Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XV

XV

LES CORNEILLES

La cruche de grès

Dans le coin sud-ouest du Smâland s’étend un canton nommé Sunnerbo. Le pays est assez plat et uni ; quiconque le voit en hiver, lorsqu’il est couvert de neige, s’imagine que sous la neige s’étendent des champs labourés, des seigles verts et des prés de trèfle moissonnés. Mais lorsque la neige fond au commencement d’avril, ce qui est caché sous la neige apparaît : ce ne sont que landes de sable arides, rochers nus et vastes marais. Il y a certes quelques champs, mais si maigres qu’on les remarque à peine ; il y a aussi de petites chaumières grises ou rouges, mais elles se dissimulent de préférence dans un bouquet de bouleaux comme si elles craignaient de se montrer.

À la frontière du canton et du Halland, il y a une lande de sable si vaste que d’un bout on ne distingue pas l’autre bout ; la bruyère y règne toute-puissante, sauf sur une basse colline pierreuse qui traverse la région et où l’on trouve des genévriers, des sorbiers et même quelques grands et élégants bouleaux. À l’époque où Nils Holgersson accompagnait les oies sauvages, on y voyait aussi une petite cabane entourée d’un lopin de terre défriché, mais les gens qui y avaient vécu, l’avaient abandonnée. La maisonnette restait vide et le champ inculte.

En quittant leur cabane, les gens avaient clos la cheminée, les fenêtres et la porte. Mais ils avaient oublié qu’un carreau d’une des fenêtres était brisé ; le trou était bouché d’un chiffon. En quelques années, les pluies avaient fait pourrir le chiffon qui céda un jour sous le bec d’une corneille.

En effet, la colline pierreuse du milieu de la lande n’était point aussi déserte qu’on aurait pu le croire : elle était habitée par un peuple nombreux de corneilles. Les corneilles n’y restaient pas, bien entendu, toute l’année durant. En hiver elles s’en allaient à l’étranger, en automne elles visitaient tous les champs du Götaland l’un après l’autre pour manger du blé ; en été elles se dispersaient et vivaient autour des fermes de Sunnerbo, se nourrissant de baies, d’œufs et d’oisillons ; mais tous les printemps elles revenaient dans la lande pour nicher et élever leurs petits.

La corneille qui avait arraché le chiffon de la fenêtre était un vieux mâle, nommé Garm Plume-Blanche, mais on ne l’appelait jamais que Fumle, ou Drumle, ou encore Fumle-Drumle parce qu’il était maladroit, faisait toujours des sottises et prêtait à la raillerie. Fumle-Drumle[1] était plus grand et plus fort que toutes les autres corneilles, mais sa force ne lui servait de rien : il était et demeurait un objet de risée. Le fait même qu’il appartenait à une très noble famille ne le protégeait pas. En bonne justice il aurait dû être le chef de la bande, car depuis un temps immémorial cette dignité avait toujours appartenu à l’aîné des Plumes-Blanches. Mais dès avant la naissance de Fumle-Drumle, le pouvoir avait échappé à sa famille, et maintenant une corneille cruelle et sauvage le détenait. Elle s’appelait la Rafale.

Le changement de règne venait de ce que les corneilles avaient abandonné leur ancienne manière de vivre. Peut-être croit-on que toutes les corneilles vivent de la même façon. C’est une erreur. Il y a des peuples de corneilles qui mènent une vie honnête, c’est-à-dire qui ne mangent que des graines, des vers, des chenilles et des animaux déjà morts, mais d’autres mènent une vie de brigandage, attaquant les jeunes levrauts et les petits oiseaux et pillant tous les nids qu’ils peuvent trouver.

Les vieux chefs de la famille des Plumes-Blanches avaient été sévères et modérés ; tant qu’ils avaient conduit la bande, ils avaient forcé les corneilles à se conduire de façon à ne pas encourir le blâme des autres oiseaux. Mais les corneilles étaient nombreuses et la pauvreté était grande parmi elles ; elles s’insurgèrent contre les Plumes-Blanches et confièrent le pouvoir à la Rafale qui était le pire dénicheur de petits oiseaux et le plus méchant brigand qu’on pût voir, après toutefois sa femme, la Bourrasque. Sous leur règne, les corneilles avaient inauguré un genre d’existence qui les faisait craindre et haïr plus même que les éperviers et les grands-ducs.

