Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXI

XXI

LA DÉBÂCLE DES GLACES

Jeudi, 28 avril.

C’était le matin de très bonne heure. Les deux petits Smâlandais, Asa la gardeuse d’oies et le petit Mats, cheminaient sur la route qui de Sudermanie mène en Nerke. Cette route court le long de la rive sud du lac Hjelmar, et les enfants regardaient la glace qui couvrait encore la plus grande partie du lac. Le soleil du matin y répandait sa claire lumière et la glace n’avait point l’aspect sombre et traître qu’on lui voit souvent au printemps, mais luisait, blanche et attirante. Aussi loin qu’on pouvait voir, elle paraissait ferme et sèche. La pluie, qui était tombée abondamment la veille, s’était écoulée dans les fentes et les crevasses ou avait été absorbée par la glace même. Les enfants ne voyaient qu’une surface splendide.

Asa la gardeuse d’oies et le petit Mats étaient en route vers le nord ; ils songeaient à tous les pas qu’ils s’épargneraient s’ils pouvaient traverser le grand lac au lieu d’en faire le tour. Ils n’ignoraient pas qu’il est dangereux de se fier à la glace du printemps, mais celle-ci paraissait parfaitement solide. On voyait qu’elle avait près de la rive plusieurs pouces d’épaisseur. On y voyait aussi un chemin, et l’autre bord du lac semblait si proche qu’une heure devait suffire pour l’atteindre.

— Essayons, proposa le petit Mats. Si seulement nous faisons attention à ne pas nous jeter dans un trou, je crois que ça ira très bien.

Ils s’engagèrent sur le lac. La glace n’était pas très glissante, mais agréable aux pieds. Il y avait pourtant un peu plus d’eau qu’ils n’avaient cru ; par endroits la glace était poreuse, et laissait passer l’eau avec un glouglou. C’étaient des endroits à éviter, mais rien n’était plus facile en plein jour par ce beau soleil.

Les enfants avançaient vite, sans fatigue, en se félicitant de leur bonne idée qui leur permettait d’éviter le grand détour par des chemins détrempés.

Ils arrivèrent près de l’île Vinöd. Une vieille femme les aperçut de sa fenêtre. Elle sortit en hâte, leur fit des signes désespérés des deux bras, et leur cria quelque chose qu’ils n’entendirent pas. Ils comprirent pourtant qu’elle les avertissait de ne pas continuer leur promenade. Mais eux qui étaient sur la glace voyaient bien qu’il n’y avait pas de danger. Ç’aurait été stupide de quitter la glace lorsqu’on était en si bon chemin.

Ils dépassèrent donc l’île et trouvèrent devant eux une vaste étendue large d’au moins deux ou trois lieues ; il y avait là des flaques d’eau si grandes qu’il fallait les contourner ; ils s’en amusèrent. C’était à qui trouverait les meilleurs passages. Ils ne sentaient ni la faim ni la fatigue. Parfois, en regardant l’autre rive, ils s’étonnaient de la voir encore si éloignée bien qu’ils eussent déjà marché une bonne heure. « Je crois que la rive recule », dit le petit Mats.

Rien sur cette grande plaine de glace ne les abritait plus du vent d’ouest qui, à chaque minute augmentait de violence, et plaquait leurs vêtements contre leur corps de façon à rendre assez pénible la marche. Ce vent froid et pénétrant était le premier désagrément qu’ils eussent rencontré.

Une chose les étonnait beaucoup : le vent arrivait avec un grand bruit, comme s’il avait apporté le vacarme d’un vaste moulin ou d’une usine. D’où ce fracas pouvait-il bien venir ?

Ils avaient passé à gauche d’une grande île, et il leur semblait qu’ils approchaient enfin de la côte septentrionale. Mais en même temps le vent devenait plus gênant, et le grand bruit augmentait.

Tout à coup ils crurent comprendre que ce vacarme était produit par des vagues courant se briser parmi l’écume contre un rivage ; mais comment était-ce possible, puisque le lac était encore couvert de glace ?

