Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XII

XII

LA PETITE ÎLE KARL

La tempête

Vendredi, 8 avril.

Les oies sauvages avaient passé la nuit à la pointe nord de l’île et se dirigeaient vers la terre ferme. Un vent du sud assez fort soufflait dans le détroit de Kalmar et les avait jetées vers le nord. Elles n’en volaient pas moins avec une bonne vitesse vers la terre ; elles approchaient déjà des premiers îlots de la côte ; tout à coup elles entendirent un bruit puissant, comme si une foule d’oiseaux aux fortes ailes venaient derrière elles ; subitement l’eau devint noire. Akka arrêta net le mouvement de ses ailes et se laissa tomber vers la mer. Mais avant que les oies eussent atteint l’eau, la tempête d’ouest les surprit. Elle chassait déjà devant elle des nuages de poussière, de l’écume salée et des petits oiseaux ; elle entraîna aussi les oies sauvages, les culbuta et les rejeta vers le large.

Ce fut une tempête épouvantable. Les oies essayèrent à maintes reprises de revenir en arrière, mais elles ne purent, et furent emportées à la dérive dans la Baltique. La tempête les eut bientôt entraînées au delà d’Œland ; la mer s’étendait, vide et déserte, devant elles. Il n’y avait qu’à céder à la violence du vent.

Akka, s’étant rendu compte qu’il n’y avait pas moyen de retourner en arrière, résolut pour ne pas se laisser entraîner à travers toute la Baltique, de descendre se reposer sur l’eau. La houle était déjà forte et grossissait à chaque instant. Les lames se déroulaient, glauques, surmontées de crêtes d’écume blanche. Chacune était dépassée par la suivante. On eût dit qu’elles luttaient à qui monterait le plus haut et écumerait le plus fort. Mais les oies sauvages ne craignaient point la houle. Elles ne se fatiguaient pas à nager : elles se laissaient balancer des crêtes aux vallées des vagues, et s’amusaient comme des enfants dans une escarpolette. Leur seule inquiétude était que la bande ne fût dispersée. Les pauvres oiseaux de terre qui passaient là-haut, emportés dans la tempête, criaient jalousement : « Vous n’êtes pas malheureux, vous qui savez nager. »

Les oies sauvages n’étaient cependant pas hors de danger. D’abord le bercement sur les vagues leur donnait sommeil. À chaque instant elles portaient la tête en arrière pour glisser leur bec sous l’aile et dormir. Or, rien n’est plus dangereux que de céder ainsi au sommeil ; Akka leur criait sans cesse : « Ne vous endormez pas, oies sauvages ; celle qui s’endort s’éloigne de la bande. Celle qui s’éloigne de la bande est perdue. »

Malgré tous leurs efforts, l’une après l’autre s’endormirent, et Akka elle-même sommeillait déjà, lorsque soudain elle vit quelque chose de rond et de noir surgir du sommet d’une vague. « Des phoques ! Des phoques ! Des phoques ! » cria-t-elle d’une voix aiguë en s’élevant rapidement avec des claquements d’ailes. Il était temps ; la dernière oie était à peine hors de l’eau que les phoques faillirent lui happer les pattes.

De nouveau les oies sauvages étaient dans la tempête qui les chassait toujours vers le large. Aucune terre en vue, la mer vaste et déserte de tous côtés.

Dès qu’elles osèrent, elles se posèrent encore une fois sur l’eau. Mais après avoir été balancées un moment sur les vagues, le sommeil revenait. Et dès qu’elles s’endormaient, les phoques approchaient. Si la vieille Akka n’avait pas fait bonne garde, aucune des oies n’aurait échappé à l’ennemi.

La tempête continua toute la journée ; elle fit des ravages terribles parmi les foules d’oiseaux qui à cette époque de l’année accomplissaient leurs grands voyages annuels. Un grand nombre d’entre eux furent emportés loin de leur route et moururent de faim ; d’autres, épuisés de fatigue, s’affaissèrent dans les vagues et se noyèrent. Beaucoup furent écrasés contre des flancs de rochers, d’autres furent la proie des phoques.