Fumle-Drumle n’avait, bien entendu, rien à dire dans la bande. Toutes les corneilles s’accordaient à dire qu’il ne tenait pas de ses ancêtres et n’aurait jamais pu être chef. Personne ne se serait d’ailleurs occupé de lui, s’il n’avait toujours fait des sottises. D’aucuns disaient que c’était peut-être un bonheur pour lui d’être si gauche et si stupide ; autrement la Rafale et sa femme n’auraient sans doute point gardé dans la bande un membre de l’ancienne famille des chefs.

Maintenant ils étaient assez gentils pour lui, et l’emmenaient souvent dans leurs chasses. Tout le monde pouvait alors voir combien ils étaient plus habiles et plus intrépides que lui.

Aucune des corneilles ne se doutait que c’était Fumle-Drumle qui avait arraché le chiffon de la fenêtre ; elles auraient été fort surprises de l’apprendre. Personne ne lui soupçonnait l’audace de s’approcher ainsi d’une demeure humaine. Lui-même n’en dit rien ; il avait ses raisons. La Rafale et la Bourrasque le traitaient toujours bien pendant le jour et en présence des autres corneilles, mais une nuit sombre, après que toutes les autres corneilles s’étaient déjà perchées pour dormir, il avait été attaqué par deux corneilles et à demi assommé. Après cet attentat il avait pris l’habitude, dès que venait l’obscurité, d’abandonner son ancienne place et de se réfugier dans la cabane vide.

Or, un après-midi de printemps, les corneilles ayant fini d’installer leurs nids, firent une découverte étrange. La Rafale et la Bourrasque et deux autres corneilles étaient descendues au fond d’un grand trou dans un coin de la lande. Ce n’était qu’une carrière de sable, mais les corneilles ne comprenaient pas pourquoi les hommes l’avaient creusée. Curieuses, elles y venaient sans cesse, tournaient et retournaient chaque grain de sable. Tout à coup, une avalanche de gravier se détacha et roula sur elles. Parmi les pierres et les touffes de bruyères écroulées, elles trouvèrent une grande cruche de terre, fermée d’un couvercle de bois. Elles voulurent savoir ce que ce vase contenait, mais essayèrent vainement d’ouvrir le couvercle ou de casser la cruche à coups de becs.

Interdites, elles contemplaient la cruche, lorsqu’une voix dit :

— Voulez-vous que je vous aide, corneilles ?

Elles levèrent la tête. Du bord du trou un renard les regardait. C’était un des renards les plus beaux de couleur et de taille qu’elles eussent jamais vus. Son seul défaut était qu’il avait perdu une oreille.

— Si tu as envie de nous rendre service, nous ne refuserons pas, dit la Rafale, en s’envolant rapidement avec tous ses compagnons.

Le renard sauta au fond et se mit à mordre la cruche et à tirer le couvercle pour l’arracher, mais il ne réussit pas non plus à l’ouvrir.

— Peux-tu deviner ce qu’il y a dedans ? demanda la Rafale.

Le renard fit rouler la cruche et écouta.

— Ce ne peut être que des pièces d’argent, dit-il.

C’était plus que les corneilles n’avaient osé espérer.

— Crois-tu vraiment que c’est de l’argent ? demandèrent-elles, les yeux agrandis de convoitise ; car, chose étrange, il n’est rien au monde que les corneilles aiment autant que l’argent.

— Écoutez comme elles sonnent ! dit le renard en faisant de nouveau rouler la cruche. Je ne sais malheureusement pas comment les avoir.

— Non, il n’y a pas moyen, soupirèrent les corneilles.

Le renard se frottait la tête de la patte gauche et réfléchissait. Si, à l’aide des corneilles, il avait pu se rendre maître du mauvais garnement qui volait avec les oies sauvages et qui lui avait toujours échappé !

— Je sais bien qui pourrait vous ouvrir la cruche, prononça-t-il enfin.

— Dis-nous son nom ! dis-le ! criaient les corneilles, et dans leur ardeur elles volèrent au fond du trou.

— Je ne vous le dirai pas, à moins que vous n’acceptiez mes conditions, leur fut-il répondu.

Le renard parla alors aux corneilles de Poucet, affirmant qu’il serait capable d’ouvrir la cruche, si elles pouvaient le faire venir. En échange de son bon conseil, le renard exigeait que les corneilles lui livrassent Poucet, après qu’il leur aurait rendu ce service. Les corneilles, qui n’avaient aucune raison d’épargner Poucet, acceptèrent la proposition.

Mais le plus difficile n’était pas fait : il fallait trouver les oies sauvages et Poucet. La Rafale se mit en route lui-même, accompagné de cinquante corneilles ; il promettait d’être bientôt de retour. Mais les journées passèrent sans que les corneilles le vissent revenir.

