Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXXII

XXXII

VERS LE SUD ! VERS LE SUD !

Premier jour de voyage

Samedi, 1er octobre.

Nils, sur le dos du jars blanc, voyageait au-dessus des nuages. Trente et une oies sauvages volaient rapidement vers le sud en un triangle bien régulier. Les plumes bruissaient, toutes ces ailes fouettaient l’air avec un sifflement ; on ne pouvait entendre sa propre voix. Akka de Kebnekaïse volait en tête, derrière elle, à droite et à gauche, venaient Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi, le jars blanc et Finduvet. Les six jeunes oies qui avaient accompagné la bande, n’en faisaient plus partie. À leur place les vieilles oies emmenaient vingt-deux oisons, élevés cet été dans la vallée laponne. Onze volaient à droite et onze à gauche, et ils faisaient de leur mieux pour garder entre eux des intervalles aussi réguliers que les vieilles oies.

Les pauvres oisons, qui n’avaient pas encore fait de voyage, eurent d’abord beaucoup de mal à suivre le vol rapide.

— Akka de Kebnekaïse ! Akka de Kebnekaïse ! criaient-ils d’un ton piteux.

— Qu’y a-t-il ? demandait l’oie-guide.

— Nos ailes sont lasses de se mouvoir ! Nos ailes sont lasses de se mouvoir !

— Ça ira mieux en continuant, répondait Akka sans ralentir son vol le moins du monde. Et on aurait dit qu’elle avait raison : après deux heures de vol, les oisons ne se plaignaient plus de la fatigue. Mais alors ce fut autre chose. Dans leur vallée, ils avaient mangé toute la journée durant ; bientôt ils commencèrent à gémir de faim.

— Akka, Akka, Akka de Kebnekaïse ! criaient les oisons d’un ton piteux.

— Qu’y a-t-il maintenant ?

— Nous avons si faim que nous ne pouvons voler plus loin. Nous avons si faim !

— Une oie sauvage doit savoir se nourrir d’air et boire le vent, répondait impitoyablement Akka, en continuant toujours son vol.

Il semblait presque que les oisons apprissent à se nourrir d’air et de vent, car bientôt ils ne se plaignirent plus. La bande des oies était encore dans les fjells et les vieilles oies criaient le nom de tous les sommets qu’on dépassait pour les apprendre aux jeunes. Mais comme elles ne cessaient d’annoncer : « Celui-là c’est le Porsotjokko, et voici le Sarjektjokko, et voilà le Sulitelma », les jeunes recommencèrent à s’impatienter.

— Akka, Akka, Akka ! criaient-ils d’une voix déchirante.

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

— Il n’y a pas de place pour tant de noms dans nos têtes, criaient les oisons. Il n’y a pas de place pour tant de noms.

— Plus il entre de choses dans une tête, plus il y a de la place, répondit Akka sans s’émouvoir.

Nils pensait en lui-même qu’il était vraiment grand temps de se mettre en route pour le sud, car il était tombé beaucoup de neige, et le sol à perte de vue était blanc. Et il n’y avait pas à dire : on était bien mal à l’aise, les derniers temps, là-haut dans la vallée des fjells. La pluie, la tempête, les brouillards s’étaient succédé sans répit, et si une seule fois le temps s’était éclairci, on avait immédiatement eu de la gelée. Les baies et les champignons dont Nils s’était nourri en été, avaient gelé ou s’étaient gâtés ; à la fin il avait fallu manger du poisson cru, qu’il n’aimait guère. Les jours étaient devenus très courts, les soirées longues, et les matins étaient terriblement lents à venir pour quiconque ne pouvait dormir aussi longtemps que le soleil restait absent.

Mais enfin, les ailes des oisons s’étaient fortifiées, et le voyage vers le sud avait pu commencer. Nils était si ravi qu’il chantait et riait alternativement. Ce n’était d’ailleurs pas seulement parce qu’il faisait sombre et froid et que la nourriture devenait rare qu’il souhaitait quitter la Laponie ; il y avait autre chose aussi qui l’attirait vers la Scanie.

Les premières semaines il n’avait pas du tout eu le mal du pays. Il avait tant de plaisir à voir la Laponie. Son seul souci avait été d’empêcher tous ces essaims de moustiques qui y pullulent de le dévorer. Avec Akka ou Gorgo il avait fait de longs tours. Du haut du Kebnekaïse neigeux il avait regardé les glaciers qui entourent le pied du cône blanc et escarpé. Akka lui avait fait visiter des vallées bien cachées et plonger les yeux dans des cavernes où les louves allaitent leurs petits. Il avait fait connaissance avec les rennes qui paissaient en grands troupeaux aux bords du beau lac de Torne, et il avait poussé une pointe jusqu’aux grandes cascades de Sjöfallet pour saluer les ours qui y demeuraient. Partout il avait trouvé un pays superbe. Il était bien content de l’avoir vu, mais il n’aurait point voulu l’habiter. Akka avait bien raison de dire que les colons feraient mieux de le laisser aux ours, aux loups, aux rennes, aux oies sauvages, aux chouettes blanches, aux lemmings, et aux Lapons qui semblaient créés pour y vivre.

Ah ! oui, il était heureux d’être en route pour la Scanie ! Il agita sa casquette en voyant la première forêt de sapins ; il salua d’un hourrah les premières maisonnettes grises de colons, les premières chèvres, le premier chat, les premières poules. Il passait au-dessus de superbes cascades et voyait à sa droite de hauts pics de fjells, mais à peine les regarda-t-il. Ce fut autre chose lorsqu’il aperçut la chapelle de Kvickjock avec le petit presbytère et le petit village autour de la chapelle. Cette vue lui parut si belle qu’il eut les larmes aux yeux.

