Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XVIII

XVIII

LA PRÉDICTION

Vendredi, 22 avril.

Nils dormait une nuit sur un îlot du lac Tâkern quand il fut réveillé par des coups de rames. À peine eut-il ouvert les yeux qu’une lumière éblouissante le fit cligner des paupières. Il ne comprit pas d’abord d’où venait cette clarté sur le lac ; mais bientôt il vit un bachot rangé contre la bordure de roseaux ; à l’arrière une grande torche goudronnée flambait, attachée à un piton de fer. Le feu rouge de la torche se reflétait dans l’eau nocturne du lac, et cette belle lueur attirait sans doute les poissons, car tout autour remuaient et s’agitaient une foule de traits noirs.

Deux vieillards se tenaient dans le bachot. L’un était assis aux rames, l’autre, debout sur le banc d’arrière, tenait à la main un harpon assez court, grossièrement barbelé. Le rameur paraissait être un pauvre pêcheur. Il était petit, sec et hâlé et portait un veston mince et usé. On voyait qu’il avait l’habitude de sortir par tous les temps, et qu’il ne craignait pas le froid. L’autre, bien habillé et bien nourri, avait l’air autoritaire et important d’un paysan.

— Arrête maintenant ! dit le paysan lorsqu’ils arrivèrent juste en face de l’îlot où était couché le gamin. D’un mouvement rapide il lança le harpon dans l’eau. Quand il le retira une grosse anguille se tordait au bout.

— Voilà, fit-il en détachant l’anguille. En voilà une qui n’est pas petite. Je crois que nous en avons assez pris pour cette nuit et que nous pouvons rentrer.

Le camarade ne leva pas les rames ; songeur il regardait autour de lui.

— C’est beau sur le lac ce soir, dit-il.

Et c’était bien vrai. Tout était calme ; l’eau s’étendait immobile, sauf dans le sillage du bateau, où la lueur de la torche faisait resplendir comme un chemin d’or. Le ciel était limpide et bleu, étincelant de milliers d’étoiles. Les rives disparaissaient derrière les îlots de roseaux, sauf à l’ouest. De ce côté s’élevait l’Omberg ; sombre et haut, plus puissant que dans le jour, il cachait un grand pan triangulaire du ciel.

L’autre tourna la tête pour n’être pas aveuglé par la torche, et regarda autour de lui.

— Oui, c’est un beau pays, dit-il enfin, mais la beauté n’est pourtant pas le meilleur trait de notre Ostrogothie.

— Que possède-t-elle donc de plus précieux ? demanda le rameur.

— L’Ostrogothie a toujours été une province estimée et honorée.

— C’est peut-être bien vrai, acquiesça l’autre.

— Et puis aussi il en sera toujours ainsi.

— Qu’en sait-on ? fit le rameur.

Le paysan se redressa.

— Il y a là-dessus une vieille histoire qu’on se lègue dans notre famille de père en fils. Nous ne la racontons pas à quiconque, mais à un vieux camarade comme toi je puis bien la confier.

À Ulvâsa, ici, en Ostrogothie, commença-t-il du ton dont on récite une vieille histoire qu’on sait presque par cœur, à Ulvâsa vivait, il y a bien longtemps, une dame qui avait le don de prévoir l’avenir et de dire aux gens ce qui allait arriver aussi sûrement que s’il s’agissait d’événements accomplis. Elle était très célèbre, et l’on venait de très loin la consulter.

Un jour la dame d’Ulvâsa filait dans sa grande salle selon la coutume de jadis ; un paysan entra et s’assit tout au fond, près de la porte.

— Je voudrais bien savoir à quoi vous pensez, ma chère dame, dit-il après un instant de silence.

— Je pense à des choses hautes et saintes, répondit-elle.

— Il serait donc indiscret de vous poser une question qui me tient au cœur.

— Tu veux sans doute savoir si ton champ te donnera beaucoup de blé… Mais moi, je reçois des requêtes de l’empereur, inquiet du sort de sa couronne, et du pape, soucieux de l’avenir de ses clefs.

— Il est certain que ce sont questions auxquelles il est malaisé de répondre, dit le paysan. Aussi bien, ai-je entendu dire qu’on part toujours d’ici mécontent de ce qu’on a appris.

À ces mots, la dame d’Ulvâsa se mordit la lèvre et se raffermit sur son siège :

— Ah ! tu as entendu dire cela ! Eh bien ! essaie de m’interroger ; nous verrons si je ne sais pas répondre de façon à te contenter.

Le paysan déclara qu’il était venu dans l’espoir de connaître l’avenir de l’Ostrogothie. Il n’aimait rien au monde autant que son pays, et se sentirait heureux jusqu’à son dernier souffle s’il emportait une bonne réponse.

— Si tu ne désires pas autre chose, répondit la sage dame d’Ulvâsa, je crois que tu seras content. Car je puis te dire ici, sans me déranger, que l’Ostrogothie possédera toujours quelque chose dont elle pourra se vanter auprès des autres provinces.

