Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XX

XX

LA SAGA DE KARR ET DE POIL-GRIS

Le Kolmârden

Au nord du golfe de Brâviken, à la frontière de l’Ostrogothie et de la Sudermanie, s’élève une montagne longue de plusieurs milles et large d’un mille. Si elle était haute en proportion, ce serait une des plus belles montagnes qu’on puisse voir, mais tel n’est point le cas.

On rencontre parfois un bâtiment commencé sur une échelle si vaste que le constructeur n’a jamais pu l’achever : on voit des fondations solides, de fortes voûtes, mais point de murs ni de toits : la construction ne s’élève qu’à quelques pieds du sol. Rien ne donne mieux une idée de cette montagne frontière ; on dirait les fondations d’une montagne plutôt qu’une montagne achevée. Elle surgit de la plaine en parois escarpées ; partout de fières masses de rochers s’échafaudent, qui semblent destinées à supporter de hautes salles immenses. Tout est puissant et de grandiose proportion, mais cela manque de hauteur. Le constructeur s’est lassé et a abandonné son travail avant d’avoir bâti ces longues pentes, ces pointes et ces crêtes qui forment les murailles et la toiture des montagnes ordinaires.

En compensation, la grande montagne est revêtue d’arbres puissants. De tout temps les chênes et les tilleuls ont poussé dans les vallons, les bouleaux et les aulnes sur les rives des lacs, les pins sur les escarpements, et les sapins partout où il y avait une pincée d’humus. Tous ces arbres forment la grande forêt de Kolmârden, jadis si redoutée que quiconque était forcé de la traverser se recommandait à Dieu et se préparait à sa dernière heure.

Elle était un repaire merveilleux pour les animaux sauvages et les brigands qui savaient grimper, ramper, se glisser à travers les broussailles. Pour les honnêtes gens elle n’était pas attirante : sombre et sinistre, inexplorée et trompeuse, piquante et inextricable, elle avait de vieux arbres qui ressemblaient à des trolls avec leurs troncs moussus et leurs branches couvertes de longues barbes de lichens…

Les hommes jetaient des regards sombres sur la forêt qui, dans sa vigueur luxuriante, semblait narguer leur pauvreté. Ils finirent cependant par s’aviser qu’ils pourraient peut-être en tirer quelque profit. Ils se mirent à l’exploiter, à en extraire du bois, des planches et des poutres et les vendirent aux gens de la plaine qui, eux, avaient déjà abattu leurs arbres. Ils découvrirent que la forêt pouvait les nourrir aussi bien que les champs. Ils furent ainsi amenés à la regarder d’un autre œil. Ils apprirent à la soigner et à l’aimer. Ils oublièrent tout à fait leur vieille hostilité et en arrivèrent à considérer la forêt comme leur meilleure amie.

Karr

Environ douze ans avant le grand voyage de Nils Holgersson, il arriva qu’un propriétaire du Kolmârden voulut se défaire d’un de ses chiens de chasse. Il envoya chercher son garde, et lui déclara qu’il ne pouvait plus garder le chien : celui-ci ne cessait de chasser les moutons et les poules ; il devait en conséquence être emmené dans la forêt et fusillé.

Le garde prit le chien en laisse et se rendit à l’endroit où l’on tuait et enfouissait les chiens hors de service. Ce n’était pas un méchant homme, mais il était plutôt content de se débarrasser du chien, car il savait que l’animal ne chassait pas seulement les moutons et les poules et s’échappait souvent dans la forêt pour attraper un lièvre ou un jeune coq des bois.

Le chien, petit et noir, avait le poitrail et les pattes de devant jaunes. Il s’appelait Karr, et était si intelligent qu’il comprenait tout ce que disaient les hommes. Lorsque le garde l’emmena à travers la forêt, il se rendit très bien compte de ce qui l’attendait. Mais il n’en laissa rien voir. Il ne penchait la tête ni ne mettait la queue entre les jambes ; il paraissait aussi insoucieux que d’ordinaire. Ne traversait-on pas la forêt où il avait été l’épouvante de tous les petits animaux qui y demeurent ? « On serait content partout dans la broussaille, se disait-il, si l’on savait ce qui m’attend. » Il se mit à agiter la queue et à pousser un aboiement joyeux pour qu’on ne se doutât de rien.

