était rendu compte que l’aigle l’emportait d’un vol puissant.

— Maintenant nous entrons en Laponie ! avait dit Gorgo tout à coup, et Nils s’était senti très déçu en ne voyant que des marais infinis et des bois ininterrompus. La monotonie du paysage avait fini par l’assoupir. Alors il avait dit à Gorgo qu’il n’en pouvait plus, qu’il avait besoin de dormir.

Gorgo était descendu à terre, et Nils s’était jeté sur la mousse, mais l’aigle l’avait saisi dans ses serres et était remonté.

— Dors, Poucet ! avait-il crié. Le soleil me tient éveillé et j’ai envie de continuer le voyage.

Et en dépit de l’incommodité de sa position, il s’était en effet endormi et il avait rêvé.

Il marchait sur une large route au sud de la Suède, aussi vite que pouvaient le porter ses petites jambes. Il n’était pas seul : à côté de lui marchaient des brins de seigle aux épis lourds, des bluets et de jaunes chrysanthèmes ; des pommiers cheminaient, ployant sous le fardeau de leurs belles pommes, suivis de haricots grimpants pleins de cosses, et de véritables fourrés de groseilliers. De superbes arbres, hêtres, chênes, tilleuls, s’avançaient lentement : ils tenaient le milieu du chemin, ne s’écartaient devant personne, et faisaient bruire fièrement leur feuillage. Entre les pieds de Nils couraient des fleurs et des simples : fraisiers, anémones, trèfle et myosotis. En regardant mieux, Nils découvrit que des hommes et des animaux faisaient aussi partie du cortège. Des insectes voletaient parmi les plantes ; des poissons dans les fossés de la route nageaient ; des oiseaux chantaient dans les arbres en marche ; des animaux domestiques et sauvages luttaient de vitesse, et, au milieu de tout ce fourmillement de bêtes et de plantes, marchaient des hommes, quelques-uns munis de bêches et de faux, d’autres de haches, d’autres de fusils de chasse, et d’autres encore de filets de pêche.

Le cortège s’avançait allégrement, et Nils ne s’en étonnait point depuis qu’il avait vu qui était en tête. Ce n’était ni plus ni moins que le soleil lui-même. Il roulait sur le chemin comme une grande tête rayonnante de gaîté et de bonté, avec une chevelure formée de rayons multicolores. « En avant ! criait-il à chaque instant. Personne n’a besoin d’être inquiet tant que je suis là. En avant ! En avant ! »

— Je me demande où le soleil veut nous mener, murmura Nils. Un brin de seigle qui marchait à côté de lui avait entendu ces paroles et répondit :

— Il veut nous mener en Laponie pour faire la guerre au roi du grand engourdissement.

Nils s’aperçut, au bout d’un moment, que plusieurs des marcheurs semblaient devenir hésitants, qu’ils ralentissaient le pas, qu’enfin ils s’arrêtaient. Il vit ainsi rester en arrière le superbe hêtre ; le chevreuil et le froment suspendaient en même temps leur marche, et aussi les ronces du mûrier sauvage, les marronniers et les perdrix.

Surpris, Nils regarda autour de lui. Il découvrit alors qu’on ne se trouvait plus au midi de la Suède : la marche avait été si rapide qu’on était déjà en Svealand.

En ce moment le chêne commençait à avoir l’air soucieux. Il s’arrêtait, faisait quelques pas, puis de nouveau s’arrêtait net.

— Pourquoi le chêne ne nous accompagne-t-il pas plus loin ? demanda Nils.

— Il a peur du roi du grand engourdissement, répondit un jeune et blond bouleau qui avançait, crâne et gai.

Bien qu’on eût laissé beaucoup de monde en arrière, la marche n’en continuait pas moins courageusement. Le soleil roulait toujours en tête, et répétait avec un grand sourire épanoui :

— En avant ! En avant ! Personne n’a besoin d’être inquiet, tant que je suis là.

Bientôt on se trouva en Norrland, et le soleil eut beau appeler et sourire : le pommier s’arrêta, le cerisier s’arrêta, l’avoine s’arrêta. Le gamin se tourna vers eux :

— Pourquoi ne venez-vous pas ? Pourquoi trahissez-vous le soleil ?

— Nous n’osons pas. Nous craignons le grand engourdisseur qui demeure là-haut en Laponie, répondaient-ils.