Vers le soir, comme la tempête ne semblait point vouloir s’apaiser, Akka commença à se demander si elle et toute la bande allaient périr. Elles étaient à bout de forces, et ne découvraient aucun refuge. On n’osait même plus flotter un moment sur l’eau, car la mer s’était couverte de grands bancs de glace qui s’entre-choquaient et auraient pu écraser les oies. Elles essayèrent bien de se poser sur la glace, mais le vent les balaya ; une autre fois les cruels phoques grimpèrent sur la glace.

Au coucher du soleil, les oies volaient encore, angoissées devant l’approche de la nuit. Les ténèbres semblaient tomber plus tôt qu’à l’ordinaire ce soir si rempli de dangers.

Et toujours pas de terre. Le ciel était couvert, la lune était cachée et les ténèbres s’épaississaient. La nuit se remplissait d’épouvante et faisait trembler les cœurs les plus braves. Des cris d’oiseaux de passage en détresse avaient retenti sur la mer toute la journée, sans que personne y eût fait grande attention, mais maintenant qu’on ne voyait plus d’où ils partaient, ils paraissaient sinistres et effrayants. Là-bas sur la mer, les blocs de glace s’entre-choquaient avec un grand bruit. Les phoques faisaient entendre leurs féroces chants de chasse. Le ciel et la terre semblaient vouloir s’écrouler.

Les moutons

Depuis quelques instants Nils avait les yeux fixés sur la mer. Tout à coup il lui sembla qu’elle bruissait plus fort. Il leva les yeux. Devant lui, à quelques mètres seulement, se dressait une paroi rocheuse et nue ; en bas, les vagues s’éparpillaient en une écume jaillissante. Les oies sauvages piquaient droit sur le rocher, et Nils prévoyait qu’ils seraient fatalement écrasés contre la dure muraille.

Il eut à peine le temps de s’étonner que le danger n’eût point été aperçu par Akka ; déjà on arrivait sur la montagne. Alors seulement il vit que devant eux s’ouvrait la cavité demi-circulaire d’une grotte. Les oies s’y engouffrèrent ; elles étaient sauvées.

La première chose que firent les voyageuses, avant même de songer à se réjouir de leur chance, fut de se compter. Akka, Yksi, Kolme, Neljä, Viisi, Kuusi, les six jeunes oisons, le jars blanc, Finduvet et Poucet étaient là ; seule manquait Kaksi de Nuolia, la première oie de gauche ; personne ne savait ce qu’elle était devenue.

Toutefois, les oies ne s’inquiétèrent pas trop : Kaksi était vieille et expérimentée ; elle connaissait leurs chemins et leurs habitudes, et saurait bien les retrouver.

Alors seulement elles commencèrent à regarder autour d’elles dans la caverne. Il y entrait encore assez de lumière du dehors pour qu’elles pussent voir qu’elle était profonde et vaste. Elles se réjouissaient d’avoir trouvé un si bon gîte, quand tout à coup l’une d’elles aperçut quelques points luisants et verts qui brillaient dans un recoin sombre.

— Ce sont des yeux ! s’écria Akka. Il y a de grands animaux ici.

Elles se précipitèrent toutes vers la sortie, mais Poucet qui voyait mieux qu’elles dans l’obscurité, les rappela.

— Il n’y a pas de danger. Ce ne sont que des moutons qui sont cachés contre le mur.

Lorsque les oies se furent habituées un peu à la pénombre, elles distinguèrent très bien les moutons. Les grands étaient à peu près aussi nombreux qu’elles : il y avait aussi quelques agneaux. Un grand bélier à longues cornes recourbées semblait le chef de la bande. Les oies sauvages s’avancèrent vers lui avec force révérences.

— Bien le bonjour dans ce désert ! dirent-elles en saluant, mais le grand bélier demeura immobile et ne répondit rien à leur salut.

Les oies en conclurent que les moutons étaient mécontents de les voir s’installer ainsi dans leur grotte.

