Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XIII

XIII

DEUX VILLES

La ville du fond de la mer

Samedi, 9 avril.

La nuit suivante fut calme et sereine. Les oies sauvages ne prirent même pas la peine de chercher un abri dans les grottes, mais dormirent sur le haut plateau. Nils s’était couché dans l’herbe à côté d’elles.

Il faisait un beau clair de lune, si beau que Nils avait du mal à s’endormir. Il se demandait combien de temps il avait passé avec les oies, et calculait qu’il avait quitté sa maison depuis trois semaines. Il se rappela tout à coup que ce soir-là était la veille de Pâques.

« C’est cette nuit que les sorcières reviennent de Blâkulla », se dit-il en riant ; car il avait bien un peu peur du neck et des tomtes, mais il ne croyait pas du tout aux sorcières.

S’il y en avait eu dehors ce soir, on les aurait vues. Tout l’espace était si éclairé qu’on aurait aperçu le moindre point noir dans le ciel.

Pendant qu’il songeait ainsi, le nez en l’air, il aperçut tout à coup quelque chose de très joli. Le disque de la lune, rond et plein, était très haut dans le ciel, et devant ce disque volait un grand oiseau. Il ne dépassa point la lune ; on eût dit qu’il en sortait. L’oiseau paraissait tout noir contre le fond clair, ses ailes s’étendaient d’un bord à l’autre du disque. Il volait si droit qu’il semblait dessiné sur le rond lumineux. Le corps était petit, le cou long et fin ; les pattes, qui pendaient, étaient également très longues et très minces. Ce ne pouvait être qu’une cigogne.

C’était M. Ermenrich. Il descendit à côté de Nils et le poussa du bec pour l’éveiller. Nils se redressa vite.

— Je ne dors pas, monsieur Ermenrich. Comment se fait-il que vous soyez dehors au milieu de la nuit ? Comment cela va-t-il à Glimmingehus ? Voulez-vous parler à mère Akka ?

— Il fait trop clair pour dormir cette nuit, répondit la cigogne. Aussi ai-je entrepris ce voyage pour te voir, ami Poucet. Une mouette m’a appris où tu étais. Je ne me suis pas encore installé à Glimmingehus, nous sommes encore en Poméranie.

Nils fut très heureux de revoir M. Ermenrich. Ils causaient comme de vieux amis. Enfin M. Ermenrich proposa à Nils de faire un vol dans cette belle nuit.

Nils ne demandait pas mieux, pourvu qu’il fût de retour auprès des oies au lever du soleil. La cigogne lui promit de le ramener à temps ; ils se mirent en route. M. Ermenrich vola droit sur la lune. Ils montaient, montaient, la mer semblait s’abaisser, mais le vol était si étrangement léger qu’on avait l’impression de flotter immobile dans l’air.

Ils n’avaient volé qu’un petit moment, sembla-t-il à Nils, quand la cigogne descendit à terre. Ils abordèrent sur une grève déserte, couverte de sable fin et uni. Le long de la côte s’étendait une longue rangée de collines de sable mouvant couronnées de touffes d’élymes. Elles n’étaient pas très hautes, mais elles empêchaient Nils de rien voir de l’intérieur des terres.

M. Ermenrich se posa sur une des dunes, plia sous lui une de ses pattes, inclina le cou en arrière pour fourrer son bec sous son aile et dit à Poucet :

— Tu peux te promener un peu ici pendant que je me repose. Mais ne va pas trop loin, pour pouvoir me retrouver.

Nils résolut aussitôt de grimper sur une colline pour voir le pays. Au premier pas qu’il fit, son sabot heurta un objet dur. Il se pencha et vit dans le sable une petite monnaie de cuivre, si rongée par le vert-de-gris qu’elle était presque transparente. Elle était en si mauvais état qu’il ne se soucia même pas de la ramasser, mais la rejeta du bout du pied.

Lorsqu’il se redressa, il fut stupéfait : à deux pas de lui s’élevait un mur sombre avec une grande porte flanquée de deux tours.

Là où, l’instant d’avant, s’étendait la mer vaste et miroitante, courait maintenant un mur crénelé, orné de tours et de tourelles. Et devant lui, où tout à l’heure il n’y avait qu’une mince bande de varech, s’ouvrait la grande porte.

Nils comprit qu’il y avait de la sorcellerie dans cette transformation, mais il n’eut aucunement peur. La porte et le mur étaient tous les deux si superbes qu’il eut seulement envie de voir ce qu’il y avait de l’autre côté.

Sous la profonde voûte, des gardes, vêtus de costumes bariolés et bouffants, jouaient aux dés, leurs longues haches posées à côté d’eux. Ils ne songeaient qu’au jeu et ne firent pas attention au gamin qui passa rapidement.

De l’autre côté de la porte il trouva une vaste place, pavée de grandes dalles. Tout autour s’élevaient de hautes maisons entre lesquelles s’ouvraient de longues rues étroites.

La place fourmillait de gens. Les hommes portaient de longs manteaux bordés de fourrure sur des vêtements de soie ; des barrettes ornées de plumes, et posées de côté, coiffaient leurs têtes ; sur leurs poitrines pendaient de lourdes chaînes d’or. Ils étaient tous beaux comme des rois. Les femmes avaient des coiffes très hautes et pointues, de longues robes et des manches étroites. Elles étaient superbement vêtues, mais moins brillamment toutefois que les hommes. Tout cela semblait surgir du vieux livre de contes que la mère de Nils en de rares occasions sortait de son coffre pour lui montrer. Il ne pouvait en croire ses yeux.