Mais soudain il changea d’allure : il tendit le cou et leva la tête comme pour hurler. Et au lieu de trotter à côté du garde, il resta en arrière ; on voyait qu’une idée désagréable l’avait frappé.

L’été commençait à peine. Les élans venaient de mettre au monde leurs petits, et la veille au soir Karr avait réussi à séparer de sa mère, un jeune élan qui ne pouvait avoir que cinq jours, et à le chasser vers un marais. Là il l’avait poursuivi de tertre en tertre, non pour s’en emparer, mais simplement pour le plaisir de voir sa frayeur. La mère qui savait qu’à cette époque de l’année, peu de temps après le dégel du sol, le marais était sans fond et ne pouvait porter un grand animal comme elle, resta aussi longtemps que possible sur la terre ferme. Mais comme son petit s’éloignait de plus en plus, elle se risqua tout à coup dans le marais, chassa à son tour le chien, rappela son petit et retourna vers la terre. Les élans sont plus habiles que tous les autres animaux à avancer dans les marais et à éviter l’enlisement ; les deux bêtes semblaient sur le point de se tirer d’affaire. Mais arrivées près de la rive, un tertre sur lequel l’élan femelle venait de poser le pied s’enfonça dans la vase et elle le suivit. Elle essaya en vain de reprendre pied et s’embourba de plus en plus. Karr regardait sans oser respirer ; voyant que l’élan était perdu, il se sauva au plus vite. Il comprenait qu’une raclée terrible l’attendait si on découvrait qu’il avait causé la mort d’un élan. Il eut tellement peur qu’il n’osa s’arrêter de courir qu’à la maison.

Telle est l’aventure que Karr venait de se rappeler ; aucun de ses anciens méfaits ne l’avait ainsi affligé. Il n’avait voulu de mal ni à l’élan femelle ni à son petit, mais il était cause de leur mort.

« Peut-être d’ailleurs ne sont-ils pas morts, songea-t-il tout à coup. Ils se sont peut-être sauvés. »

Il eut un désir violent de savoir. Le garde ne tenait pas la laisse très fort ; Karr fit un brusque écart, la laisse tomba. Karr se sauva à travers la forêt dans la direction du marais ; il était loin quand le garde voulut le mettre en joue.

Le garde courut derrière lui ; il le rejoignit dans le marais, debout sur un tertre, à quelques mètres de la terre ferme, hurlant de toutes ses forces. Curieux d’apprendre ce qui se passait, il s’avança en rampant à quatre pattes sur la glace. Bientôt il découvrit un élan femelle étouffé dans la vase. Tout auprès son veau était couché. Il vivait encore, mais ne pouvait bouger tant il paraissait épuisé. Karr se penchait sur lui et tantôt hurlait pour appeler du secours, tantôt le léchait.

Le garde tira à terre le petit animal. Le chien était comme fou de bonheur. Il sautait autour du garde en jappant, et lui léchait les mains.

Le garde emporta le petit veau et l’enferma dans son étable. Il dut ensuite appeler du monde pour retirer le grand élan du marais ; il ne se rappela que plus tard qu’il devait fusiller Karr. Il l’appela et se dirigea de nouveau vers la forêt. En route il sembla cependant changer d’avis, car tout à coup il rebroussa chemin et s’achemina vers le château.

Karr l’avait suivi tranquillement, mais voyant qu’on le reconduisait à la maison du maître, il s’inquiéta. Sans doute le garde avait compris que lui, Karr, était cause de la mort de l’élan, et maintenant on le fouetterait avant de le tuer.

Or, être fouetté semblait à Karr la pire des choses. Il perdit courage ; la tête pendante il fit semblant de ne reconnaître personne.

