Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XI

XI

LE GRAND PAPILLON

Mercredi, 6 avril.

Les oies longèrent l’île étroite que de là-haut elles voyaient en entier. Le gamin se sentait le cœur léger. Il était aussi heureux que la veille il avait été découragé et triste lorsqu’il avait erré dans l’île à la recherche du jars. Il semblait que l’intérieur de l’île fût un haut plateau dénudé, entouré d’une large bande de terre riche et fertile le long des côtes. Nils commença à comprendre le sens de quelque chose qu’il avait entendu raconter la veille au soir.

Il se reposait au pied d’un des nombreux moulins à vent qui se dressent sur le plateau, lorsque deux bergers s’étaient approchés, escortés de leurs chiens, et précédés d’un grand troupeau de moutons. Le gamin ne s’était pas dérangé, car il était bien caché sous les marches du moulin, mais le hasard avait voulu que les deux bergers vinssent s’installer sur le même escalier, et Nils avait dû rester à sa place jusqu’à leur départ.

L’un des bergers était un jeune homme dont l’aspect n’offrait rien de particulier ; l’autre était un vieillard étrange. Son corps était grand et décharné, sa tête petite ; son visage avait des traits doux et tendres. On eût dit que le corps et la tête n’allaient pas ensemble.

Un instant, il resta silencieux, fixant le brouillard d’un regard infiniment las. Puis il se mit à causer avec son camarade. Celui-ci avait tiré de son sac du pain et du fromage pour souper. Il ne répondait rien aux paroles de l’autre, mais semblait l’écouter patiemment.

— Je vais te dire quelque chose, Erik, dit le vieillard. J’ai réfléchi, et je crois que jadis, dans le temps où hommes et bêtes étaient beaucoup plus grands que maintenant, les papillons ont dû être immensément grands. Il y avait une fois un papillon long de plusieurs milles ; ses ailes étaient larges comme des lacs, bleues, avec des reflets d’argent, et si belles que tous les autres animaux s’arrêtaient pour contempler le papillon lorsqu’il volait.

Malheureusement il était trop grand. Ses ailes le portaient difficilement. Tout se serait encore bien passé si seulement il avait eu la prudence de ne voler qu’au-dessus de la terre. Mais il se risqua sur la Baltique. Il n’était pas allé loin que déjà la tempête secouait ses ailes. Tu comprends, Erik, ce qui devait arriver lorsque de fragiles ailes de papillon étaient exposées à la tempête de la Baltique. Elles furent vite arrachées et emportées par les rafales, et le pauvre papillon tomba dans la mer. Il y fut ballotté par les vagues, jusqu’à ce qu’il échouât sur quelques écueils devant la côte du Smâland. Et là il resta, étendu tout de son long.

Je suppose, Erik, que si le corps du papillon avait reposé sur la terre, il aurait vite pourri, et serait tombé en poussière. Mais comme il était tombé dans la mer, il s’y imprégna de chaux et devint dur comme de la pierre. Tu te rappelles, nous avons trouvé sur la rive des pierres qui sont des vers pétrifiés. Je crois que c’est ce qui est arrivé au corps du grand papillon. Je crois qu’il est devenu un long et étroit rocher au milieu de la Baltique. Qu’en penses-tu ?

Il s’arrêta pour attendre une réponse ; le camarade hocha la tête.

— Continue, et dis-moi où tu veux en venir ?

— Remarque bien, Erik, que cet Œland où nous vivons, toi et moi, n’est autre chose que ce corps de papillon. Il n’y a qu’à réfléchir pour voir que l’île est bien un papillon. Au nord, on aperçoit le corselet étroit et la tête ronde ; au sud, c’est l’abdomen, qui d’abord s’élargit, puis s’amincit et finit en pointe.

Il s’arrêta un moment et jeta un regard inquiet sur son camarade pour voir comment il prendrait cette assertion, mais le jeune homme continuait à manger tranquillement son pain et lui fit seulement signe de poursuivre son récit.