— Vous êtes peut-être fâchés de nous voir venir dans votre maison ? demanda Akka. Mais nous n’y pouvons rien, car nous avons été poussées à la dérive par le vent. Nous avons lutté toute la journée avec la tempête, et nous serions bien aise de rester ici cette nuit.

Un bon moment se passa avant que les moutons se décidassent à répondre ; on entendait quelques-uns d’entre eux pousser de gros soupirs. Akka savait bien que les moutons sont des animaux timides et étranges, mais ceux-ci semblaient entièrement ignorer les manières. Enfin une vieille brebis, qui avait un visage long et un air triste, répondit d’une voix plaintive :

— Aucun de nous ne vous refusera certes de rester, mais c’est une maison du deuil, et nous ne pouvons recevoir des hôtes comme autrefois.

— Ne vous inquiétez donc pas, dit Akka. Si vous saviez tout ce que nous avons souffert aujourd’hui, vous comprendriez que nous serons contentes si seulement nous avons un coin sûr pour dormir.

À ces mots la vieille brebis se leva :

— Je crois bien qu’il vaudrait mieux pour vous voler dans la pire tempête que de rester ici. Mais vous ne partirez pas sans que vous ayez au moins pris les quelques rafraîchissements que nous pouvons vous offrir.

Elle les conduisit vers un creux du sol plein d’eau. À côté il y avait un tas de paille hachée et de son dont elle leur fit les honneurs.

— Nous avons eu un hiver de neige très rigoureux cette année, dit-elle. Les paysans qui possèdent l’île sont venus nous apporter du foin et de la paille d’avoine pour que nous ne mourions pas de faim. Et ce tas-là, c’est tout ce qui nous reste.

Les oies se précipitèrent sur la nourriture. Elles pensaient qu’elles étaient très bien tombées et étaient de la meilleure humeur. Elles voyaient bien que les moutons étaient agités, mais elles savaient d’autre part combien les moutons sont vite effrayés et ne croyaient pas à un vrai danger. Lorsqu’elles eurent mangé, elles s’apprêtaient à dormir. Mais le vieux bélier se leva et s’approcha d’elles. Nils pensa qu’il n’avait jamais vu un mouton avec des cornes aussi longues et aussi grosses. Il était remarquable à divers égards. Il avait un grand front courbé, des yeux intelligents et la bonne tenue d’un animal fier et courageux.

— Je ne peux pas, en bonne conscience, vous laisser dormir ici, sans vous avertir que l’endroit n’est pas sûr, dit-il. Nous ne pouvons recevoir des hôtes de nuit.

Akka commença à comprendre que c’était sérieux.

— Nous allons partir alors, puisque vous y tenez. Mais ne voulez-vous pas d’abord nous dire ce qui vous menace ? Nous ne savons rien. Nous ne savons même pas où nous sommes.

— Vous êtes dans la petite île Karl, dit le bélier, devant la côte de Gottland ; l’île n’est habitée que par des moutons et des oiseaux de mer.

— Vous êtes peut-être des moutons sauvages ? demanda Akka.

— À peu près, dit le bélier. Nous n’avons presque rien à faire avec les hommes. Il y a une vieille convention entre nous et les paysans d’une ferme de Gottland : ils doivent nous approvisionner de fourrage si nous avons de la neige en hiver ; en revanche ils ont le droit d’emporter quelques-uns d’entre nous quand nous sommes devenus trop nombreux. L’île est si petite qu’elle ne peut nourrir qu’un certain nombre de bêtes. Pour le reste nous nous tirons d’affaire tout seuls ; et nous ne demeurons jamais dans des maisons derrière des portes et des serrures, mais dans des grottes.

— Et vous restez ici pendant l’hiver aussi ? demanda Akka étonnée.

— Certainement, répondit le bélier. Nous avons ici de bons pâturages l’hiver durant.

— Mais je vous trouve plus heureux que tous les autres moutons, dit Akka. Quel est le malheur qui vous a frappés ?

— L’hiver dernier il a fait très froid. La mer a été gelée et trois renards en ont profité pour venir ici sur la glace, puis ils sont restés. Eux exceptés, il n’y a pas un animal dangereux dans toute l’île.