Le maître était sur le perron. Karr se fit tout petit et se blottit derrière les jambes du garde, lorsque celui-ci commença à parler des élans. Mais le garde ne présenta point l’histoire de la manière que redoutait le chien. Il fit l’éloge de Karr. Karr avait su que les élans étaient en danger et avait voulu les sauver.

— Que monsieur me pardonne, termina-t-il, mais je ne puis tuer ce chien !

Karr redressa les oreilles. Avait-il bien entendu ? Bien qu’il ne voulût point montrer son inquiétude, il ne put s’empêcher de pousser un petit jappement plaintif. Était-il possible que le simple fait d’avoir voulu sauver les élans, lui valût la vie sauve ?

Le maître fut aussi d’avis que Karr s’était bien conduit, mais comme il ne voulait pas le garder, il hésita sur le parti à prendre.

— Si vous voulez vous en charger et me garantir qu’il ne fera plus de sottises, je veux bien lui laisser la vie, dit-il enfin.

Le garde accepta, et voilà comment Karr vint habiter la maison forestière.

La fuite de Poil-Gris

Dès lors Karr cessa complètement de braconner ; beaucoup moins par peur que par désir de ne pas fâcher le garde, qui lui avait sauvé la vie, et à qui il s’était tout de suite attaché. Il le suivait partout : lorsque le garde faisait un tour, Karr le précédait pour surveiller la route, et lorsqu’il restait à la maison, Karr, couché devant la porte, inspectait tous ceux qui allaient et venaient.

Lorsque tout était calme, que nul pas ne retentissait sur la route et que le garde s’occupait de sa pépinière et de ses carrés de légumes, Karr allait jouer avec le petit élan.

Au début Karr n’avait point eu envie de s’occuper de lui, mais comme il suivait son maître partout, il l’accompagnait aussi à l’étable aux heures où l’on apportait du lait au petit. Karr s’asseyait devant le box et regardait boire l’élan. Le garde lui avait donné le nom de Poil-Gris, car il ne trouvait pas que l’élan méritât un plus beau nom, et Karr était parfaitement de cet avis. Chaque fois qu’il le voyait, il pensait qu’il n’avait jamais rien vu de plus laid et de plus mal bâti. Le petit élan avait de longues pattes dégingandées, si mal attachées qu’on l’eût dit monté sur des échasses. La tête était énorme, vieille et ridée, et penchait toujours d’un côté ou de l’autre. La peau, trop lâche, formait des plis et des bourrelets comme une pelisse trop grande. Il avait toujours l’air triste et découragé, mais, chose étrange, dès qu’il apercevait Karr, il se levait rapidement, comme content de le voir.

Le petit animal semblait mal à l’aise, il ne grandissait pas et son état empirait tous les jours ; à la fin il ne se levait plus, même en voyant venir Karr. Le chien sauta alors dans le box ; une petite étincelle s’alluma dans les yeux de la pauvre bête. Désormais Karr fit tous les jours une visite à l’élan ; il passait des heures auprès de lui, le léchant, jouant et s’ébattant avec lui, et lui enseignant ce qu’il faut que sache un animal de la forêt.

Or il arriva ceci de remarquable que l’élan se mit bientôt à prospérer et à grandir. Il grandit si vite qu’au bout de deux semaines il ne pouvait plus entrer dans le box des veaux, et qu’on dut le transporter dans un petit pâturage fermé. Deux mois plus tard il avait des pattes si hautes qu’il pouvait sans difficulté escalader l’enclos. Le garde eut alors l’autorisation de lui construire une haute palissade autour d’un petit bois où l’élan vécut plusieurs années et devint un animal superbe. Karr lui tenait fréquemment compagnie, non plus par pitié, mais par affection. L’élan restait toujours mélancolique et semblait indolent et inerte ; seul, Karr savait l’amuser et le faire jouer.

Poil-Gris était depuis cinq ans chez le garde forestier, lorsque le propriétaire du domaine reçut une lettre d’un jardin zoologique de l’étranger qui demandait à acheter l’animal. Le garde en fut désolé, mais il n’avait point voix au chapitre ; la vente de l’élan fut résolue. Karr apprit vite ce qui se préparait et courut en instruire son ami. Le chien s’affligeait à l’idée de le perdre, mais l’élan accepta son sort avec calme et ne sembla ni content ni mécontent.