Enlevé par les corneilles

Mercredi, 13 avril.

Les oies sauvages s’étaient réveillées dès l’aube pour manger un peu avant d’entreprendre la traversée de l’Ostrogothie. L’îlot où elles avaient dormi était étroit et nu, mais dans l’eau qui le baignait il y avait assez de plantes pour qu’elles pussent se rassasier. Le gamin était moins heureux : il avait beau chercher, il ne pouvait rien découvrir de mangeable.

Affamé, transi par le froid du matin, il regardait autour de lui, lorsque ses yeux rencontrèrent deux écureuils qui jouaient dans les arbres sur une pointe de terre en face de l’île. Pensant que les écureuils n’avaient peut-être pas épuisé leurs provisions d’hiver, Nils pria le jars de le transporter à terre pour leur demander quelques noisettes.

Le jars blanc obéit bien vite, mais par malheur les écureuils étaient si occupés de leur jeu, qu’ils n’écoutèrent pas le gamin. Sautant d’arbre en arbre, ils s’enfoncèrent de plus en plus dans le bois. Nils les suivit et perdit bientôt de vue le jars qui était resté au bord de l’eau.

Poucet avançait péniblement entre des plants d’anémones blanches qui lui allaient jusqu’au menton, lorsque, tout à coup, il se sentit saisir par derrière : quelqu’un essayait de le soulever. Il se retourna et vit une corneille. La corneille l’avait attrapé par le col de sa chemise. Nils se débattit, mais une seconde corneille arriva à la rescousse, l’attrapa par un de ses bas et le fit culbuter.

Si Nils Holgersson avait immédiatement appelé au secours, le jars blanc aurait certes pu l’arracher aux corneilles, mais le gamin pensa qu’il était de taille à se débarrasser seul de deux corneilles. Il donnait des coups de pied, frappait, mais les corneilles ne lâchèrent point prise et réussirent à s’enlever en l’air avec lui. Elles s’y prirent si imprudemment, que la tête de Nils cogna contre un arbre. Sous la violence du coup sa vue se troubla et il perdit connaissance.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était loin de la terre. Il revint lentement à lui et d’abord ne comprit ni où il était ni ce qui s’était passé. Au-dessous de lui s’étendait comme un gros tapis laineux, tissé de brun et de vert, et qui paraissait déchiré et abîmé ; sous les déchirures et les trous brillait du verre poli : on eût dit que le tapis était étendu sur une glace.

Puis il vit le soleil monter dans le ciel. Alors la glace qu’on apercevait dans les accrocs du tapis se mit à scintiller, rouge et or. C’était magnifique. À ce moment les corneilles s’abaissèrent, Nils se rendit compte que le grand tapis était la terre, couverte de forêts, et que les trous et les déchirures étaient des lacs et des marais.

Il se posait une foule de questions. Comment n’était-il pas sur le dos du jars blanc ? Pourquoi tout un essaim de corneilles volaient-elles autour de lui ? Pourquoi enfin était-il secoué et ballotté à en être disloqué ?

Tout à coup il comprit : les corneilles l’avaient enlevé. Le jars blanc l’attendait sur la rive et les oies allaient ce jour même partir pour l’Ostrogothie. Quant à lui, on le menait vers le sud-ouest : le soleil était derrière lui.

Les corneilles n’attachèrent aucune importance à ses prières ; elles volaient tout droit à toute vitesse. Tout à coup l’une d’elles frappa brusquement l’air de ses ailes en signe de péril ; elles descendirent vite sur une forêt de sapins, s’enfoncèrent entre les branches enchevêtrées et déposèrent enfin Nils par terre sous un arbre touffu ; un faucon ne l’y eût point découvert.

Cinquante corneilles entouraient le gamin, tournant vers lui des becs menaçants.

— Maintenant vous me direz peut-être, corneilles, pourquoi vous m’avez enlevé ? dit-il.

À peine le laissa-t-on achever sa question ; une grande corneille siffla :

— Tais-toi. Sinon je te crève les yeux.

Nils dut obéir, car elle semblait bien résolue à mettre sa menace à exécution. Il resta donc assis à fixer les corneilles, tandis que les corneilles le fixaient.

Plus il les regardait, moins il les aimait. Leurs robes de plumes étaient terriblement poussiéreuses et mal soignées. Elles semblaient ne connaître ni bain, ni huilage. Leurs pattes et leurs griffes étaient enduites de boue desséchée ; aux coins de leurs becs il y avait des restes de nourriture. C’étaient des oiseaux bien différents des oies sauvages. Il parut à Nils qu’elles avaient l’air cruelles, avides, farouches et hardies comme des scélérats ou des vagabonds.

