Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XVII

XVII

DU TABERG À HUSQVARNA

Vendredi, 15 avril.

Le gamin demeura éveillé toute la nuit ; mais vers le matin il s’endormit et rêva de ses parents. Il pouvait à peine les reconnaître. Tous deux avaient des cheveux gris et de vieux visages ridés. Ils lui disaient qu’ils avaient ainsi vieilli, parce qu’ils l’avaient tant regretté. Il était ému et surpris, car il avait toujours cru qu’ils seraient contents d’être débarrassés de lui.

Lorsque Nils s’éveilla, le matin était beau et clair. Il mangea un morceau de pain qu’il trouva dans la cuisine, donna ensuite du fourrage à la vache et aux oies et ouvrit enfin la porte de l’étable pour que la vache pût se rendre dans la ferme à côté. Les voisins comprendraient à la voir que quelque chose devait être arrivé à sa maîtresse. Ils accourraient, trouveraient son corps mort et l’enterreraient.

Les oies et le gamin s’élevèrent dans les airs ; ils aperçurent bientôt une haute montagne aux flancs presque verticaux et au sommet comme tronqué ; ils comprirent que ce devait être le Taberg. Au sommet, Akka avec Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi et les six jeunes oisons, les attendaient. Ce furent une joie, des gloussements, des cris et des battements d’ailes indescriptibles, lorsqu’on vit que le jars et Finduvet ramenaient Poucet.

La forêt montait assez haut sur les flancs du Taberg, mais le sommet était nu et l’on avait une vue très vaste. À l’est, au sud et à l’ouest, on ne voyait guère qu’un plateau assez pauvre aux sombres forêts de sapins, aux tourbières brunes, avec des lacs encore glacés et des crêtes de montagnes bleuissantes. Cela révélait bien un travail hâtif où le créateur ne s’était guère appliqué. Mais si l’on regardait vers le nord, c’était autre chose. Là le pays paraissait ordonné amoureusement et avec le plus grand soin. Partout de belles montagnes, de douces vallées et des rivières serpentantes jusqu’au grand lac Vettern qui, libre de glace et brillant de clarté, semblait rempli non pas d’eau, mais de lumière bleue.

Le lac Vettern embellissait tout le nord ; on eût dit qu’un reflet azuré en surgissait et se répandait sur la terre. Les bouquets d’arbres, les hauteurs, les toitures, les flèches, la ville de Jönköping baignaient dans une clarté bleu tendre qui était une caresse pour l’œil.

Le lendemain, en continuant leur voyage, les oies remontèrent la vallée bleue. Elles étaient de la meilleure humeur, et criaient tant que personne ayant des oreilles n’aurait pu se dispenser de les entendre.

Or, c’était dans cette région la première belle journée de printemps. Jusque-là, le printemps avait entrepris sa tâche à l’aide de pluies et de tempêtes ; par ce beau temps, la nostalgie de l’été, de la chaleur et des forêts vertes s’empara des hommes et leur rendit très pénible le travail journalier. Lorsque les oies sauvages passaient, libres et allègres, là-haut, très haut au-dessus de la terre, il n’y avait personne qui ne quittât son ouvrage pour les suivre des yeux.

Les premiers qui aperçurent les oies ce jour-là furent les mineurs du Taberg, occupés à arracher le minerai à fleur de terre. Entendant crier les oies, ils cessèrent de creuser leurs trous de mines, et l’un d’eux cria :

— Où allez-vous ? Où allez-vous ?

Les oies ne comprenaient pas ces paroles, mais le gamin se pencha et cria :

— Là où il n’y a ni pioche ni marteau.

À ces mots, les mineurs crurent que c’était leur propre nostalgie qui leur faisait entendre les cris des oies comme une voix humaine :

— Laissez-nous venir avec vous ! Laissez-nous venir avec vous ! appelaient-ils.

— Pas cette année, cria Nils. Pas cette année.