— Et tu penses te laisser emmener sans résistance ? demanda Karr.

— À quoi bon résister ? répliqua l’élan. Il est certain que j’aimerais mieux rester où je suis, mais si je suis vendu, on m’emmènera quand même.

Karr regarda longuement l’élan, le mesurant des yeux. On voyait qu’il n’avait pas encore atteint toute sa taille : il n’avait pas les bois aussi larges, la bosse aussi haute ni la crinière aussi drue que les élans mâles adultes, mais il n’en était pas moins assez fort pour défendre sa liberté. « On voit qu’il a vécu toute sa vie en captivité », pensa Karr, mais il ne dit rien.

Karr ne retourna voir l’élan qu’après minuit, à l’heure où il savait que Poil-Gris, après un bon somme, prenait son premier repas.

— Tu as raison, Poil-Gris, de te laisser emmener, dit-il. Tu seras gardé dans un grand jardin, et tu auras une vie sans soucis. Il est seulement dommage que tu quittes le pays sans avoir vu la forêt. Tu sais la devise de ta famille : « Les élans et la forêt font un », et toi, tu n’as pas même vu la forêt.

L’élan leva la tête de dessus le trèfle qu’il mangeait :

— J’aurais volontiers vu la forêt, mais je ne puis sortir de l’enclos, dit-il avec son indolence coutumière.

— En effet, c’est impossible quand on a les pattes aussi courtes, dit Karr.

L’élan le regarda sous cape : Karr, tout petit qu’il était, sautait la palissade plusieurs fois par jour. Poil-Gris s’approcha de la clôture, fit un bond et sans bien savoir comment c’était arrivé, se trouva libre.

Karr et Poil-Gris s’acheminèrent vers la forêt. C’était une belle nuit de clair de lune à la fin de l’été, mais sous bois il faisait assez sombre ; l’élan marchait très lentement.

— Peut-être vaut-il mieux revenir, dit Karr, tu n’as pas l’habitude de la forêt et tu pourrais te casser les pattes.

L’élan fit semblant de ne pas entendre, mais il accéléra sa marche et redressa la tête.

Karr mena l’élan dans une partie de la forêt où poussaient d’énormes sapins si serrés que le vent ne pouvait les pénétrer.

— C’est ici que les membres de ta famille s’abritent de la tempête et du froid, dit Karr. Ils passent l’hiver en plein air. Tu seras mieux logé. On te mettra dans une étable comme un bœuf.

Poil-Gris ne répondit rien ; il s’était arrêté et humait avec délice la forte senteur résineuse des aiguilles de pin.

— As-tu encore quelque chose à me montrer, dit-il enfin, ou avons-nous tout vu ?

Karr le conduisit à un grand marais, et lui en montra les tertres et les fondrières.

— C’est à travers ce marais que les élans se sauvent, lorsqu’ils sont pourchassés, dit Karr. Je ne sais comment ils font, si grands et si lourds, mais ils ne s’enlisent pas. Tu ne pourrais pas marcher sur un terrain aussi dangereux, mais heureusement tu n’auras pas besoin d’essayer, car tu ne seras jamais poursuivi par des chasseurs.

Poil-Gris ne riposta pas, mais d’un bond il s’élança vers le marais. Il fut heureux de sentir trembler sous lui les tertres, et courut en tous sens parmi les fondrières, puis revint auprès de Karr.

— Avons-nous vu toute la forêt ? fit-il.

— Non, pas encore, répondit Karr.

Il conduisit l’élan vers la lisière où poussaient de beaux arbres feuillus : chênes, trembles, tilleuls.

— C’est ici que ceux de ta race viennent manger des feuilles et de l’écorce, dit Karr. Ils considèrent cela comme un régal, mais tu auras à l’étranger une bien meilleure nourriture.