— Les renards osent s’attaquer à des bêtes comme vous ?

— Pas le jour, alors je sais bien nous défendre, dit le bélier en secouant ses cornes. Mais la nuit ils se faufilent parmi nous lorsque nous dormons dans les grottes. Nous essayons de rester éveillés, mais il faut bien dormir quelquefois, alors ils nous attaquent. Ils ont déjà tué jusqu’au dernier mouton dans les autres grottes, et il y avait des troupeaux aussi grands que le mien.

— Ce n’est pas gai d’avouer qu’on est tellement en détresse, ajouta la vieille brebis. Nous ne sommes pas plus capables de nous défendre que des moutons domestiques.

— Croyez-vous qu’ils viendront vous attaquer cette nuit ? demanda Akka.

— C’est probable. Ils sont venus dans la nuit d’hier nous voler un agneau. Ils reviendront tant qu’il restera un seul d’entre nous. Ils ont fait ainsi ailleurs.

— Mais s’ils continuent ainsi vous serez tous exterminés, dit Akka.

— Oui, les moutons de la petite île Karl n’en ont pas pour longtemps.

Akka resta un peu hésitante. Se remettre en route dans la tempête n’était pas agréable, mais d’autre part comment demeurer en un endroit où l’on attendait des hôtes pareils ? Après un moment de réflexion, elle se tourna vers Nils :

— Est-ce que tu voudrais nous aider comme tu l’as déjà fait plusieurs fois ? dit-elle.

Nils répondit qu’il ne demandait pas mieux.

— C’est bien ennuyeux pour toi de ne pas dormir, dit Akka, mais je te demanderai pourtant de veiller et de nous appeler si les renards viennent pour que nous puissions nous envoler.

Le gamin fut médiocrement content de cet arrangement, mais tout était préférable au vol de tout à l’heure dans la tempête. Aussi promit-il de monter la garde.

Il alla se blottir derrière une pierre à l’ouverture de la grotte. À mesure que le soir avançait le vent semblait se calmer. Le ciel se découvrit, la lune jouait sur les vagues. La grotte s’ouvrait assez haut dans la paroi de la montagne. Un sentier étroit et escarpé y conduisait. C’était sans doute par là que les voleurs allaient venir.

On ne voyait pas encore de renards, mais Nils découvrit quelque chose qui au premier moment l’effraya beaucoup : sur la grève étroite au pied de la falaise il y avait des géants ou des trolls ou bien encore des hommes d’une taille extraordinaire.

D’abord il crut rêver, mais il les voyait si nettement qu’il ne pouvait croire à une illusion. Quelques-uns s’étaient avancés jusque dans l’eau, d’autres semblaient vouloir escalader la falaise. Quelques-uns avaient de grosses têtes rondes, d’autres n’en avaient pas du tout. Quelques-uns étaient manchots, d’autres bossus devant et derrière. Jamais Nils n’avait rien vu de plus étrange. Il les regardait épouvanté, au point d’en oublier les renards. Mais tout à coup il entendit le bruit d’une griffe contre les pierres. Il vit trois renards qui s’approchaient furtivement. Dès que Nils s’aperçut qu’il avait affaire à un péril réel, il retrouva son calme, sa terreur se dissipa. Il se dit que c’était bien dommage d’éveiller les oies et de se sauver en laissant les moutons à leur sort. Ne pouvait-il faire mieux ?

Il se glissa en hâte vers le fond de la grotte, secoua le bélier par les cornes pour l’éveiller et se hissa en même temps sur son dos. « Levez-vous, père, nous allons faire un peu peur aux renards ! » lui dit-il.

Il avait essayé d’être aussi silencieux que possible, mais les renards avaient sans doute entendu du bruit. Arrivés à l’ouverture de la grotte, ils s’arrêtèrent pour tenir conseil.

— Quelqu’un a remué ici, dit l’un. Je me demande s’ils ne sont pas éveillés.

— Bah, vas-y ! dit l’autre ; quel mal veux-tu qu’ils nous fassent ?