Les oies sauvages, toujours aussi bruyantes, suivaient la rivière de Taberg vers le Munksjö. Sur l’étroite langue de terre entre le Munksjö et le Vettern s’élève la ville de Jönköping avec ses grandes usines. Les oies passèrent d’abord au-dessus de la fabrique de papier de Munksjö. C’était justement l’heure de la rentrée après le déjeuner, et des groupes d’ouvriers se dirigeaient vers la porte de la fabrique. En entendant les oies sauvages, ils s’arrêtèrent un moment pour écouter :

— Où allez-vous ? Où allez-vous ? lança un ouvrier.

Les oies sauvages ne comprirent pas, mais le gamin répondit :

— Là où il n’y a ni machines ni chaudières.

Les ouvriers crurent entendre la voix de leur propre nostalgie.

— Laissez-nous venir avec vous ! crièrent plusieurs d’entre eux. Laissez-nous venir avec vous !

— Pas cette année, fit Nils, pas cette année !

Les oies passèrent au-dessus de la célèbre fabrique d’allumettes située au bord du Vettern et qui, grande comme une forteresse, tend vers le ciel ses hautes cheminées. Personne ne remuait dans la cour, mais dans une grande salle, de jeunes ouvrières s’occupaient à remplir des boîtes d’allumettes. Elles avaient ouvert une fenêtre à cause du beau temps, et par cette fenêtre les cris des oies pénétraient jusqu’à elles. Une jeune fille se pencha dehors, une boîte à la main et cria :

— Où allez-vous ? Où allez-vous ?

— Au pays où l’on n’a besoin ni de lumière ni d’allumettes ! cria Nils.

La jeune fille pensait bien avoir entendu le gloussement des oies, mais comme elle avait cru distinguer quelques mots, elle répondit cependant :

— Laissez-moi venir avec vous ! Laissez-moi venir avec vous !

— Pas cette année, pas cette année, cria Nils.

À l’est des fabriques, Jönköping s’élève dans le plus beau site que puisse souhaiter une ville. L’étroit lac Vettern a des rives hautes et escarpées à l’est comme à l’ouest, mais à la pointe sud, les remparts de sable semblent démolis comme pour offrir une grande porte par laquelle on arrive à la berge. Au milieu de la porte, entre des montagnes à l’est et des montagnes à l’ouest, avec le lac de Munksjö derrière et le Vettern devant elle s’étend la ville.

Les oies, en passant au-dessus de Jönköping menaient toujours le même bruit, mais, dans la ville, personne ne fit attention à elles. Il ne faut pas s’attendre à ce que les citadins s’arrêtent en pleine rue pour lancer des appels aux oies sauvages.

Le voyage continua le long du Vettern ; les oies arrivèrent au-dessus du sanatorium de Sanna. Quelques malades étaient sortis sur une véranda pour jouir de l’air printanier ; ils entendirent les oies :

— Où allez-vous ? Où allez-vous ? demanda l’un d’eux d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.

— Au pays où il n’y a ni douleur ni souffrance, répondit le gamin.

— Laissez-nous venir avec vous !

— Pas cette année, répondit Nils. Pas cette année.

Un peu plus loin, les oies arrivèrent à Huskvarna. Huskvarna est située au fond d’une vallée. De belles montagnes escarpées l’entourent. Un cours d’eau se précipite en une série de longues et étroites cascades. De grandes usines et des fabriques s’accotent aux flancs des montagnes ; dans la vallée se dressent les demeures des ouvriers, entourées de jardinets avec, au centre, les maisons d’école. Au moment où les oies sauvages arrivaient une cloche sonna ; une foule d’enfants sortirent de l’école, en rangs. Ils étaient si nombreux que la cour de récréation en fut bientôt remplie.

— Où allez-vous ? Où allez-vous ? crièrent les enfants en entendant les oies sauvages.

— Là où il n’y a ni livres, ni leçons, répondit le gamin.

— Emmenez-nous ! Emmenez-nous !

— Pas cette année ; une autre année ! répondit Nils. Pas cette année, une autre année !