Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XVI

XVI

LA VIEILLE PAYSANNE

Jeudi, 14 avril.

Trois voyageurs fatigués étaient dehors très tard dans la soirée et cherchaient un gîte pour la nuit. Ils traversaient une partie pauvre et déserte du Smâland septentrional. Et certes ils auraient dû trouver un lieu de repos à leur convenance, car ils n’étaient pas de ces sybarites douillets qui exigent des lits confortables et des chambres bien closes.

— Si parmi ces longues crêtes de montagnes il y avait un pic assez escarpé pour qu’un renard ne pût l’escalader, nous y serions bien pour passer la nuit, disait l’un.

— Si un seul de ces grands marais avait dégelé assez pour qu’un renard n’osât s’y risquer, ce serait un très bon refuge, dit le deuxième.

— Si la glace d’un des lacs que nous traversons s’était détachée de la rive de sorte qu’un renard ne pût l’atteindre, nous aurions trouvé ce qu’il nous faut, dit le troisième.

Pour comble de malheur, dès que le soleil fut couché, deux des voyageurs eurent tant de mal à lutter contre le sommeil qu’ils manquaient à chaque instant de tomber à terre. Le troisième, qui pouvait se tenir éveillé, s’inquiétait de plus en plus à mesure que la nuit approchait : « Quel malheur, pensait-il, que nous soyons arrivés dans un pays où les lacs et les marais sont encore gelés et où le renard peut passer partout. Ailleurs les glaces sont déjà fondues, mais nous voici dans le haut Smâland et le printemps n’est pas encore venu. Comment trouver un bon abri ? Si je ne trouve rien, Smirre sera sur nous avant le matin. »

Il essaya de percer l’obscurité, mais nulle part il ne vit de gîte où descendre. Il faisait un soir sombre et triste avec du vent et une pluie fine. Les voyageurs sentaient à chaque instant croître leur malaise et leur frayeur.

Enfin, sur le tard, quand déjà il n’y avait plus sous le ciel une seule raie de lumière, ils arrivèrent à une ferme solitaire, très éloignée de toutes les autres fermes. Outre qu’elle était isolée, elle semblait inhabitée : aucune fumée ne montait de la cheminée, les fenêtres n’étaient pas éclairées, et personne ne remuait dans la cour. Lorsque celui d’entre les trois qui pouvait se tenir éveillé aperçut la maison, il pensa : « Arrive que pourra. Il faut que nous descendions ici. Nous ne trouverons guère mieux. »

Ils se trouvèrent bientôt dans la cour. Deux des voyageurs s’endormirent dès qu’ils purent s’arrêter, mais le troisième cherchait des yeux un refuge. Ce n’était pas une petite ferme. Outre le corps de logis, l’écurie et l’étable, il y avait de vastes granges, des aires, des hangars et des magasins. Mais tout avait l’air pauvre et ruineux. Les murs des maisons, gris, rongés de lichens, penchaient, comme prêts à s’écrouler. Les toits montraient des trous béants, et les portes pendaient de travers sur des gonds brisés. Il était évident que depuis des années personne n’enfonçait plus un clou dans les murs pour tenir ces constructions en état.

Cependant le voyageur qui demeurait éveillé avait calculé où était l’étable. Il secoua ses camarades et les y conduisit. La porte n’était fermée qu’au loquet ; à l’aide d’une gaule il parvint à l’ouvrir. Déjà il poussait un soupir de soulagement ; mais lorsque le battant tourna avec un grincement aigu, une vache beugla dans le fond de l’étable : « Tu viens donc enfin, maîtresse ? dit-elle. Je pensais que tu ne comptais pas me donner à manger ce soir. »

Les trois voyageurs s’arrêtèrent net en voyant que l’étable n’était pas vide, mais se rendant compte qu’il n’y avait là qu’une seule vache et trois ou quatre poules, ils reprirent courage.

— Nous sommes trois pauvres voyageurs qui désirons trouver pour la nuit un abri où le renard ne puisse nous attaquer et où les hommes ne nous attrapent pas, dit l’un des trois. Ne serions-nous pas bien ici ?

— Il me semble que oui, répondit la vache. Les murs sont en mauvais état, mais ce n’est tout de même pas le renard qui pourrait les traverser, et la ferme n’est habitée que par une vieille femme incapable d’attraper qui que ce soit. Mais qui êtes-vous ? continua-t-elle en se tournant pour essayer de voir les visiteurs.

