Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XIX

XIX

LE LÉ DE BURE

Samedi, 23 avril.

Nils volait très haut dans l’air ; au-dessous de lui s’étendait la grande plaine de l’Ostrogothie. Il s’amusait à compter les églises blanches dont les flèches surgissaient d’entre les bouquets d’arbres. Il eut vite fait d’en compter cinquante. Puis il s’embrouilla et ne continua pas.

La plupart des fermes étaient de grandes maisons blanches à deux étages, d’aspect si superbe que Nils n’en revenait pas. « Il faut croire qu’il n’y a pas de paysans dans ce pays-ci, pensait-il, puisqu’il n’y a pas de fermes de paysans. »

Tout à coup les oies sauvages se mirent à crier : « Ici les paysans vivent comme des seigneurs. Ici les paysans vivent comme des seigneurs. »

Dans la plaine la neige et la glace avaient disparu ; les travaux du printemps avaient commencé.

— Quelles sont ces écrevisses qui se traînent à travers champs ? demanda-t-il.

— Des charrues et des bœufs. Des charrues et des bœufs, répondirent les oies à l’unisson.

Les bœufs avançaient si lentement qu’on les voyait à peine se mouvoir ; les oies leur crièrent :

— Vous n’arriverez que l’année prochaine. Vous n’arriverez que l’année prochaine.

Les bœufs ne restèrent pas à court de réponse. Ils levèrent leurs mufles en l’air et beuglèrent :

— Nous faisons plus de travail utile en une heure que vous dans toute votre vie.

Çà et là c’étaient des chevaux qui tiraient la charrue. Ils avançaient bien plus vite que les bœufs, mais les oies ne résistèrent pas au désir de les taquiner :

— Vous n’avez donc pas honte de faire une besogne de bœufs ?

Et les chevaux hennissaient :

— Vous n’avez pas honte, vous-mêmes, de faire une besogne de fainéants ?

Tandis que les chevaux et les bœufs étaient au labourage, le bélier restait à la maison et se promenait dans la cour. Il était nouvellement tondu et, agile, s’amusait à culbuter les gamins, à faire rentrer le chien de garde dans sa niche et se pavanait ensuite fier comme s’il avait été le maître du lieu.

— Bélier, bélier, qu’as-tu fait de ta laine ? criaient les oies sauvages en passant.

— Je l’ai envoyée aux fabriques de Drag à Norrköping, répondait le bélier avec un long bêlement.

— Bélier, bélier, qu’as-tu fait de tes cornes ?

Or, à son gros chagrin, le bélier n’en avait jamais eu, et l’on ne pouvait lui faire pire affront que de lui en demander des nouvelles. Il fut si furieux qu’il courut éperdument un long moment tout autour de la cour, en donnant des coups de tête en l’air.

Sur la route un homme cheminait ; il poussait devant lui un petit troupeau de cochons de lait de Scanie qui n’avaient encore que quelques semaines et qu’il comptait vendre dans le nord. Les petits cochons trottinaient bravement, tout petits qu’ils étaient, et se serraient les uns contre les autres pour se protéger :

— Nœuf ! nœuf ! nœuf ! on nous a séparés trop tôt de père et de mère ! Nœuf, nœuf, nœuf ! que deviendrons-nous, pauvres enfants ? criaient-ils d’une voix aiguë.

Les oies sauvages elles-mêmes n’eurent pas le cœur de narguer ces pauvres petits.

— Vous verrez que tout ira bien pour vous, crièrent-elles pour les consoler.

Tandis qu’il traversait cette grande plaine, Nils pensa tout à coup à un récit qu’il avait lu jadis dans son histoire de Suède, et qu’il se rappelait vaguement. Il s’agissait d’une jupe de velours tissée d’or, mais dont un lé était de bure grise. Quelqu’un avait couvert le lé de bure de tant de perles et de pierres précieuses qu’il brillait, plus beau et plus riche que le velours broché d’or.