Ils s’arrêtèrent cependant et regardèrent autour d’eux. Alors ils aperçurent, très loin à l’ouest, une basse muraille blanche qui coupait le lac de part en part. Au premier abord ils la prirent pour un amoncellement de neige bordant un chemin, mais ils comprirent vite que c’était l’écume des vagues lancées contre la glace.

À cette vue, ils se prirent par la main et commencèrent à courir sans mot dire. Le lac était ouvert là-bas à l’ouest, et ils avaient cru voir que la ligne blanche avançait rapidement vers l’est. La glace allait-elle se rompre partout ? Ils se sentaient en danger.

Tout à coup la glace leur sembla se soulever juste à l’endroit où ils couraient : elle se soulevait, puis retombait, comme poussée par en dessous. En même temps ils entendirent un coup sourd qui partait de la glace, et des craquelures rayonnèrent en tous sens. Ils pouvaient les voir parcourir la surface.

Un moment de calme suivit ; puis de nouveau ce soulèvement et cette chute lente. Les craquelures s’élargirent en fentes à travers lesquelles l’eau sourdait. Puis les fentes devinrent des crevasses, et la glace se divisa en grands bancs flottants.

— Asa, dit le petit Mats, c’est la débâcle.

— Oui, c’est la débâcle, mais nous pouvons encore atteindre la terre. Courons vite.

En effet, les vagues et le vent avaient encore fort à faire pour débarrasser le lac de la glace. Le plus difficile était fait, quand la couche de glace avait éclaté, mais tous les grands bancs devaient aussi être brisés en morceaux, les morceaux devaient être émiettés, pulvérisés, fondus. Il y avait encore de grands champs de glace épaisse et ferme.

Ce qui augmentait le péril pour les enfants, c’est qu’ils ne découvraient pas un vaste horizon : ils ne pouvaient pas voir où les crevasses les empêcheraient de passer. Ils erraient au hasard, et s’éloignaient de la terre au lieu de s’en rapprocher. Égarés, épouvantés devant la glace qui se craquelait et se fendait, ils s’arrêtèrent enfin et se mirent à pleurer.

À ce moment un triangle d’oies sauvages passait en un vol qui ressemblait à un sifflement. Elles criaient et caquetaient ; les enfants crurent entendre au milieu de ce caquetage les mots : « Allez à droite, à droite, à droite. »

Ils suivirent le conseil, mais bientôt ils durent de nouveau s’arrêter, interdits, devant une large crevasse.

De nouveau ils entendirent crier les oies, et ils distinguèrent les mots : « Attendez où vous êtes. Attendez où vous êtes ! »

Les enfants n’échangèrent pas un mot, mais obéirent. Bientôt les bancs de glace se rejoignirent, de sorte qu’ils purent franchir la crevasse. De nouveau ils se donnèrent la main pour courir. Cet étrange secours ne les effrayait pas moins que le danger.

Dès qu’ils hésitèrent de nouveau, la voix se fit entendre : « Droit devant vous. Droit devant vous. »

Cela continua pendant une demi-heure. Enfin ils atteignirent la pointe de Lunger, et purent quitter la glace et gagner la terre à travers l’eau peu profonde. Arrivés sur le sol ferme, ils ne s’arrêtèrent même pas, tant la peur les harcelait, pour regarder le lac où les vagues commençaient à culbuter les blocs de glace. Ce ne fut qu’après un moment qu’Asa s’arrêta. « Attends un peu ici, petit Mats, dit-elle. J’ai oublié quelque chose. »

Elle courut vers la rive, se mit à fouiller dans son sac, et en retira un petit sabot qu’elle posa sur une pierre bien en évidence. Puis elle rejoignit vite son frère.

À peine eut-elle tourné le dos qu’une grande oie blanche piqua droit sur la pierre, s’empara du sabot et remonta aussi rapidement.