— Dès que le papillon fut devenu un rocher de calcaire, une foule de graines d’herbes et d’arbres apportées par le vent essayèrent de s’y enraciner. Elles ne trouvèrent que difficilement à s’accrocher sur le rocher nu et glissant. Longtemps il n’y eut que la laîche qui put y pousser. Puis vinrent la fétuque et l’hélianthème. Mais encore aujourd’hui il n’y a pas assez de plantes ici sur le plateau pour cacher tout à fait le roc, car il apparaît partout. Et nul ne pourrait songer à labourer ni à semer ici, tant la couche de terre est mince.

— Mais si tu admets que le plateau et les hauteurs sont formés par le corps du papillon, tu as le droit de demander d’où est venue la terre qui s’étend en bas tout autour.

— J’allais te le demander.

— Eh bien ! rappelle-toi que l’île a séjourné dans la mer pendant un grand nombre d’années, et pendant ce temps toutes ces choses que la mer roule, le varech, et le sable, et les coquilles, se sont amassées là. Et puis, des deux côtés du plateau, il y a eu des éboulements de pierres et de terre. C’est ainsi que l’île a eu des côtes larges où le blé et les fleurs et les arbres peuvent pousser.

Ici, en haut, sur le dos du papillon, on ne trouve que des brebis et des vaches et de tout petits chevaux, ici ne demeurent que des vanneaux et des pluviers ; et il n’y a pas d’autres constructions que les moulins à vent et les pauvres cabanes de pierre où nous autres, bergers, nous abritons. Mais sur les rives, il y a de gros villages de paysans et des églises et des presbytères, des hameaux de pêcheurs et toute une ville.

Il s’arrêta et regarda l’autre. Celui-ci avait fini son repas et était occupé à resserrer son sac à provisions. « Je voudrais savoir, commença-t-il enfin, à quoi tu veux en venir ? »

— Ah, voici, dit le berger en baissant la voix ; il chuchotait presque, et ses petits yeux, fatigués à force d’épier tout ce qui n’existe pas, plongeaient dans le brouillard ; voici ce que je voudrais savoir : les paysans qui habitent les cours fermées là-bas sous le plateau, et les pêcheurs qui prennent le hareng dans la mer, et les marchands de Borgholm, les baigneurs qui viennent tous les étés, et les voyageurs qui se promènent dans les ruines du château de Borgholm, les chasseurs qui en automne viennent tirer la perdrix, et les peintres qui s’installent sur ce sommet, et peignent les moutons et les moulins à vent — je voudrais savoir si jamais quelqu’un d’entre eux a compris que cette île était un papillon qui a volé dans l’air avec de grandes ailes brillantes ?

— Oh si, dit le jeune pâtre, quelqu’un d’entre eux qui se sera assis un soir au bord de la falaise, qui aura entendu les rossignols chanter dans les bocages au-dessous de lui, et aura contemplé le détroit de Kalmar, a dû comprendre que cette île n’a pas pu être créée comme toutes les autres.

— Je voudrais savoir, continua le vieillard, si aucun d’eux n’a eu le désir de donner aux moulins des ailes si grandes qu’elles pussent monter dans le ciel, si grandes qu’elles auraient la force de soulever toute l’île hors de la mer et de la faire voler comme un papillon parmi les papillons ?

— Il y a du vrai dans ce que tu dis, répliqua le jeune homme, car les nuits d’été, lorsque le ciel forme une immense voûte bleue au-dessus de l’île, il m’a bien semblé parfois qu’elle voulait s’élever de la mer et s’envoler.

Mais le vieillard qui avait enfin amené le jeune homme à parler, ne l’écoutait pas : « Je voudrais savoir, continua-t-il encore plus bas, si quelqu’un pourrait m’expliquer pourquoi ici, sur le plateau, on éprouve cette nostalgie ; je l’ai sentie tous les jours de ma vie, et je crois qu’elle s’insinue dans la poitrine de tous ceux qui vivent ici. Je voudrais savoir si personne n’a compris que cette langueur vient simplement de ce que l’île entière est un papillon qui aspire après ses ailes. »