À chaque instant on croisait des oiseaux de passage en groupes plus nombreux qu’au printemps. « Où allez-vous, oies sauvages ? demandaient les oiseaux. Où allez-vous ? »

— Nous allons à l’étranger comme vous, répondaient les oies. Nous allons à l’étranger.

— Mais vos petits ne sont pas assez forts, criaient les autres. Jamais ils ne franchiront la mer avec des ailes aussi faibles.

Les rennes et les Lapons étaient eux aussi en train de quitter les fjells. Ils descendaient en bon ordre : un Lapon ouvrait la marche, puis venait le troupeau, les grands taureaux en tête, puis une rangée de rennes de somme chargés des tentes et des bagages, et enfin, sept ou huit personnes fermaient le cortège. Les oies sauvages s’abaissaient un peu en voyant les rennes pour leur crier : « Au revoir ! À l’été prochain ! À l’été prochain ! »

— Bon voyage et bon retour parmi nous, répondaient les rennes.

Mais les ours, en voyant les oies, les montraient aux oursons en grognant : « Voyez-vous ces peureuses qui craignent un peu de froid, et qui n’osent pas rester chez elles en hiver ! » Les vieilles oies ne restaient pas à court de réponse : « Voyez-vous ces fainéants qui aiment mieux dormir la moitié de l’année que de se donner la peine d’émigrer ! »

Dans les forêts de sapins les jeunes coqs de bruyères se blottissaient les uns contre les autres, hérissés et transis, regardant avec envie toutes ces bandes d’oiseaux qui avec des cris d’allégresse se rendaient vers le sud. « Quand sera-ce notre tour ? demandaient-ils à leur mère. Quand sera-ce notre tour ? »

— Vous resterez ici auprès de votre père et de votre mère, répondait la poule. Vous resterez ici chez père et mère.

Le mont Œstberg

Tant que les oies étaient encore en Laponie elles eurent un très beau temps ; mais à peine entrées dans le Jemtland d’épais brouillards les enveloppèrent ; elles descendirent au sommet d’une colline. Nils croyait bien être dans un pays habité, car il s’imaginait entendre des voix d’hommes et des grincements de voitures. Il aurait bien voulu chercher abri dans une ferme, mais par cet épais brouillard il avait peur de s’égarer. Tout ruisselait d’eau et d’humidité. Des gouttelettes pendaient au bout de chaque brin d’herbe et au moindre mouvement il recevait de véritables douches.

Il fit quelques pas pour chercher un refuge, lorsqu’il aperçut devant lui un édifice très haut, mais pas très grand. La porte était fermée et l’édifice inhabité. Nils comprit que ce ne pouvait être qu’une tour élevée là pour permettre de mieux voir le paysage. Il retourna près des oies.

— Mon bon jars, appela-t-il, prends-moi sur ton dos et porte-moi au sommet de cette tour là-bas. J’y trouverai peut-être une petite place sèche pour dormir.

Le jars obéit et le déposa sur la plate-forme de la tour, le gamin s’y coucha, s’endormit et ne se réveilla que lorsque le soleil du matin lui frappa le visage. En ouvrant les yeux, il eut d’abord du mal à savoir où il était. Habitué aux déserts de la Laponie, il prit d’abord pour un tableau cette contrée si habitée et si cultivée. En outre le soleil levant donnait à tout des couleurs extraordinaires.

La tour était construite sur une montagne au milieu d’une île située près de la rive orientale d’un grand lac. Ce lac était en ce moment aussi rose que le ciel. Les rives étaient jaunes grâce aux petits bois dorés par l’automne et aux chaumes des champs. Derrière cette bande jaune, la forêt de sapins formait une large ceinture sombre au-dessus de laquelle bleuissait à l’est une rangée de collines ; le long de l’horizon occidental courait en forme d’arc une chaîne de montagnes étincelantes, pointues, dentelées, d’une couleur si douce et si tendre qu’elle n’a pas de nom, et que Nils n’aurait pu la dire ni rouge, ni blanche, ni bleue ; il n’y avait pas de nom pour cette couleur. Tout autour du lac, dans la bande jaune s’élevaient un peu partout des églises blanches et des villages rouges, et juste à l’est, de l’autre côté du détroit qui séparait l’île de la terre ferme, adossée à une montagne protectrice, s’étendait sur la rive une ville, au milieu d’un pays fertile et cultivé. « Voilà une ville qui a su se procurer une belle et bonne situation, songea Nils. Je me demande quel est son nom. »

En ce moment il sursauta. Plongé dans la contemplation du pays, il n’avait pas remarqué que des visiteurs s’étaient approchés de la tour. Ils montaient les escaliers d’un pas si rapide qu’il eut à peine le temps de trouver une cachette.

C’étaient des jeunes gens et des jeunes filles qui faisaient ensemble une excursion à pied à travers le Jemtland. Ils se félicitaient d’être arrivés à la ville d’Œstersund la veille au soir pour jouir le matin de cette belle vue du Frösö, d’où l’on distinguait plus de vingt milles à la ronde. Ils se montraient et se nommaient les églises et les fjells. Les plus proches étaient les fjells d’Ovik, ils étaient d’accord sur ce point ; mais lequel de ces sommets était l’Areskutan ?

Une jeune fille tira de son sac une carte qu’elle déploya sur ses genoux, et ils s’assirent pour l’étudier. Nils fut inquiet de les voir rester si longtemps. Le jars ne pourrait venir le chercher pendant qu’ils étaient là, et il savait que les oies avaient hâte de continuer leur voyage. Au milieu de la conversation des touristes, il crut un moment entendre un caquetage d’oies et des coups d’ailes, mais il n’osa sortir de sa cachette.