Ils entrèrent prudemment, mais firent de nouveau halte pour flairer.

— Qui allons-nous prendre ce soir ? chuchota celui qui était en tête.

— Ce soir nous prendrons le gros bélier, dit le dernier. De cette façon nous n’aurons pas beaucoup de mal avec ceux qui resteront.

Le gamin, monté sur le dos du vieux bélier, les vit approcher.

— Donne un coup de tête droit devant toi ! lui glissa-t-il à l’oreille.

Le bélier obéit, et le premier renard fut culbuté et rejeté vers l’ouverture de la grotte.

— Maintenant un coup à gauche, dit le gamin en tournant la grosse tête du bélier dans la bonne direction.

Le bélier porta un coup terrible qui prit de flanc le second renard ; le renard fit plusieurs tours sur lui-même avant de reprendre pied et de pouvoir s’enfuir. Nils aurait bien voulu que le troisième eût son compte, mais il était déjà parti.

— Voilà ! j’espère qu’ils en ont eu assez pour cette nuit, dit Nils.

— Je pense que oui, dit le bélier. Couche-toi maintenant sur mon dos en t’enfonçant dans la laine. Tu as bien mérité d’être au chaud et à l’abri après la tempête que tu as essuyée.

Le Trou de l’Enfer

Samedi, 9 avril.

Le lendemain le bélier prit Nils sur son dos et lui fit faire le tour de l’île. Elle n’était qu’un seul et énorme rocher. On aurait dit une grande maison aux murs droits et au toit plat. Le bélier monta d’abord sur le toit pour faire voir à Nils les bons pâturages qu’on y trouvait ; Nils dut reconnaître que l’île semblait créée exprès pour les moutons. Il n’y poussait que de la coquioule et quelques-unes de ces petites plantes aromatiques que les moutons affectionnent.

Mais il y avait bien d’autres choses à regarder. D’abord on voyait toute la mer bleue et ensoleillée, qui roulait vers l’île de longues houles unies et lisses. Çà et là seulement, rencontrant un promontoire, elle se brisait et jaillissait en écume. Droit à l’est on distinguait l’île de Gottland avec une bande de côte unie et au sud-ouest la Grande île Karl construite comme la Petite île. Le bélier alla jusqu’au bord du plateau pour que Nils pût voir les parois de la montagne, couvertes de nids, et la mer, au pied de la falaise, où une foule d’oiseaux, macreuses, eiders, cormorans, guillemots, pingouins, paisiblement et en bonne entente étaient occupés à pêcher le hareng.

— C’est la terre promise, dit le gamin. Vous êtes joliment bien logés, les moutons.

— Mais oui, c’est très beau ici. Seulement, en te promenant seul, fais bien attention à ne pas tomber dans une de ces crevasses qui traversent le plateau, répondit le bélier en soupirant. Il semblait d’abord vouloir ajouter quelque chose, mais il se tut. C’était un avertissement utile, car les crevasses étaient nombreuses et profondes. La plus grande s’appelait le Trou de l’Enfer. Elle était profonde de plusieurs toises et large de près d’une toise.

— Quelqu’un qui tomberait là s’y tuerait, dit le bélier.

Il parut à Nils que le ton de ces paroles indiquait une intention particulière.

Puis le bélier conduisit Nils à la grève, où il put voir de près les géants qui l’avaient effrayé la veille. Ce n’étaient que des rocs isolés. Le bélier les appelait des « raukar ».

Nils ne se lassait pas de les regarder. Si jamais des trolls avaient été changés en pierre, ils devaient avoir cet aspect.

Bien que ce fût très beau sur le rivage, Nils préférait retourner sur la hauteur. En bas on rencontrait partout des restes de moutons tués. C’est ici que les renards avaient fait leurs repas. Il y avait des squelettes bien rongés, mais aussi des corps à moitié dévorés, et d’autres que les renards avaient à peine touchés. Le cœur se serrait devant ce carnage que les renards avaient en grande partie fait pour le plaisir de chasser et de tuer.