L’élan regarda avec admiration les arbres qui tendaient au-dessus de lui leurs dômes verts. Il goûta les feuilles des chênes et l’écorce des trembles.

— C’est bon et amer, dit-il. Ça vaut mieux que le trèfle.

— Au moins tu en auras goûté une fois, dit le chien.

Là-dessus il mena l’élan à un petit lac, dont l’eau dormante reflétait des rives enveloppées de légers brouillards vaporeux. Poil-Gris s’arrêta net.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-il. Il n’avait jamais vu de lac.

— C’est une grande eau, répondit Karr. Ton peuple a l’habitude de la traverser à la nage de rive en rive. Tu ne saurais probablement pas le faire, mais tu pourrais bien prendre un bain.

Ce disant, Karr se jeta à l’eau et se mit à nager. Poil-Gris resta à terre un bon moment, mais finit par suivre le chien. Quand l’eau fraîche enveloppa mollement son corps, il ressentit une volupté qui le fit haleter ; il voulut plonger son dos dans le lac, et s’éloigna de plus en plus de la rive, s’aperçut que l’eau le portait, et se jeta à la nage. Il nageait tout autour de Karr et semblait dans son élément. Lorsqu’ils furent remontés sur la rive, Karr lui proposa de rentrer.

— Nous sommes loin du matin, objecta l’élan. Faisons encore un tour dans la forêt.

Ils s’enfoncèrent de nouveau dans la forêt. Bientôt ils arrivèrent à une petite clairière éclairée par la lune ; l’herbe et les fleurs scintillaient de rosée ; là paissaient quelques grands animaux. C’étaient un élan mâle, quelques femelles, de jeunes élans et d’autres tout petits. En les apercevant Poil-Gris s’arrêta net. Il donna à peine un regard aux femelles et aux jeunes : il semblait fasciné par la vue du vieil élan, chef de la tribu, qui portait un bois superbe composé de larges palettes aux nombreux andouillers, et une haute bosse entre les épaules ; un fanon recouvert de longs poils pendait sous sa gorge.

— Quel est celui-là ? demanda Poil-Gris ; sa voix tremblait d’émotion.

— Il s’appelle le Couronné, dit Karr, et c’est ton parent. Toi aussi, tu auras un jour, comme lui, de larges bois et une crinière, et si tu étais resté dans la forêt, tu aurais eu plus tard un troupeau à conduire.

— S’il est de ma famille, je veux le voir de plus près, dit Poil-Gris. Je n’aurais jamais imaginé un animal aussi superbe.

Il s’approcha du troupeau, mais revint très vite auprès de Karr qui l’avait attendu sous bois.

— Je crois qu’on ne t’a pas reçu ? dit Karr.

— Je lui ai dit que c’était la première fois que je voyais des parents, mais il m’a menacé de ses cornes.

— Tu as bien fait de te retirer, dit Karr. Un jeune comme toi, qui n’a encore que ses premiers andouillers, fait bien de ne pas se mesurer avec les vieux élans. Un autre serait devenu la chanson de la forêt entière s’il avait cédé sans résistance ; que t’importe, à toi qui ne resteras pas ici, mais qui iras habiter l’étranger !

Karr avait à peine achevé, que Poil-Gris lui tournait le dos et retournait vers la clairière. Le vieil élan se porta au-devant de lui, et la lutte commença. Ils croisaient leurs bois et poussaient de toutes leurs forces ; Poil-Gris dut reculer à travers toute la clairière. Il ne semblait pas savoir se servir de sa force, mais arrivé à la lisière du bois, il enfonça plus fermement ses pieds dans le sol, s’y arc-bouta, donna un effort vigoureux, et réussit à son tour à repousser l’adversaire. Il luttait en silence, mais le vieil élan soufflait et reniflait. Tout à coup un craquement se fit entendre. C’était un andouiller qui se cassait dans le bois du vieil élan. Il se dégagea brusquement et se sauva dans la forêt.

Karr attendait son ami sous les arbres.