— Je suis Nils Holgersson de Vestra Vemmenhög qui a été changé en tomte, répondit le premier entré, j’amène avec moi une oie domestique qui me sert de monture et une oie grise.

— C’est la première fois que je reçois de si illustres visiteurs, dit la vache ; je vous souhaite la bienvenue, bien que j’eusse certes souhaité plutôt voir arriver ma maîtresse avec mon souper.

Le gamin fit entrer les oies dans l’étable et les plaça dans une crèche vide où elles se rendormirent instantanément. Puis il ramassa pour lui-même une petite couche de paille et se prépara à suivre l’exemple de ses camarades.

Il n’en fit pourtant rien, car la pauvre vache qui n’avait pas eu son souper, ne se tenait pas un instant tranquille. Elle secouait sa chaîne, piétinait dans son box et se plaignait d’avoir faim. Nils qui ne pouvait fermer l’œil, récapitulait tout ce qui lui était arrivé ces derniers jours.

Il pensa à Asa la petite gardeuse d’oies et au petit Mats qu’il avait si inopinément rencontrés ; il comprenait que la cabane à laquelle il avait mis le feu, devait être leur vieille maison de Smâland. Il se rappelait les avoir entendus parler d’une petite maison au bord d’une lande. Asa et Mats étaient venus voir leur ancienne demeure, et en arrivant ils l’avaient trouvée en feu ! Nils leur avait certainement causé un grand chagrin. Il en était désolé et résolut, si jamais il redevenait homme, de tâcher de les dédommager autant que possible.

Puis ses pensées allèrent aux corneilles et à Fumle-Drumle, qui l’avait sauvé, mais qui avait trouvé la mort après avoir été élu chef ; les larmes lui vinrent aux yeux.

Oui, il avait souffert ces derniers jours. Et c’était une chance que le jars et Finduvet l’eussent retrouvé. Le jars avait raconté que les oies sauvages, dès qu’elles se furent aperçues de la disparition de Poucet, avaient interrogé les petits animaux de la forêt sur son sort. Elles avaient ainsi appris qu’une bande de corneilles du Smâland l’avaient enlevé. Mais personne ne savait de quel côté les corneilles s’étaient dirigées. Akka avait alors commandé aux oies de se disperser à sa recherche deux par deux. Après deux jours de quête, qu’on l’eût trouvé ou non, elle leur avait donné rendez-vous au nord-ouest du Smâland, au sommet d’un mont qui ressemblait à une tour démantelée, le Taberg. Après leur avoir fourni des indications précises sur le moyen de trouver cette montagne, Akka leur avait souhaité bonne chance, et elles s’étaient séparées.

Le jars blanc avait choisi Finduvet comme compagne, et ils s’étaient mis en route, très inquiets. Errant sans but, ils avaient entendu un merle, posé au sommet d’un arbre, crier et pester contre quelqu’un qui avait dit s’appeler Volé-par-les-corneilles, et qui l’avait bafoué. Le jars et Finduvet avaient engagé la conversation avec le merle et avaient appris de quel côté était parti ce Volé-par-les-corneilles. Plus loin ils avaient rencontré un ramier, un sansonnet, et enfin un canard sauvage ; tous s’étaient plaints d’un malfaiteur qui avait interrompu leur chant et jeté l’effroi parmi eux et qui s’appelait Pris-par-les-corneilles, Ravi-par-les-corneilles, Prisonnier-des-corneilles. C’est ainsi qu’ils avaient suivi la trace de Poucet jusqu’à la lande dans le canton de Sunnerbo.

Dès que le jars et Finduvet eurent retrouvé Poucet, ils s’étaient mis en route vers le Taberg pour rejoindre les oies sauvages. C’était un long vol, et la nuit les avait surpris. « Mais demain, quand nous serons auprès des oies, nos ennuis seront finis », pensa Nils en s’enfonçant dans la paille pour avoir chaud.

La vache n’avait cessé de s’agiter.

Tout à coup elle adressa la parole au gamin.

— Il me semble que l’un de vous, en entrant, m’a dit qu’il était un tomte. Si c’est vrai, il doit savoir soigner une vache.

— Qu’est-ce qui te manque ? demanda Nils.

— Il me manque toutes sortes de choses, dit la vache. On ne m’a pas traite ni étrillée. Ma litière n’est pas faite et l’on ne m’a pas apporté mon fourrage du soir. Ma maîtresse est venue un moment au crépuscule pour me soigner, mais elle s’est sentie si malade qu’elle est repartie ; puis elle n’est plus revenue.