Le bélier remonta avec Nils sur le haut plateau de l’île. Arrivé au sommet, il s’arrêta et dit :

— Si quelqu’un de capable et d’intelligent voyait cette misère, il n’aurait de cesse qu’il n’eût puni les renards.

— Mais il faut bien que les renards vivent eux aussi, dit Nils.

— Oui, répliqua le bélier, ceux qui ne tuent que pour leur subsistance ont le droit de vivre. Mais ceux-ci sont des brigands. Ils ont mérité la mort.

— Oh ! père, vous ne pensez pourtant pas qu’un gamin comme moi pourrait en venir à bout, quand ni vous ni les paysans n’avez pu réussir ?

— Celui qui est petit et rusé peut faire bien des choses, répondit le bélier.

Ils n’en parlèrent plus ; Nils alla s’asseoir auprès des oies sauvages qui paissaient là-haut. Bien qu’il n’eût rien laissé voir au bélier, il plaignait sincèrement les moutons et aurait bien voulu leur venir en aide. « Il faut que j’en parle à Akka et à Martin, le jars, pensa-t-il. Peut-être pourront-ils me conseiller. »

Un peu plus tard le jars blanc prit Nils sur son dos et se dirigea vers le Trou de l’Enfer.

Il marchait avec insouciance sur le plateau découvert, et ne semblait point se rendre compte de sa blancheur ni de sa haute taille qui le rendaient visible de très loin. C’était d’autant plus étrange que la tempête de la veille l’avait évidemment fort endommagé. Il boitait de la patte droite, et son aile gauche traînait par terre. Il ne s’en conduisait pas moins comme s’il n’y avait pas eu le moindre danger, happant çà et là un brin d’herbe sans regarder autour de lui. Le petit Poucet s’était étendu sur le dos du jars, les yeux fixés sur le ciel bleu. Il était si habitué à monter sur l’oie qu’il pouvait s’y tenir couché, debout ou assis, comme il voulait.

Étant si insoucieux, comment le gamin et le jars auraient-ils vu que les trois renards s’étaient glissés sur le plateau ? Les renards savaient qu’il est presque impossible de s’approcher d’une oie dans un champ découvert : ils ne songeaient d’abord pas à donner la chasse au jars. Mais n’ayant rien à faire, ils se blottirent dans une crevasse et rampèrent prudemment vers lui. Ils n’étaient pas loin, lorsque tout à coup le jars tenta de s’enlever dans l’air. Il battit des ailes, mais ne réussit pas à s’envoler. À cette vue les renards redoublèrent de zèle. Ils montèrent dans la plaine et coururent vers lui, s’abritant derrière des pierres et des tertres. Finalement ils se trouvèrent si près du jars qu’ils n’avaient plus à prendre qu’un dernier élan pour sauter sur lui.

À la dernière minute toutefois le jars les aperçut ; il fit un bond de côté ; les renards le manquèrent. Cet échec importait peu d’ailleurs, car il n’avait que deux toises d’avance et en outre il boitait.

Le gamin, monté à reculons sur le jars, bafouait les renards en criant : « Vous vous êtes trop gavés de viande de mouton, renards. Vous ne pouvez même pas attraper une oie à la course. » Il les raillait tant que les renards devinrent comme fous de rage et se jetèrent éperdument à la poursuite du jars.

Le jars courut droit vers la grande crevasse. Arrivé au bord, il donna un coup d’ailes et la franchit.

À ce moment, les renards le touchaient presque.

Une fois sur l’autre bord, il continua de courir quelques mètres, mais Nils lui caressa le cou en disant :

— Tu peux t’arrêter, jars.

En même temps ils entendirent derrière eux des cris féroces, un crissement de griffes et un bruit de chutes lourdes. Les renards avaient disparu.

Le lendemain, le gardien du phare de la Grande île Karl trouva, sous sa porte, un morceau d’écorce où était écrit en lettres gauches et anguleuses :

« Les renards de la Petite île sont tombés dans le Trou de l’Enfer. Vous pouvez aller les ramasser. »