« Je suis tombé au pouvoir d’une bande de brigands », pensa-t-il.

À ce moment il entendit au-dessus de sa tête le cri d’appel des oies sauvages :

« Où es-tu ? Je suis ici. Où es-tu ? Je suis ici. »

Il comprit que ses compagnons de voyage le cherchaient, mais n’eut pas le temps de répondre ; la grande corneille qui paraissait le chef de la bande siffla à son oreille : « Songe à tes yeux ! » Nils ne put que se taire.

Les oies sauvages ne pouvaient savoir qu’il était si près d’elles ; après encore deux ou trois appels, leurs cris se perdirent au loin : « Voilà, Nils Holgersson, se dit le gamin, il faudra maintenant te débrouiller tout seul. Il s’agit de montrer si tu as appris quelque chose pendant ces semaines de vie sauvage. »

Au bout d’un instant les corneilles firent mine de se remettre en route, mais comme elles paraissaient avoir l’intention de le porter à deux, l’une le tenant par le col de la chemise, l’autre par l’un de ses bas, le gamin s’écria :

— Il n’y a donc parmi vous personne d’assez fort pour me prendre sur son dos ? Vous m’avez déjà si maltraité, que je me sens tout brisé. Prenez-moi à califourchon ; je ne me jetterai pas à terre, je vous le promets.

— Si tu crois que nous nous soucions de ta commodité, tu te trompes, dit le chef. Mais à ce moment, un gros lourdaud hérissé, avec une plume blanche à l’aile, sortit du groupe et dit :

— N’est-il pas préférable pour nous tous, la Rafale, que Poucet arrive à destination intact ? J’essaierai de le prendre sur mon dos.

— Si tu peux, Fumle-Drumle, je ne demande pas mieux, dit le chef. Mais ne le laisse pas tomber.

C’était autant de gagné, et Nils se sentit tout content. « Parce qu’on a été volé par les corneilles, il n’y a pas de quoi perdre courage, songeait-il. Je saurai bien venir à bout de ces misérables. »

Les corneilles continuaient toujours dans la même direction, vers le sud-ouest. Il faisait une belle matinée, calme et ensoleillée ; partout les oiseaux chantaient leurs chansons de noces. Dans une haute forêt sombre, le merle lui-même, les ailes pendantes, le cou gonflé, s’était posé au sommet d’un sapin et sifflait : « Que tu es belle ! Que tu es belle ! Que tu es belle ! Aucune autre n’est aussi belle, aussi belle. Aucune autre n’est aussi belle. » Sa strophe finie, il la recommençait aussitôt.

Nils passant à ce moment entendit deux ou trois fois la chanson ; il mit ses mains en cornet devant sa bouche et lança comme un appel :

— Nous avons déjà entendu. Nous avons déjà entendu.

— Qui est là ? Qui est là ? Qui est là ? Qui se moque de moi ? cria le merle.

— C’est Volé-par-les-corneilles, qui se moque de ta chanson, répondit le gamin.

Aussitôt le chef des corneilles se tourna vers lui.

— Gare à tes yeux, Poucet !

Mais Nils pensa : « Tant pis. Je te montrerai que je ne te crains pas. »

On pénétrait toujours plus avant dans le pays ; partout il y avait des forêts et des lacs. Dans un petit bois de bouleaux, une colombe sauvage s’était posée sur une branche nue ; devant elle se tenait un ramier. Il gonflait ses plumes, faisait onduler son cou, abaissait et relevait son corps ; les plumes de sa gorge bruissaient contre les rameaux ; il roucoulait : « C’est toi, toi, toi qui es la plus belle de la forêt. Aucune autre n’est aussi belle que toi, toi, toi. »

Le gamin qui passait là-haut, dans l’espace, ne put se taire.

— Ne le crois pas. Ne le crois ! cria-t-il.

— Qui, qui, qui est-ce qui me calomnie ? roucoulait le ramier, en essayant d’apercevoir celui qui avait parlé.

— C’est Pris-par-les-corneilles qui te calomnie, répondit le gamin.

De nouveau la Rafale le regarda d’un œil menaçant et lui ordonna de se taire, mais Fumle-Drumle intervint :

— Laisse-le donc. Les petits oiseaux vont croire que nous autres, corneilles, sommes devenues drôles et spirituelles.

— Ils ne sont pas si bêtes, dit le chef, mais cette idée lui avait probablement plu, car il ne réprimanda plus le gamin.