— Je regrette d’être si petit et si faible, dit le gamin. Je ne crois pas que je puisse t’aider.

— Tu ne me feras pas croire que tu es faible, bien que tu sois petit, répliqua la vache. Tous les tomtes dont j’ai entendu parler étaient si forts qu’ils traînaient tout seuls un chariot de foin et tuaient un bœuf d’un coup de poing.

Nils ne put s’empêcher de rire.

— C’étaient des lutins d’une autre espèce que moi, dit-il. Tout ce que je puis faire, c’est détacher ta chaîne et t’ouvrir la porte de l’étable. Tu pourras ainsi sortir boire dans la cour. En attendant je grimperai dans le fenil et j’essaierai de jeter un peu de foin dans ta crèche.

— Ce serait toujours ça, dit la vache.

Nils fit ce qu’il avait dit, et quand la vache fut réinstallée devant sa mangeoire pleine, il pensa pouvoir enfin dormir. Mais à peine se fut-il enfoncé dans la paille que la vache recommença à lui parler.

— Je t’ennuie probablement, si je te demande encore une chose, fit-elle.

— Non, si je puis te satisfaire.

— Je voudrais te prier d’entrer dans la maison en face pour voir comment va la maîtresse. J’ai peur qu’il ne lui soit arrivé malheur.

— C’est impossible, répondit le gamin. Je n’ose me montrer aux hommes.

— Tu n’as pourtant pas peur d’une vieille femme malade ? dit la vache. D’ailleurs, tu n’as pas besoin d’entrer, tu n’as qu’à regarder par la fente de la porte.

— Si ce n’est que ça, je ne puis te refuser, consentit enfin le gamin.

Il se releva et sortit dans la cour. La nuit était effrayante, sans lune ni étoiles, avec le vent qui sifflait et hurlait, et la pluie qui ruisselait. Le plus terrible était que huit hiboux s’alignaient l’un à côté de l’autre sur le faîte de la maison. Leurs hululements et leurs lamentations sur le temps étaient sinistres, et Nils se disait que c’en était fait de lui si un seul d’entre eux le découvrait.

— Malheur à qui est petit ! soupira le gamin en se risquant dehors. Il ne se trompait pas. Deux fois le vent le renversa avant qu’il n’atteignît la maison, et il fut précipité dans une flaque d’eau si profonde qu’il manqua se noyer. Il arriva pourtant au but.

Il grimpa quelques marches, escalada péniblement le seuil et entra dans le vestibule. La porte de la cuisine était close, mais un coin du bas était percé d’un trou pour donner passage au chat de la maison. Nils n’eut donc aucune peine à regarder dans la pièce.

À peine y eut-il jeté un coup d’œil, qu’il tressaillit et retira brusquement la tête. Une vieille femme en cheveux gris était étendue par terre. Elle ne bougeait ni ne gémissait ; son visage luisait, étrangement blanc. On l’eût dit éclairé par la pâle lueur d’une lune invisible.

Nils se rappela que son grand-père quand il était mort avait le visage de cette blancheur étrange ; et il comprit que la vieille femme étendue là sur le plancher était morte. La mort avait dû la surprendre avant qu’elle n’eût eu le temps de se coucher dans son lit.

Il eut terriblement peur à l’idée de se trouver seul dans la nuit avec une morte. Il descendit précipitamment le perron et retourna à la grange en courant éperdument.

Il raconta à la vache ce qu’il avait vu dans la maison ; elle cessa de manger.

— Ah ! elle est morte, la maîtresse, soupira-t-elle. Alors ce sera bientôt mon tour.

— Il y aura toujours quelqu’un qui s’occupera de toi, dit Nils en essayant de la consoler.

— Tu ne sais pas, répliqua la vache, que j’ai déjà deux fois l’âge des vaches que l’on abat. D’ailleurs je ne tiens plus à la vie, maintenant que ma vieille maîtresse ne viendra plus me soigner.

Elle se tut un instant, mais Nils s’aperçut qu’elle ne dormait ni ne mangeait. Elle ne tarda pas à reprendre la conversation.

— Elle est couchée sur le plancher nu, dis-tu ?

— Oui, répondit Nils.