Nils crut reconnaître bientôt qu’on avait pénétré en Laponie. Les rangs s’étaient singulièrement éclaircis. Le seigle, l’orge, le fraisier, les myrtilles, les petits pois, le groseillier étaient restés fidèles jusqu’ici. L’élan et la vache avaient marché côte à côte. Maintenant ils s’arrêtaient tous. Les hommes suivirent encore un bout de chemin, puis la plupart s’arrêtèrent. Le soleil aurait été presque abandonné si d’autres compagnons ne s’étaient pas joints au cortège : des buissons d’osier et une foule de petites plantes montagnardes, puis des Lapons et des rennes, des chouettes blanches, des lagopèdes alpins et des renards bleus.

Le gamin entendit tout à coup quelque chose qui avec fracas courait au-devant d’eux. C’étaient des fleuves et des ruisseaux qui s’échappaient en torrents.

— Qu’ont-ils donc à se sauver si précipitamment ? demanda-t-il.

— Ils fuient devant le grand sorcier engourdisseur qui habite les fjells, expliqua un lagopède femelle.

Soudain Nils vit se dresser devant eux une haute paroi sombre, au sommet crénelé. À la vue de ce rempart, tous reculèrent effrayés. Mais le soleil tourna vers le mur son visage radieux. Il apparut alors que ce n’était point un rempart, qui leur barrait la route, mais une montagne magnifiquement belle, dont les pics s’élevaient les uns derrière les autres, rougissant au soleil, tandis que les pentes étaient bleu pâle avec des reflets d’or. Le soleil les exhortait, roulant vers le sommet :

— En avant ! En avant ! Pas de danger tant que je suis là, leur disait-il.

Mais pendant la montée, il fut abandonné par le jeune et hardi bouleau, le pin vigoureux et le sapin têtu. Puis le renne, le Lapon et l’osier l’abandonnèrent à leur tour. Enfin, lorsqu’on fut arrivé au haut de la montagne, seul le petit Nils Holgersson avait suivi le soleil.

Le soleil roula vers une crevasse dont les parois étaient tapissées de frimas. Nils aurait voulu le suivre encore, mais un spectacle terrible le cloua sur place. Au fond de la crevasse était assis un vieux troll. Son corps était de glace, ses cheveux de glaçons, son manteau de neige. À ses pieds étaient couchés trois loups noirs qui se levèrent et ouvrirent la gueule lorsque le soleil se montra. De la gueule de l’un d’eux sortit un froid pénétrant ; de la gueule du second, un vent du nord mordant ; et la gueule du troisième vomit de noires ténèbres.

— Voilà, sans doute le grand engourdisseur et sa suite, pensa Nils. Curieux de voir comment se passerait la rencontre du troll et du soleil, Nils demeura au seuil de la caverne.

Le troll ne bougea pas. Son sinistre visage de glace était fixé sur le soleil. Celui-ci, également immobile, ne faisait que sourire et rayonner. Un assez long moment se passa ainsi. Puis Nils crut voir que le troll commençait à s’agiter et à soupirer ; il laissa glisser son manteau de neige, et les trois loups terribles hurlèrent un peu moins violemment. Mais soudain le soleil poussa un cri : « Mon temps est écoulé », et roula en arrière hors de la caverne. Le troll lâcha ses loups ; la bise, le froid et les ténèbres se jetèrent à la poursuite du soleil.

— Chassez-le ! Repoussez-le ! criait le troll. Poursuivez-le pour qu’il ne revienne plus jamais ! Apprenez-lui que la Laponie est à moi !

Nils Holgersson avait été saisi d’un tel effroi à l’idée que le soleil serait chassé de Laponie qu’il s’était réveillé en criant.

Lorsqu’il se fut ressaisi, il vit qu’il était couché au fond d’une vallée de montagnes. Mais où donc était Gorgo ?

Il se redressa de nouveau et regarda autour de lui. Ses regards tombèrent sur un curieux édifice de rameaux de pin élevé sur un gradin de la montagne.

— Ce doit être une aire, comme celles que Gorgo m’a décrites.

Il n’acheva pas sa pensée. Il arracha son bonnet de sa tête, et l’agita en l’air joyeusement. Il venait de comprendre où Gorgo l’avait porté : c’était cette région où les aigles avaient habité le haut de la montagne, les oies sauvages le fond de la vallée. Il était arrivé ! Dans quelques instants il reverrait le jars blanc et Akka et tous ses compagnons de voyage.

L’arrivée

Nils alla doucement à la recherche de ses amis. Toute la vallée dormait. Le soleil n’avait pas encore paru, et Nils comprit qu’il était encore de trop bonne heure pour que les oies fussent éveillées. Aux premiers pas qu’il fit, il découvrit quelque chose de très joli : c’était une oie sauvage qui dormait dans un nid posé par terre ; à côté d’elle se tenait le jars. Il dormait également, mais il s’était posté de manière à être présent au moindre danger.