Il lui souvint de ce lé de bure en regardant de haut l’Ostrogothie, car cette province se compose d’une grande plaine, resserrée entre des régions montagneuses et boisées, qui s’étendent au nord et au sud. Ces hauteurs, d’un bleu magnifique, resplendissaient dans la clarté du matin sous de légers voiles d’or ; la plaine, qui déroulait à l’infini ses champs dénudés, n’était guère plus belle à regarder que le lé de bure.

Pourtant les hommes s’étaient évidemment trouvés bien dans la plaine, qui était généreuse et bonne, et ils l’avaient ornée de leur mieux. À Nils qui planait très haut il semblait que les villes et les fermes, les églises et les usines, les châteaux et les gares de chemin de fer dont elle était criblée fussent autant de bijoux. Les toits de tuile brillaient et les vitres des fenêtres scintillaient comme des pierres précieuses. Des routes jaunes, des rails luisants et des canaux bleus couraient comme un lacis de soie. Linköping enchâssait sa cathédrale comme des perles entourant un diamant, et les fermes dans la campagne semblaient de petites broches et des boutons précieux. Le dessin n’était pas très régulier, mais c’était une splendeur dont on ne se lassait pas.

Les oies avaient quitté la contrée de l’Omberg et remontaient vers l’est le canal de Göta. Le canal aussi faisait sa toilette d’été. Des ouvriers travaillaient à réparer les talus des rives et à goudronner les grandes portes des écluses.

Partout on travaillait pour recevoir dignement le printemps, même dans les villes. Là, les peintres et les maçons, debout sur des échafaudages, s’occupaient des murs extérieurs ; les bonnes, montées sur les rebords des fenêtres ouvertes, lavaient les carreaux. Dans les ports, on réparait et on peignait les voiliers et les vapeurs.

À Norrköping les oies sauvages quittèrent la plaine et obliquèrent vers les forêts de Kolmârden. Elles suivaient depuis un instant un vieux chemin communal défoncé qui serpentait le long des crevasses au pied des pentes abruptes lorsque Nils, tout à coup, poussa une exclamation. Il s’était amusé à balancer le pied et un de ses sabots venait de tomber.

— Jars, jars, j’ai perdu mon sabot ! cria-t-il.

Le jars revint en arrière et s’abaissa vers le sol, mais Nils s’aperçut que deux enfants qui cheminaient sur la route, avaient ramassé le sabot.

— Jars, jars, s’écria-t-il. Remonte vite ! C’est trop tard. Quelqu’un l’a trouvé.

Mais en bas, sur la route, Asa, la gardeuse d’oies, et son frère, le petit Mats, regardaient curieusement un petit sabot qui était tombé du ciel.

— Ce sont les oies sauvages qui l’ont perdu, dit le petit Mats.

Asa, la gardeuse d’oies, resta un long moment silencieuse à le contempler. Enfin elle dit lentement d’un ton réfléchi :

— Te rappelles-tu, petit Mats, en passant à Œvedskloster dans une ferme, nous avons entendu parler de gens qui avaient vu un tomte, habillé de culottes de cuir et portant des sabots comme un simple ouvrier ? Plus loin, une fillette avait vu un lutin en sabots, qui chevauchait une oie. Et quand nous sommes arrivés chez nous, à notre maison, petit Mats, nous avons bien vu un petit homme, habillé de cette façon, et qui lui aussi s’envola sur le dos d’un jars. Peut-être était-ce le même qui passait là-haut et qui a perdu son sabot.

— Ça doit être lui, dit le petit Mats.

Les deux enfants tournaient et retournaient le sabot, l’examinant minutieusement, car on ne trouve pas tous les jours le sabot d’un tomte sur la route.

— Attends donc, petit Mats ! s’écria tout à coup Asa la gardeuse d’oies. Il y a quelque chose d’écrit ici sur le côté !

— Oui, c’est vrai. Mais les lettres sont tellement fines.

— Laisse-moi voir ! Il y a… il y a écrit : Nils Holgersson de Vestra Vemmenhög.

— Je n’ai jamais rien vu de plus extraordinaire ! dit le petit Mats.