On volait le plus souvent au-dessus de forêts et de petits bois, mais parfois on passait au-dessus de villages, d’églises et de petites maisons bâties à la lisière d’un bois. On aperçut un beau vieux domaine. La maison, adossée à la forêt et précédée d’un lac, était peinte en rouge ; elle avait un toit à pans coupés ; d’énormes érables entouraient la cour, et le jardin était rempli de groseilliers touffus. Un sansonnet s’était perché sur la girouette même, et chantait de toutes ses forces pour que la femelle qui couvait ses œufs dans un poirier pût entendre chaque note : « Nous avons de beaux petits œufs, chantait le sansonnet. Nous avons quatre beaux petits œufs ronds. Nous avons plein le nid de superbes œufs. »

Le sansonnet répétait sa chanson pour la millième fois quand les corneilles passèrent. Nils mit ses mains en cornet devant sa bouche et cria :

— La pie les prendra. La pie les prendra.

— Qui est-ce qui veut m’effrayer ? demanda le sansonnet en battant des ailes avec inquiétude.

— C’est Ravi-par-les-corneilles, qui t’effraie, cria le gamin.

Cette fois le chef des corneilles n’essaya plus de le faire taire. Au contraire. Lui et toute la bande croassaient de plaisir, tant ils étaient amusés.

Plus ils pénétraient dans l’intérieur du pays, plus les lacs devenaient grands et riches en îles et en caps. Sur une grève, le canard faisait des grâces devant la cane :

— Je te serai fidèle toute ma vie, je te serai fidèle toute ma vie.

— Pas même jusqu’à la fin de l’été, cria le gamin en passant.

— Qui es-tu, toi ? demanda le canard.

— Je m’appelle Prisonnier-des-corneilles, cria Nils.

Vers midi les corneilles s’abattirent dans un pâturage, pour manger. Aucune d’elles ne songea à rien donner au gamin. Tout à coup Fumle-Drumle s’approcha du chef et lui présenta une branche d’églantine où restaient encore quelques baies rouges.

— C’est pour toi, la Rafale, dit-il.

La Rafale renifla avec mépris.

— Tu crois que je veux manger de vieux fruits secs ? dit-il.

— Je pensais t’être agréable ! répartit Fumle-Drumle désappointé en jetant la branche.

Elle tomba droit devant Nils, qui s’en empara pour se rassasier.

Quand les corneilles eurent mangé suffisamment, elles se mirent à bavarder.

— À quoi penses-tu, la Rafale ? Tu es muet aujourd’hui, dit l’une.

— Je pense à une poule qui vécut jadis dans cette contrée ; elle aimait beaucoup sa maîtresse, et pour lui faire plaisir, pondit une couvée d’œufs qu’elle cacha sous le plancher de la grange. La maîtresse s’étonnait naturellement de l’absence de la poule. Elle la cherchait en vain. Peux-tu deviner, Long-Bec, qui la trouva, elle et les œufs ?

— Je pense que oui, la Rafale. D’ailleurs j’ai une histoire assez analogue à vous raconter à mon tour. Vous rappelez-vous la grosse chatte noire du presbytère de Hinneryd ? Elle était mécontente de ses maîtres qui lui enlevaient toujours ses petits nouveau-nés et les noyaient. Une fois elle réussit à les cacher. C’était dans une meule de foin en plein champ. Elle était enchantée de ces petits-là, mais je crois que j’en eus plus d’agrément qu’elle.

Toutes les corneilles avaient des histoires à raconter. Elles s’excitaient et parlaient toutes à la fois.

— Voler des œufs et des petits, il n’y a pas là de quoi se vanter. Ce n’est pas malin, dit l’une. Moi, j’ai une fois chassé un levraut qui était presque un lièvre. Je le poursuivais de buisson en buisson.

Une autre corneille lui coupa la parole.

— C’est amusant de faire enrager les poules et les chattes, mais il est plus admirable qu’une corneille puisse donner du souci à un homme. J’ai une fois volé une cuiller d’argent…

Nils les interrompit tout à coup, indigné. Il en avait assez entendu.

— Taisez-vous, corneilles, s’écria-t-il, vous n’avez pas honte ? J’ai vécu pendant trois semaines parmi les oies sauvages et je n’y ai vu faire et entendu dire que du bien. Vous devez avoir un mauvais chef, s’il vous permet de piller et de tuer ainsi. D’ailleurs vous feriez mieux de commencer une nouvelle vie, car je puis vous dire que les hommes, las de vos méfaits, vont essayer par tous les moyens de vous exterminer.