— Voilà une bonne réponse, ma chère dame, dit le paysan, et je serais complètement satisfait si seulement je savais comment cela est possible !

— Pourquoi ne serait-ce pas possible ? dit la dame d’Ulvâsa. Ne sais-tu donc pas que l’Ostrogothie est déjà une province célèbre ? Crois-tu qu’il y ait en Suède une autre province qui puisse se vanter de posséder deux monastères comme ceux d’Alvastra et de Vreta et une cathédrale comme celle de Linköping ?

— C’est bien vrai, acquiesça le paysan, mais je suis un vieillard : je sais que l’esprit des hommes est changeant. Je crains qu’il ne vienne un temps où nous ne tirerons plus gloire ni d’Alvastra, ni de Vreta, ni même de notre cathédrale.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis, confessa la dame d’Ulvâsa, mais tu n’as pas besoin pour cela de mettre en doute ma prédiction. Je vais bâtir un nouveau monastère sur le domaine de Vadstena, il sera le plus renommé du Nord. Nobles et vilains y viendront en pèlerinage, et tous féliciteront la province de posséder entre ses frontières un lieu aussi saint.

Le paysan se dit heureux d’apprendre cette bonne nouvelle. Mais comme tout est périssable en ce monde, il aurait aimé à savoir comment se soutiendrait le renom de la province si le monastère de Vadstena tombait en décadence.

— Tu n’es pas facile à contenter, dit la dame d’Ulvâsa, mais je puis mystérieusement voir assez loin dans les temps pour te dire qu’avant même que le monastère de Vadstena ait perdu son prestige, un château s’élèvera dans son voisinage ; ce château, qui sera le plus magnifique de l’époque, rois et princes le visiteront, et ce sera un grand honneur pour la province de posséder un pareil joyau.

— J’en suis certes fort aise, répéta une fois encore le paysan. Mais je suis vieux, et je sais la vanité des splendeurs de ce monde. Et si le château un jour se délabre, qu’est-ce qui pourra alors attirer les regards des hommes sur cette province ?

— Tu es bien curieux, dit la dame d’Ulvâsa, mais je vois assez loin pour apercevoir une merveilleuse animation dans les forêts autour de Finspâng. J’y vois construire des hauts fourneaux et des forges, et je crois que la province sera très considérée pour son art de travailler le fer.

Le paysan ne nia pas que cela le réjouissait fort. Mais si jamais la gloire des usines de Finspâng déclinait, y aurait-il encore quelque chose dont la province pût être fière ?

— Tu es bien difficile à satisfaire, dit la dame d’Ulvâsa, mais je vois encore assez loin pour te dire que des demeures vastes comme des châteaux surgiront sur les rives des lacs, bâties par des grands seigneurs qui auront fait la guerre à l’étranger. Je crois que ces châteaux orneront grandement la province.

— C’est bel et bien, mais s’il vient un temps où les châteaux tombent en ruine ! objecta le paysan.

— Ne te fais pas de soucis, dit la dame d’Ulvâsa. Je vois sourdre des sources d’eau minérale dans les prés de Medevi, non loin du Vettern. Je crois que ces sources procureront à notre province toute la célébrité que tu peux désirer.

— C’est bon à savoir, mais, poursuivit le paysan avec entêtement, s’il vient un temps où les gens demandent la guérison à d’autres sources ?

— Ne t’en inquiète pas, répondit la dame, je vois un fourmillement d’hommes entre Motala et Mem. Ils creusent un canal de communication à travers le pays, et lorsqu’il sera achevé, le nom de l’Ostrogothie sera sur toutes les lèvres.

Le paysan avait toujours son air soucieux.

— Je vois que les chutes d’eau de Motala font tourner des roues, continua la dame d’Ulvâsa, — deux flammes rouges lui étaient montées aux joues, car elle commençait à perdre patience. — J’entends les marteaux tonner à Motala et les métiers à tisser résonner à Norrköping.

— C’est une heureuse nouvelle, dit le paysan, mais je pense que tout passe et j’ai bien peur que cela ne soit oublié un jour.

Alors la patience de la dame d’Ulvâsa prit fin.

— Tu dis que tout passe, dit-elle. Eh bien ! je te révélerai, moi, quelque chose qui ne changera pas. Il y aura toujours jusqu’à la fin du monde en ce pays des paysans têtus et orgueilleux comme toi.

Mais alors le paysan se leva, joyeux et satisfait, et la remercia chaleureusement. Il partait enfin heureux, dit-il.

— En vérité, je ne comprends pas ta pensée, dit la dame d’Ulvâsa.

— Eh bien ! je pense, ma chère dame, expliqua le paysan, que tout ce que les rois et les gens des monastères et les seigneurs et les citadins pourront fonder et construire ne durera que quelques années, mais vous me dites que l’Ostrogothie aura toujours des paysans honnêtes et résistants. Alors, je sais que le pays gardera son vieil honneur. Car seuls ceux qui se penchent sur l’éternel labeur de la terre pourront maintenir de siècle en siècle la prospérité et la gloire de ma province.