— Elle avait l’habitude de venir souvent ici dans l’étable me parler de ce qui la chagrinait ; je comprenais bien ce qu’elle disait quoique je ne fusse pas capable de lui répondre. Ces jours-ci elle parlait de sa peur d’être seule quand elle mourrait. Elle redoutait que personne ne vînt lui fermer les yeux ni croiser ses mains sur sa poitrine lorsqu’elle serait morte. Peut-être voudras-tu le faire ?

Nils hésita : quand son grand-père était mort, il se rappelait que la mère avait eu grand soin de le placer convenablement. Il savait que c’était une chose qu’il fallait faire. Toutefois il se sentait incapable d’entrer de nouveau près de la morte. Il ne dit donc ni oui ni non, mais ne fit pas un seul pas vers la porte.

Un moment la vieille vache demeura silencieuse, comme attendant une réponse. N’entendant rien, elle ne répéta pas sa demande, mais commença à parler de sa maîtresse.

Elle avait beaucoup à dire. D’abord elle parla de tous les enfants que la morte avait élevés. Ils venaient dans l’étable tous les jours et en été menaient paître le bétail dans le marais et les pâturages, de sorte que la vieille vache les connaissait bien. Ils avaient été très bien tous, et gais et travailleurs. Une vache sait ce que valent ses gardiens.

Elle avait aussi une foule de choses à raconter concernant la ferme. Le domaine n’avait pas toujours été aussi pauvre qu’à présent. Il possédait des terres vastes ; la plupart se composaient de marais, de bois et de prés pierreux. Il n’y avait pas beaucoup de champs où cultiver le blé, mais partout de bons pâturages. Elle avait connu un temps où aucune crèche n’était vide, et où l’étable à bœufs, maintenant abandonnée, avait été remplie de bêtes magnifiques. La gaîté et l’entrain régnaient partout. Lorsque la maîtresse venait à l’étable, elle fredonnait et chantait, et toutes les vaches beuglaient de joie en l’entendant venir.

Mais le maître mourut, pendant que les enfants étaient encore petits et ne pouvaient être utiles à rien, et la brave femme avait dû se charger de la ferme, de toute la besogne, et de tous les soucis. Elle avait été forte comme un homme, et avait labouré et moissonné. Le soir, en venant traire les vaches, elle était parfois si fatiguée qu’elle pleurait. Mais il lui suffisait de penser à ses enfants pour reprendre courage. D’un mouvement brusque et insouciant elle essuyait ses larmes, secouait le sommeil et murmurait : « Tant pis. J’aurai du bon temps, moi aussi, quand les enfants seront grands. Ah ! quand ils seront grands… ! »

Mais quand les enfants eurent grandi, voilà qu’une étrange nostalgie s’empara d’eux : ils ne voulaient pas rester à la maison, ils voulaient aller à l’étranger. Leur mère ne reçut jamais d’eux aucun secours. Quelques-uns des enfants s’étaient mariés avant de partir ; ils laissaient leurs bébés à la maison. C’étaient maintenant ces enfants-là qui suivaient notre maîtresse dans l’étable comme jadis ses propres enfants. Ils menaient paître les vaches et devinrent eux aussi des gens braves et capables. Et le soir, en s’endormant presque de fatigue pendant qu’elle trayait les vaches, notre maîtresse reprenait des forces en pensant à eux : « J’aurai du bon temps, moi aussi, disait-elle en se secouant, lorsqu’ils seront grands. »

Mais voilà que ces enfants, une fois grands, rejoignirent leurs parents dans le pays étranger. Personne ne revint, personne ne resta. La vieille maîtresse demeura seule à la ferme.

Elle n’avait jamais prié aucun d’entre eux de rester à la maison.

« Penses-tu, la Rousse, que je leur demanderais de demeurer près de moi, quand ils peuvent faire leur chemin là-bas ? disait-elle à la vieille vache. Ici, en Smâland, ils ne peuvent espérer que la pauvreté. »

Mais lorsque le dernier de ses petits-enfants fut parti, notre maîtresse s’affaissa. Elle parut tout d’un coup voûtée et blanchie ; elle chancelait comme si elle ne pouvait plus marcher. Et elle cessa de travailler. Elle ne soignait plus la ferme, elle laissait les maisons se délabrer, elle vendait le bétail, ne gardant que sa plus vieille vache. Elle la laissait vivre parce que tous ses enfants l’avaient tour à tour menée paître.