— Maintenant tu as vu ce qu’il y a dans la forêt, dit-il, quand Poil-Gris reparut. Veux-tu que nous rentrions ?

— Oui, rentrons, il est l’heure, répondit l’élan.

Ils cheminèrent en silence. Karr soupira plusieurs fois comme s’il était déçu ; Poil-Gris marchait la tête haute, content de son aventure. Il avança sans hésitation jusqu’à l’enclos, mais là il s’arrêta. Il parcourut des yeux l’étroit espace où il avait vécu, vit le sol piétiné, le foin fané, la petite auge où il avait bu et le sombre hangar où il avait dormi. « Les élans et la forêt font un », cria-t-il, puis il rejeta la tête en arrière et s’enfuit précipitamment vers la forêt.

La mort de Poil-Gris

Un après-midi Akka de Kebnekaïse et sa bande vinrent s’abattre sur la rive d’un lac dans la forêt. Elles étaient encore dans le Kolmârden, mais en Sudermanie.

Le printemps était en retard, comme toujours dans les montagnes ; la glace couvrait encore le lac, sauf une mince bande d’eau libre le long de la terre. Les oies se précipitèrent dans l’eau pour se baigner et pour chercher de la nourriture ; Nils Holgersson, qui le matin avait perdu un sabot, courut entre les aulnes et les bouleaux de la rive, cherchant quelque chose à rouler autour de son pied.

Il dut aller assez loin pour trouver ce qu’il cherchait. Enfin il aperçut un lambeau d’écorce de bouleau ; il l’ajustait autour de son pied, quand il entendit derrière lui un froissement de feuilles sèches. Il se retourna et aperçut un serpent qui venait droit sur lui. Il était très long et très gros, mais Nils vit qu’il avait une tache claire sur chaque joue et resta immobile : « Ce n’est qu’une couleuvre, pensa-t-il. Elle ne saurait me faire du mal. »

Mais la couleuvre lui porta à la poitrine un coup violent qui le renversa. Nils sauta sur ses pieds et se sauva, la couleuvre le poursuivit. Le sol était pierreux et broussailleux, et le gamin n’avançait pas vite. Aussi, apercevant un roc escarpé se mit-il à l’escalader. Une fois en haut, il se retourna et vit que l’animal essayait de le suivre.

À côté du gamin, au sommet du roc, il y avait une pierre, presque ronde, grosse comme une tête d’homme, posée tout au bord de la pente, et qui semblait branlante. En voyant s’approcher la couleuvre, Nils courut derrière cette pierre et la poussa. La pierre roula droit sur la couleuvre, l’entraîna et resta sur la tête de l’animal.

« Me voilà sauvé, pensa Nils en poussant un soupir, lorsqu’il vit le serpent faire quelques mouvements brusques puis demeurer immobile. Je crois que je n’ai pas couru de pire danger pendant mon voyage. »

À peine s’était-il ressaisi, qu’il entendit un bruissement d’ailes et vit un oiseau descendre se poser près de la couleuvre. Cet oiseau avait la taille et l’allure d’une corneille, mais il avait une robe toute noire d’un éclat métallique. Le gamin se cacha prudemment dans une crevasse. Il gardait encore le souvenir très vif de son aventure avec les corneilles.

L’oiseau noir fit à longues enjambées le tour du cadavre et le poussa un peu du bec. Enfin il battit deux ou trois fois des ailes et cria d’une voix suraiguë : « C’est Sans-Défense, la couleuvre, que je trouve morte ici ! » Encore une fois il en fit le tour, puis il s’arrêta et sembla réfléchir profondément en se grattant la nuque avec la patte : « Ce n’est pas possible qu’il y ait dans la forêt deux serpents de cette taille, dit-il enfin. Ce ne peut être qu’elle. »

Il sembla sur le point d’enfoncer son bec dans le corps du serpent, mais tout à coup il s’arrêta. « Ne fais pas la bête, Bataki, murmura-t-il. Comment peux-tu songer à manger la couleuvre avant d’avoir appelé ici Karr ? Il ne voudra pas croire que Sans-Défense, son ennemie, soit morte s’il ne l’a de ses yeux vue. »

Nils s’efforçait de garder son sérieux, mais l’oiseau était si ridiculement solennel, allant et venant et se parlant à lui-même, que le gamin ne put s’empêcher d’éclater de rire.

