Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXVIII

XXVIII

UNE JOURNÉE EN HELSINGLAND

Jeudi, 16 juin.

Le lendemain Nils traversait le Helsingland. Le pays s’étendait, printanier, sous ses yeux ; les pins et les sapins avaient arboré des pousses vert clair, les bouleaux des petits bois de tendres feuilles, l’herbe des prés une verdure nouvelle, et les champs un tapis de jeune blé. C’était un pays accidenté et boisé, mais traversé par une vallée qui s’étendait toute claire, d’où partaient d’autres vallées, les unes étroites et courtes, les autres larges et longues.

« Ce pays, pensa Nils, est vert comme une feuille, et les vallées se ramifient à peu près comme les veines d’une feuille. »

Au milieu de la vallée centrale coulait un fleuve qui à plusieurs endroits s’élargissait en lacs. Sur les rives du fleuve il y avait des prairies, auxquelles succédaient, un peu plus haut, des champs ; et enfin, devant la lisière de la forêt, s’élevaient les fermes. Elles étaient grandes et bien bâties et se suivaient sans interruption. Les églises se dressaient au bord du fleuve et autour d’elles des villages s’étaient groupés.

C’était un beau pays. Le gamin put le voir tout à son aise, car l’aigle remontait les vallées l’une après l’autre, en quête du petit ménétrier Klement Larsson.

Comme le matin avançait, il y avait une animation extraordinaire dans beaucoup de fermes. Les portes des étables s’ouvraient à deux battants et l’on faisait sortir le bétail. C’étaient de belles vaches claires, de petite taille, agiles, à la démarche sûre, gaies et cabriolantes. Puis ce fut le tour des veaux et des moutons, et leur joie de sortir après le long hiver se manifestait par des bonds et des gambades.

Des jeunes filles, sac au dos, couraient entre les bêtes. Un gamin, muni d’une longue gaule, s’efforçait d’empêcher les moutons de se débander. Un chien se démenait parmi les vaches, aboyant et jappant. Le fermier attelait un cheval à une charrette chargée de tinettes à beurre vides, de clayons à fromage, et de provisions. Tout le monde riait et fredonnait ; les gens étaient aussi heureux que les bêtes.

Enfin, on se mit en route pour la forêt. Une jeune fille, marchant en tête, lançait de temps en temps des appels sonores. Le bétail la suivait. Le berger et le chien couraient de tous côtés pour s’assurer qu’aucun animal ne restait en arrière. Le paysan et le valet fermaient le cortège, retenant chacun d’un côté la charrette qui tressautait sur l’étroit sentier caillouteux.

C’était décidément le jour où, selon la coutume, les fermiers du Helsingland envoyaient leurs troupeaux passer l’été dans la montagne, car de chaque vallée on voyait monter et pénétrer dans les bois de joyeux cortèges. Du fond sombre de la forêt montaient toute la journée les appels des gardeuses et le tintement des grelots.

Vers le soir on arrivait à des clairières où se dressaient une petite étable basse et deux ou trois cabanes grises. À leur entrée dans l’étroit enclos, les vaches mugissaient gaiement en reconnaissant leur pâturage d’été ; et elles se mettaient aussitôt à brouter l’herbe savoureuse et tendre. Les gens transportaient dans une des cabanes les objets dont on avait chargé la charrette, de l’eau et du bois. Bientôt la fumée montait de la cheminée, et les jeunes filles, le petit berger et les hommes s’installaient pour manger autour d’une pierre plate.

Gorgo, l’aigle, était sûr qu’on trouverait le petit ménétrier parmi ces gens qui montaient aux chalets. Mais les heures se passaient sans qu’on le découvrît. Après avoir plané au-dessus du pays dans tous les sens, l’aigle parvint, au soir tombant, à un chalet isolé au haut de la montagne. Les gens et le bétail venaient d’y arriver. Les hommes coupaient du bois, les filles de ferme étaient occupées à traire les vaches.

— Regarde là-bas ! dit Gorgo. Je crois bien que le voici.

Il descendit très bas, et Nils reconnut, non sans étonnement, qu’il avait raison. En effet le petit Klement Larsson fendait du bois dans l’enclos du chalet.

Gorgo s’abattit sur un arbre un peu éloigné des maisons.

— J’ai accompli ce que j’avais promis, dit-il. Tâche maintenant de t’arranger avec cet homme. Je t’attendrai ici au sommet de ce pin touffu.

Dans le chalet le travail du jour était fini, le souper mangé et les gens causaient. Il y avait longtemps déjà qu’on n’avait passé une nuit d’été dans la forêt, aussi n’avait-on nulle envie de se coucher. Il faisait d’ailleurs plein jour. Les jeunes filles laissaient par moment tomber leur ouvrage, regardaient vers les bois, et se souriaient à elles-mêmes.

« Nous voici encore une fois ici ! » disaient-elles en soupirant d’aise. L’agitation du village s’effaçait de leurs esprits et la forêt les enveloppait de sa paix profonde. Quand à la maison elles avaient pensé qu’elles passeraient tout l’été seules dans la forêt, elles comprenaient difficilement comment elles feraient pour supporter cette solitude, mais à peine aux chalets, elles sentaient que c’était ici le temps le plus heureux de leur vie.

Tout à coup l’aînée des gardeuses leva la tête et dit gaiement :

— Il me semble que nous ne devons pas demeurer en silence ce soir lorsque nous avons parmi nous un conteur comme Klement Larsson. S’il nous raconte une belle histoire, je lui donnerai le cache-nez que je suis en train de tricoter.

Cette proposition fut accueillie avec acclamation, et Klement ne se fit pas prier.

— C’était à Stockholm, pendant que j’étais au Skansen, un jour que j’avais le mal du pays, commença-t-il, et il raconta l’histoire du tomte qu’il avait racheté pour le sauver de la captivité, l’arracher à l’humiliation d’être mis en cage et contemplé par tous les badauds. Puis il raconta comment sa bonne action avait été immédiatement récompensée. L’auditoire suivit son récit avec une stupeur toujours croissante, et lorsqu’il arriva au moment où le laquais royal lui avait apporté de la part du roi le beau livre, les jeunes filles avaient toutes laissé tomber leur ouvrage et regardaient immobiles, ébahies, celui à qui des choses aussi extraordinaires étaient advenues. Tout le monde conçut pour Klement une tout autre considération : songez donc ! il avait parlé au roi ! Tout à coup quelqu’un lui demanda ce qu’il avait fait du tomte.

— Je n’ai pas eu le temps moi-même d’acheter un bol bleu, répondit-il. Mais j’en ai chargé le vieux Lapon. Je ne sais pas du tout ce qu’il est devenu.

À peine Klement eut-il dit ces mots, qu’une petite pomme de pin vint lui frapper le bout du nez. Personne ne l’avait jetée.

— Aïe, aïe, Klement ! dit la vachère. On dirait que « le peuple des petits » écoute ce que nous disons. Tu n’aurais pas dû laisser à un autre le soin de préparer le bol bleu du tomte.