Nils ne les dérangea pas et continua d’explorer les petites touffes d’osier qui couvraient le sol. Bientôt il aperçut un nouveau couple. Il n’appartenait pas non plus à sa bande, mais Nils n’en fut pas moins content de les voir. C’étaient des oies sauvages. Il se mit à fredonner de plaisir.

Il regarda ailleurs, et sous une autre touffe d’osier, il reconnut Neljä qui couvait ses œufs ; le jars à côté d’elle ne pouvait être que Kolme. Il n’y avait pas à se tromper. Nils eut bien envie de les éveiller, mais il se retint.

À un autre endroit il trouva Viisi et Kuusi et non loin d’eux Yksi et Kaksi. Ils dormaient tous les quatre.

Mais qu’est-ce qu’il y avait donc là-bas de blanc ? Nils sentit son cœur battre de joie, il courut. Au milieu de l’osier nain Finduvet, petite et mignonne, couvait des œufs, et à côté d’elle se tenait le jars blanc. Il avait beau dormir, même dans le sommeil il semblait fier de garder sa femme dans les fjells de Laponie.

Nils résista à l’envie de tirer de son sommeil même le jars et continua son chemin.

Il eut à chercher assez longtemps avant de trouver d’autres oies. Mais tout à coup, il remarqua sur une légère éminence quelque chose qui ressemblait à un petit tertre gris. Arrivé au pied du monticule, il reconnut Akka de Kebnekaïse, qui, bien éveillée, contemplait la vallée comme si elle était chargée de la surveiller tout entière.

— Bonjour, mère Akka ! cria Nils. Que je suis donc content de vous trouver éveillée. N’éveillez pas les autres. Je pourrai ainsi causer seul avec vous un moment.

La vieille oie-guide courut vers Nils. D’abord elle le saisit et le secoua, puis elle le caressa du bec du haut en bas, puis le secoua encore une fois. Toutefois elle ne dit rien puisque Nils lui avait demandé de laisser reposer les autres.

Poucet embrassa la vieille mère Akka sur les deux joues. Puis il se mit à lui raconter ses aventures au Skansen.

— Savez-vous qui j’ai trouvé captif là-bas ? Smirre, le renard, à l’oreille entamée. Bien qu’il ait été mauvais pour nous, je n’ai pu m’empêcher de le plaindre. Il languissait sans la liberté. J’avais beaucoup d’amis là-bas, et un jour j’appris par le chien lapon qu’un homme était venu au Skansen demander à acheter des renards. Il était d’une île éloignée de l’archipel de Stockholm. Là-bas dans son île on avait exterminé tous les renards, et voilà que les rats s’étaient tant multipliés qu’on regrettait les renards. Dès que j’eus appris cette nouvelle, je courus à Smirre et lui dis :

— Demain, Smirre, il viendra des hommes chercher un couple de renards. Ne te cache pas alors, mais laisse-toi prendre. Tu retrouveras ainsi la liberté. — Il a obéi à mon conseil et en ce moment-ci il doit être libre de nouveau et courir dans l’île. Qu’est-ce que vous en dites, mère Akka ? Ai-je bien fait ?

— C’est ce que j’aurais voulu faire moi-même, approuva l’oie.

— Je suis bien aise que vous m’approuviez, continua Nils. Il y a encore une chose que je voulais vous demander. J’ai vu un jour apporter au Skansen Gorgo, l’aigle. Il avait l’air piteux, et j’ai songé à limer quelques fils de fer de sa volière pour le laisser sortir. Puis je me suis dit que c’était un dangereux brigand, un mangeur d’oiseaux. Je ne savais si j’avais le droit de le relâcher, et j’ai pensé qu’il valait peut-être mieux le laisser où il était. Qu’en pensez-vous, mère Akka ? Je n’ai pas eu tort, n’est-ce pas, de raisonner ainsi ?

— Tu as eu tort, répondit Akka sans hésiter. Quoi qu’on dise des aigles, ce sont des oiseaux fiers et qui aiment la liberté plus que tous les autres animaux, et l’on ne doit pas les retenir captifs. Sais-tu ce que je te proposerai ? Dès que tu seras reposé, nous deux nous ferons un voyage jusqu’à cette grande prison d’oiseaux pour que tu délivres Gorgo.

— J’attendais de vous ce mot-là, mère Akka, dit le gamin. On dit que vous n’avez plus d’affection pour celui que vous avez élevé avec tant de peine, parce qu’il vit comme sont forcés de vivre les aigles. Je vois bien qu’on se trompe. J’irai maintenant voir si le jars blanc est enfin éveillé ; si, pendant ce temps vous vouliez remercier d’un mot celui qui m’a rapporté parmi vous, vous le trouverez, là-haut, sur le gradin où vous avez une fois trouvé un petit aiglon abandonné.