L’oiseau l’entendit ; d’un coup d’aile il fut sur le rocher. Nils se leva et alla au-devant de lui.

— N’est-ce pas toi qui t’appelles Bataki, le corbeau, et qui es l’ami d’Akka de Kebnekaïse ? demanda-t-il ?

L’oiseau le fixa, puis hocha trois fois la tête.

— Serait-ce toi qui voles en compagnie des oies sauvages et qu’on appelle Poucet ?

— C’est bien moi, acquiesça Nils.

— Quelle chance de t’avoir rencontré ! Tu pourras peut-être me dire qui a tué cette couleuvre ?

— C’est la pierre que j’ai fait rouler sur elle qui l’a écrasée, dit Nils, et il raconta ce qui était arrivé.

— C’est très bien, pour un petit bonhomme comme toi, dit le corbeau. J’ai un ami par ici qui sera bien heureux d’apprendre la mort de cette couleuvre, et je serais content de pouvoir à mon tour te rendre service.

Bataki avait détourné la tête et prêtait l’oreille.

— Écoute ! dit-il, Karr n’est pas loin. Comme il sera heureux !

Nils écouta à son tour.

— Il cause avec les oies sauvages.

— Il se sera traîné sur la rive pour avoir des nouvelles de Poil-gris.

Le gamin et le corbeau se dirigèrent en hâte vers la rive. Toutes les oies étaient sorties de l’eau et avaient engagé conversation avec un vieux chien si cassé et si débile qu’on s’attendait à chaque instant à le voir tomber mort.

— Voilà Karr, dit Bataki à Nils. Laisse-le d’abord entendre le récit des oies. Ensuite nous lui dirons que la couleuvre est morte.

Akka parlait. « C’était, comme je dis, lorsque nous faisions notre dernier voyage de printemps. Nous étions parties, Yksi, Kaksi et moi, un matin, du lac Siljan en Dalécarlie, et nous traversions les grandes forêts de la frontière entre la Dalécarlie et le Helsingland. Nous ne voyions au-dessous de nous que les arbres d’un vert sombre. La neige était encore épaisse, les rivières gelées avec quelques trous noirs par-ci par-là ; le long des rives la neige avait fondu. Tout à coup nous avons aperçu trois chasseurs qui s’avançaient par la forêt. Ils glissaient sur des skis, menaient des chiens en laisse, mais n’avaient pas de fusil. La surface de la neige était très dure et ferme, aussi ne suivaient-ils pas les chemins tortueux, mais allaient droit devant eux. Ils paraissaient bien savoir où ils allaient.

« Nous volions très haut, et nous découvrions toute la forêt. Ayant vu les chasseurs, nous eûmes envie de voir le gibier. Nous fîmes quelques tours au-dessus de la forêt en regardant bien entre les arbres. Tout à coup, dans un épais fourré, nous avons aperçu quelque chose qui ressemblait à de grosses pierres moussues.

« Ce ne pouvait être des pierres, puisqu’il n’y avait pas de neige dessus.

« Nous nous sommes laissées tomber au milieu du fourré ! Les trois blocs de pierre remuèrent. C’était trois élans, un mâle et deux femelles. Le mâle se redressa à notre approche. Je n’ai jamais vu de plus grand ni de plus bel animal ; constatant que ce n’étaient que trois pauvres oies sauvages qui l’avaient éveillé, il se recoucha.

— Non, non, vieux père, ne vous rendormez pas ! lui dis-je. Sauvez-vous au plus vite, il y a des chasseurs dans la forêt, et ils se dirigent droit par ici.

— Je vous remercie, mère l’oie, mais vous savez bien que la chasse à l’élan est défendue à cette époque. Ces chasseurs-là sont sortis pour traquer le renard.