À ces mots, la Rafale et ses compagnons entrèrent dans une telle rage qu’ils allaient se jeter sur le gamin et le déchirer. Mais Fumle-Drumle, riant et croassant, se posa devant lui.

— Non, non, non ! cria-t-il, comme épouvanté. Que dirait la Bourrasque si vous tuez Poucet avant qu’il nous ait rendu service ?

— Il n’y a que toi, Fumle-Drumle, pour avoir peur des femmes, répondit la Rafale, mais il laissa pourtant Poucet tranquille.

Bientôt après les corneilles se remirent en route. Jusqu’ici il avait semblé à Nils que le Smâland n’était point le pays désert et pauvre qu’il avait entendu décrire. Il y avait certes beaucoup de forêts et de crêtes de montagnes, mais autour des rivières et des lacs s’étendaient des champs cultivés ; jusqu’ici le pays n’était pas désert. Mais maintenant les villages et les maisons devenaient plus rares ; bientôt il ne vit que des marais, des landes et des collines couvertes de genévriers.

Le soleil s’était couché, mais il faisait encore grand jour, lorsque les corneilles atteignirent leur grande lande. La Rafale expédia en avant une corneille pour annoncer le succès de l’entreprise, et dès que la nouvelle fut connue la Bourrasque et plusieurs centaines de corneilles volèrent au-devant de Poucet. Au milieu des croassements assourdissants que faisaient entendre les deux bandes, Fumle-Drumle glissa à Nils :

— Tu as été si gai et si courageux pendant ce voyage que je t’aime bien. Aussi te donnerai-je un conseil : dès que nous arriverons, on te priera d’exécuter un travail qui peut-être te sera facile. Mais n’aie garde de le faire !

Quelques minutes plus tard, Fumle-Drumle déposa Nils au fond du grand trou. Le gamin se laissa tomber par terre comme épuisé de fatigue. Un si grand nombre de corneilles voletait autour de lui que l’air bruissait comme une tempête, mais Nils ne leva pas la tête.

— Poucet, dit la Rafale, lève-toi. Tu vas nous aider à faire quelque chose qui te sera très facile.

Mais Nils ne bougea pas. Il fit semblant de dormir. Alors la Rafale le saisit par le bras et le traîna sur le sable vers une cruche de terre de modèle ancien placée au milieu du trou.

— Lève-toi, Poucet, dit-il, et ouvre cette cruche.

— Laisse-moi dormir, répondit le gamin. Je suis trop fatigué pour rien faire ce soir. Attends à demain.

— Ouvre la cruche ! cria la Rafale en le secouant.

Le gamin se leva et examina la cruche.

— Comment moi, pauvre enfant, pourrai-je ouvrir une cruche pareille ? dit-il. Elle est plus grande que moi.

— Ouvre-la ! ordonna encore une fois la Rafale, ouvre-la, si tu tiens à la vie.

Le gamin se leva, s’approcha comme en chancelant de la cruche, tâta le couvercle, et laissa tomber ses bras.

— D’habitude je ne suis pas aussi faible, dit-il. Si vous me laissiez dormir jusqu’à demain, je crois bien que j’en viendrai à bout.

Mais la Rafale était impatient : il s’élança vers le gamin et lui donna un coup de bec à la jambe. Souffrir un pareil traitement de la part d’une corneille, c’en était trop : le gamin se dégagea brusquement, bondit à quelques pas en arrière, tira son couteau et le tint droit devant lui.

— Prends garde ! cria-t-il à la Rafale.

Celui-ci était si aveuglé par la colère qu’il ne fit point attention au couteau ; il se jeta sur la pointe, qui lui entra dans l’œil et pénétra jusqu’au cerveau. Nils retira rapidement son arme, mais la Rafale battit des ailes et tomba mort.

« La Rafale est mort ! L’étranger a tué notre chef ! » s’exclamèrent les corneilles, et un vacarme terrible s’ensuivit. Quelques-unes gémissaient, d’autres criaient vengeance. Toutes coururent et voletèrent vers le gamin, Fumle-Drumle en tête. Mais comme toujours celui-ci fut gauche et maladroit. Il volait au-dessus du gamin en battant des ailes et ne faisait qu’empêcher les autres d’approcher et de le tuer à coups de bec.

Nils comprit le danger et regarda désespérément autour de lui pour trouver un refuge. Il lui paraissait impossible d’échapper aux corneilles, lorsque tout à coup il aperçut la cruche. Il saisit violemment le couvercle, le releva et sauta dans la cruche pour s’y cacher. C’était une mauvaise cachette, car elle était remplie jusqu’au bord de petites monnaies d’argent. Pas moyen de s’y enfoncer. Nils se baissa et se mit à jeter l’argent.