Elle aurait pu prendre à son service des valets et des filles de ferme, mais elle ne souffrait pas de voir des étrangers autour d’elle lorsque les siens l’avaient abandonnée. Qu’importait que la ferme tombât en ruine puisqu’aucun des enfants ne la prendrait après elle.

Les enfants écrivaient souvent et la suppliaient de venir les rejoindre, mais elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas voir le pays qui les lui avait pris.

Elle ne pensait qu’aux enfants et qu’ils avaient dû partir pour trouver à gagner leur pain. Quand l’été venait, elle conduisait la vache au pâturage dans le grand marais. Elle restait elle-même assise toute la journée au bord du marais, les mains croisées sur ses genoux et en rentrant elle résumait ainsi ses pensées :

« Vois-tu, la Rousse, s’il y avait eu ici des champs fertiles à la place de ce grand marais qu’on ne peut cultiver, ils n’auraient pas eu besoin de partir. »

Elle était en colère contre le marais qui s’étendait si loin et qui ne servait à rien. Elle murmurait contre lui, l’accusant d’être cause que les enfants l’avaient abandonnée.

Ce dernier soir elle avait paru plus tremblante et plus faible que jamais. Elle n’avait même pas pu achever de traire la Rousse. Un moment elle était restée appuyée contre la crèche et avait parlé de deux paysans qui étaient venus la voir pour demander à acheter le marais. Ils pensaient le dessécher, y semer et y faire des récoltes. « Tu entends, la Rousse, tu entends : ils ont dit qu’il peut pousser du seigle sur le marais. Je vais écrire sur-le-champ aux enfants pour qu’ils reviennent. Ils n’ont plus besoin de rester à l’étranger, ils trouveront leur pain ici à la maison. »

C’est pour écrire qu’elle était rentrée dans la maison…

Le gamin n’écoutait plus ce que racontait la vieille vache. Il avait ouvert la porte de l’étable et s’était rendu dans la maison près de la morte.

Il resta d’abord un moment sur le seuil à tout considérer.

La maison n’était pas aussi pauvre qu’il l’avait cru. Il y avait un grand nombre de ces objets qu’on trouve en général chez ceux qui ont des parents en Amérique. Dans un coin il y avait un rocking-chair américain ; la table devant la fenêtre était couverte d’un tapis de peluche ; une belle courte-pointe était jetée sur le lit ; aux murs pendaient les photographies des enfants et des petits-enfants en de beaux cadres dorés ; sur le coffre s’étalaient de grands vases et une paire de flambeaux avec de grosses bougies de couleur.

Nils chercha une allumette et alluma ces bougies, non parce qu’il n’y voyait pas, mais parce que cela lui sembla une manière d’honorer la morte.

Puis il s’approcha d’elle, lui ferma les paupières, lui croisa les bras sur la poitrine et écarta de son front les mèches clairsemées de cheveux blancs.

Il ne pensait même pas à avoir peur d’elle. L’idée qu’elle avait vécu une vieillesse solitaire et triste l’affligeait profondément. Il veillerait du moins auprès du corps cette nuit.

Il trouva le psautier, s’assit et se mit à lire à mi-voix. Mais au milieu de sa lecture il s’arrêta, car il lui arriva tout-à-coup de penser à son père et à sa mère.

Les parents peuvent donc soupirer tant que cela après leurs enfants ! La vie peut donc leur sembler finie lorsque les enfants sont partis ! Si, chez lui, son père et sa mère le regrettaient autant que cette vieille femme avait regretté ses enfants à elle ! Cette pensée le rendit heureux, mais il n’osa s’y attarder. Il ne s’était point conduit de façon à être regretté de qui que ce fût.

Mais ce qu’il n’avait pas été, il pouvait peut-être le devenir.

Tout autour de lui il voyait les portraits des absents. C’étaient de grands hommes vigoureux et des femmes aux visages graves. C’étaient des mariées en longs voiles et des messieurs en habits de ville, et c’étaient des enfants aux cheveux frisés, en belles robes blanches. Et il semblait à Nils que tous ils regardaient fixement dans l’air avec des yeux aveugles qui ne voulaient pas voir.

« Pauvres gens ! dit Nils aux portraits. Votre mère est morte. Vous ne pouvez vous racheter d’être partis loin d’elle. Mais ma mère à moi, elle vit ! »

Il s’interrompit, hocha la tête et sourit. « Ma mère vit, répéta-t-il. Mon père et ma mère vivent tous les deux. »