— Il y avait partout des traces de renard, mais les chasseurs n’y ont point fait attention. Croyez-moi ! Ils savent où vous vous tenez. Et ils viennent pour vous tuer. Ils sont partis sans fusils, armés de couteaux et d’épieux, parce qu’ils n’osent pas tirer de coup de fusil à cette époque de l’année.

« L’élan demeura calme, mais les deux femelles commencèrent à s’inquiéter.

— Les oies ont peut-être raison, hasardèrent-elles en se levant à moitié.

— Restez donc tranquilles ! dit le mâle ; il ne viendra pas de chasseurs par ici. Vous pouvez en être sûres.

« Il n’y avait rien à faire. Nous nous envolâmes, mais sans nous éloigner de cet endroit. D’ailleurs nous étions à peine arrivées à notre hauteur ordinaire, que nous vîmes l’élan mâle sortir du fourré. Il flairait autour de lui, puis alla droit vers les chasseurs. En marchant, il piétinait des branches sèches qui se brisaient en craquant. Un grand marais découvert se trouva sur son chemin. Il alla s’y poster bien en vue, tout au milieu.

« Il y resta jusqu’au moment où les chasseurs débouchèrent de la forêt. Alors il bondit et se sauva, mais non dans la direction d’où il était venu. Les chasseurs lâchèrent les chiens et coururent rapidement après lui sur leurs skis.

« L’élan, la tête renversée sur son dos, courait à toute vitesse ; la neige volait en tourbillons autour de lui. Chiens et chasseurs restèrent bien loin en arrière. Alors il s’arrêta comme pour les attendre, puis, lorsqu’ils furent en vue, il reprit sa course. Nous avons compris qu’il voulait entraîner les chasseurs loin de l’endroit où étaient les femelles.

« La chasse dura ainsi deux ou trois heures. Nous nous étonnions de voir les chasseurs s’obstiner à poursuivre un pareil coureur, puisqu’ils n’avaient pas de fusils. Croyaient-ils donc pouvoir le lasser ?

« Mais alors nous avons remarqué que l’élan ne fuyait plus aussi vite. Il posait les pieds plus prudemment sur la neige ; quand il les relevait, il laissait des traces de sang.

« Et nous avons compris pourquoi les chasseurs ne se décourageaient pas. Ils comptaient sur la neige. L’élan était lourd ; à chaque pas il s’enfonçait. Et la surface durcie de la neige lui frottait les jambes, enlevant les poils et la peau.

« Les chasseurs sur leurs skis, et les chiens qui étaient assez légers pour courir sur la surface glacée, le poursuivaient toujours. L’élan fuyait, fuyait. Mais ses pas se firent plus incertains ; il trébuchait et soufflait violemment. Il souffrait cruellement et s’épuisait de fatigue dans la neige épaisse.

« Enfin il perdit patience. Il s’arrêta pour laisser les chiens et les chasseurs s’approcher et pour lutter avec eux. Tout en attendant, il jeta un regard vers le ciel et nous aperçut :

— Attendez-donc la fin, oies sauvages ! cria-t-il. Quand vous traverserez la forêt de Kolmârden, cherchez Karr, le chien, dites-lui que son vieil ami Poil-Gris a eu une belle mort ! »

À ce moment du récit, le vieux chien se leva et alla près d’Akka :

— Poil-Gris a mené une bonne vie, dit-il. Il me connaît. Il sait que je suis un chien brave, et que j’aimerais apprendre qu’il a eu une belle mort. Raconte-moi maintenant…

Il redressa sa queue et leva la tête pour se donner un maintien fier et courageux, mais s’affaissa vite.

— Karr, Karr, appela en ce moment une voix humaine dans la forêt.

Le vieux chien se releva de nouveau.

— C’est mon maître qui m’appelle, dit-il, et je ne veux pas tarder. Je l’ai vu tout à l’heure charger son fusil. Nous allons une dernière fois dans la forêt, lui et moi. Je te remercie, oie sauvage. Je sais maintenant tout ce que j’ai besoin de savoir pour m’en aller satisfait vers la mort.