Les corneilles l’avaient entouré en un essaim épais, mais lorsqu’il commença à jeter l’argent, elles oublièrent leur soif de vengeance pour ramasser les petites pièces. Le gamin lançait l’argent par poignées et toutes les corneilles, la Bourrasque elle-même, se battaient pour les attraper. Dès qu’une corneille s’était emparée d’une monnaie, elle s’envolait en toute hâte pour cacher son trésor.

Nils n’osa lever la tête que lorsqu’il eut jeté toutes les pièces d’argent ; il n’y avait plus dans le trou qu’une seule corneille. C’était Fumle-Drumle avec sa plume blanche à l’aile, celui qui avait porté Poucet.

— Tu m’as rendu un service plus grand que tu ne peux croire, Poucet, dit-il d’une voix toute changée ; je te sauverai la vie. Grimpe sur mon dos, et je te conduirai dans une cachette où tu seras en sécurité pour cette nuit. Demain je m’arrangerai pour te ramener parmi les oies sauvages.

La cabane

Jeudi, 14 avril.

Le lendemain matin le gamin s’éveilla couché sur un lit ; se trouvant entre quatre murs, sous un toit, il crut d’abord qu’il était à la maison. « Je me demande si mère ne viendra pas bientôt m’apporter le café », murmura-t-il. Puis, tout à coup, il se rappela qu’il était dans une maison abandonnée, où Fumle-Drumle à la plume blanche l’avait transporté la veille au soir.

Comme il était encore tout meurtri, il trouva délicieux de se reposer encore un peu, en attendant Fumle-Drumle qui avait promis de venir le retrouver.

Devant le lit pendaient des rideaux de cotonnade à carreaux ; il les écarta pour regarder la pièce. Il se rendit immédiatement compte qu’il n’avait jamais vu de maison construite comme celle-là. Les murs se composaient de quelques rangées de poutres, puis commençait le toit. Il n’y avait point de plafond dans la pièce, et on pouvait voir jusqu’au faîte. Toute la maison était si petite qu’elle semblait faite pour des êtres comme lui, plutôt que pour des hommes. Seuls l’âtre et le four étaient grands, les plus grands que Nils eût jamais vus. Il n’y avait presque pas de meubles mobiles dans la cabane : la banquette sur un des longs côtés et la table sous la fenêtre tenaient au mur ; de même le lit où il était couché et le placard peint en couleurs vives.

Nils se demandait qui était le propriétaire de la maison et pourquoi elle était abandonnée. Il semblait d’ailleurs que les gens qui l’avaient habitée avaient pensé revenir. La cafetière et la marmite étaient restées sur l’âtre, et dans le coin il y avait du petit bois. Le fourgon et la pelle à enfourner le pain se dressaient dans un autre coin ; le rouet était posé sur un banc ; au-dessus de la fenêtre, sur la petite étagère se trouvaient des paquets de lin et d’étoupe, quelques écheveaux de laine, une chandelle et un paquet d’allumettes.

Certes les gens avaient pensé y revenir. Ils avaient laissé de la literie dans le lit, et autour des murs couraient de longues bandes d’étoffe où étaient peints trois hommes à cheval, nommés Gaspard, Melchior et Balthazar. Le groupe des trois hommes se répétait tout le long de la bande. Ils chevauchaient autour de toute la pièce, et leur cavalcade se poursuivait même jusque sur les poutres du toit.

Mais là-haut le gamin aperçut tout à coup quelque chose qui le fit bondir hors du lit. C’étaient quelques galettes de pain sec qui étaient restées enfilées sur le bâton posé à cet effet entre les poutres. Elles avaient certes l’air bien vieilles et moisies, mais du pain, c’est toujours du pain. Il les frappa avec le fourgon, et réussit à faire tomber quelques morceaux. Il mangea et remplit même son sac. C’est incroyable comme le pain est bon !

Il chercha encore s’il n’y avait pas d’autres choses qui pourraient lui être utiles. « Je peux bien prendre ce dont j’ai besoin, puisque personne ne semble en vouloir », se dit-il. Mais il n’y avait pas beaucoup de choses à prendre : la plupart des objets étaient trop gros et trop lourds à emporter. Il ne put s’emparer que de quelques allumettes.

Il grimpa sur la table et de là, à l’aide du rideau, sur le rayon au-dessus de la fenêtre. Pendant qu’il était en train de mettre les allumettes dans son sac, la corneille à la plume blanche entra par la fenêtre.

— Me voici enfin ! dit-elle en se posant sur la table. Je n’ai pu venir plus tôt, car on a aujourd’hui élu un chef pour succéder à la Rafale.

— Qui a-t-on élu ? demanda Nils.

— On en a pris un qui ne permettra pas le brigandage et le vol. On a choisi Garm Plume-Blanche appelé jusqu’ici Fumle-Drumle, répondit l’autre en se redressant d’un air majestueux.

— C’est un bon choix, dit Nils en le félicitant.

À ce moment le gamin entendit sous la fenêtre une voix qu’il crut reconnaître.

— Est-ce là qu’il se trouve ? demanda Smirre le renard.

— Oui, c’est là qu’il est caché, répondit une voix de corneille.

— Prends garde, Poucet ! s’écria Garm. La Bourrasque est là à la fenêtre avec le renard qui veut te dévorer.

En effet Smirre venait de bondir contre la fenêtre. Le vieux bois pourri céda, et Smirre apparut ; Garm Plume-Blanche n’eut pas le temps de se sauver : Smirre le tua net. Puis il sauta à terre et regarda autour de lui pour trouver le gamin. Celui-ci essaya de se cacher derrière un paquet d’étoupe, mais Smirre l’avait déjà aperçu et se ramassait pour prendre son élan. La maison était si basse et si étroite que Nils vit bien que le renard n’aurait pas de peine à l’attraper. Mais il n’était point sans défense : vivement il frotta une allumette, l’approcha de l’étoupe qui instantanément s’enflamma et qu’il jeta sur le renard. Affolé de terreur, celui-ci bondit hors de la cabane.

Malheureusement pour échapper à un danger, Nils s’était jeté dans un autre. L’étoupe enflammée avait mis le feu aux rideaux du lit. Nils sauta à terre et s’efforça d’étouffer le feu ; il était trop tard : les rideaux flambaient déjà. La cabane se remplissait de fumée, et Smirre le renard, qui était resté dehors sous la fenêtre, se rendait compte de la situation.

— Eh bien ! Poucet, cria-t-il, qu’est-ce que tu choisis ? Te laisser rôtir ou sortir me rejoindre ? J’aurais certes préféré te manger, mais de quelque façon que tu meures, je n’en suis pas moins content.

Nils crut bien que le renard allait être satisfait, car le feu se propageait avec une rapidité effrayante. Le lit brûlait déjà, et le long des bandes de toile peinte, les flammes couraient de cavalier en cavalier. Nils avait grimpé dans l’âtre lorsqu’il entendit tout à coup une clef tourner doucement dans la serrure. Ce devaient être des hommes. Dans le péril où il était il n’eut point peur, mais se réjouit. Il se précipita vers la sortie et touchait déjà au seuil lorsque la porte s’ouvrit. Il vit devant lui deux enfants. Il ne se donna pas le temps de les regarder, mais s’élança dehors.

Il n’osa pas courir bien loin : Smirre le renard le guettait certainement, il fallait donc se tenir près des enfants. Il se retourna, mais à peine les eut-il vus qu’il poussa un cri et courut vers eux : « Bonjour, Asa, gardeuse d’oies ! Bonjour, petit Mats ! »

En voyant les enfants, Nils avait complètement oublié où il se trouvait. Les corneilles, la maison incendiée, les animaux parlants, tout disparut de son souvenir. Il était sur un chaume à Vemmenhög, et gardait un troupeau d’oies ; dans le champ voisin les deux petits Smâlandais surveillaient leur troupeau. Aussitôt il grimpa sur le mur de pierres sèches et les héla : « Bonjour, Asa, gardeuse d’oies ! Bonjour, petit Mats. »

Mais en voyant ce petit bout d’homme qui venait à eux la main tendue, les deux enfants se prirent par la main, reculèrent de quelques pas et parurent terrifiés.

Devant leur effroi, Nils se réveilla de son rêve, et se rappela qui il était ; rien de plus terrible ne pouvait lui arriver que d’être vu par ces enfants sous l’aspect d’un tomte. La honte et la douleur de n’être plus un homme l’assaillirent. Il se retourna et s’enfuit sans savoir où il allait.

Mais en arrivant dans la lande, le gamin fit une bonne rencontre : parmi la bruyère, il entrevoyait quelque chose de blanc ; le jars accompagné de Finduvet venait vers lui ; voyant Nils accourir avec cette précipitation, le jars crut qu’il était poursuivi. Aussi le saisit-il vivement, le jeta sur son dos et l’emporta rapidement dans les airs.

  1. Fumla, drumla, s’y prendre maladroitement, agir en lourdaud.