La ville elle-même était cependant plus merveilleuse que les habitants. Chaque maison était bâtie de façon à avoir pignon sur rue. Les pignons étaient si ornés qu’ils semblaient rivaliser de splendeur. Quand on découvre tout à coup tant de choses étonnantes, on ne saurait se souvenir de tout, mais Nils se rappela plus tard avoir vu des pignons à redents avec, sur les degrés, des images du Christ et des Apôtres, et d’autres couverts de statues placées dans des niches, d’autres encore ornés de morceaux de verres multicolores ou de raies et de quadrillés formés de marbres blancs et noirs.

Tout en admirant ces belles choses, Nils fut saisi d’une espèce d’inquiétude. « Jamais mes yeux n’ont rien vu, pensait-il, jamais plus ils ne verront rien de pareil. » Et il se mit à courir vers l’intérieur de la ville, montant et descendant des rues et des rues.

Ces rues étaient étroites et resserrées, mais elles n’étaient pas vides et tristes comme celles des villes qu’il connaissait. Il y avait du monde partout. Des vieilles femmes filaient sur le pas des portes. Elles travaillaient sans l’aide d’un rouet, en se servant simplement d’une quenouille. Les échoppes et les boutiques des marchands étaient ouvertes sur la rue comme les baraques des foires. Tous les artisans travaillaient dehors. Ici on préparait de l’huile, là on corroyait des peaux, plus loin on voyait une corderie. Si Nils en avait eu le loisir, il aurait pu apprendre tous les métiers. Les armuriers martelaient le métal pour faire de minces plastrons de cuirasse, les orfèvres sertissaient des pierres précieuses dans des bagues et des bracelets, les cordonniers mettaient des semelles à de souples souliers rouges, les tireurs d’or tordaient du fil d’or, les tisserands brochaient des étoffes d’or et de soie. Mais Nils n’avait pas le temps de s’arrêter. Il courait vite par les rues pour voir le plus de choses possible avant que tout disparût.

Le haut rempart entourait partout la ville, l’enfermant comme une clôture enferme un champ ; à chaque bout de rue on le revoyait, couronné de tours et crénelé. Au sommet du mur, des soldats en harnais, brillants et casqués, montaient la garde. Après avoir traversé toute la ville, Nils arriva à une seconde porte. De l’autre côté s’étendait la mer avec le port. Des navires d’un modèle ancien avec des bancs de rameurs et de hautes constructions à l’avant et à l’arrière y chargeaient ou déchargeaient leurs cargaisons. Portefaix et marchands couraient en tous sens. Partout régnaient une activité et une animation extraordinaires.

Mais Nils ne se donnait toujours pas le temps de s’arrêter. Il rebroussa chemin et arriva bientôt sur la grande place. Là, s’élevait la cathédrale avec trois tours très hautes, et des portails profonds, ornés de statues. Les tailleurs de pierre avaient si bien sculpté les murs qu’à peine y voyait-on une pierre qui ne fût pas travaillée. En face, une maison était surmontée d’une tour mince qui s’élançait vers le ciel. Ce devait être l’hôtel de ville. Entre l’hôtel de ville et l’église, tout autour de la place, les maisons à pignons étaient merveilleusement ornées.

Nils commençait à se fatiguer et à avoir chaud à force de courir. Il pensait avoir vu les plus belles choses. Aussi s’engagea-t-il plus lentement dans une rue où les citadins achetaient sans doute leurs beaux vêtements, car il voyait beaucoup de monde devant les étalages ; les marchands déployaient devant leurs clients des soies à ramages épaisses et raides, de lourds tissus d’or, des velours changeants, des gazes légères et des dentelles fines comme des toiles d’araignée.

Tant que le gamin avait couru très vite à travers les rues, personne ne l’avait remarqué. On avait pu le prendre pour une petite souris grise. Mais maintenant qu’il marchait lentement, l’un des marchands l’aperçut et se mit à lui faire des signes.

D’abord, le gamin eut peur et voulut se sauver, mais le marchand ne cessait pas de l’appeler et de sourire, en étalant une pièce de damas magnifique comme pour l’attirer.

Nils secoua la tête. « Jamais je ne serai assez riche pour acheter un seul mètre de cette étoffe », pensa-t-il.

On l’avait maintenant aperçu dans toutes les boutiques de la rue. Partout où il portait ses regards, un marchand lui faisait des signes. Ils quittaient leurs riches clients et ne s’occupaient que de lui. Il les vit se précipiter vers les coins les plus reculés de leurs boutiques et en retirer leurs plus précieuses marchandises ; leurs mains tremblaient d’empressement et de hâte, lorsqu’ils les étalaient sur le comptoir.

Comme Nils faisait mine de continuer son chemin, l’un d’eux s’élança dehors, courut à lui et déposa à ses pieds une pièce de tissu d’argent et des tapisseries où scintillaient des couleurs ardentes. Nils ne put s’empêcher de rire. Le marchand croyait-il donc qu’un pauvre diable comme lui pouvait acheter de pareilles choses ? Il s’arrêta et tendit ses deux mains vides pour faire comprendre qu’il ne possédait rien et qu’on devait le laisser tranquille.

Le marchand ne voulut rien savoir : il leva un doigt, agita la tête et poussa vers Nils tout ce tas de richesses.

« Est-ce possible qu’il vende tout cela pour une seule pièce d’or ? » se demandait Nils.

Le marchand tira de sa bourse une méchante petite monnaie usée, la plus petite possible, et la montra à Nils. Et dans son désir de vendre, il ajouta encore au tas de marchandises deux grands et lourds gobelets d’argent.

Interdit, Nils commença à fouiller ses poches. Il savait bien qu’il n’avait pas un liard, mais il ne put s’empêcher de s’en assurer.

Tous les autres marchands tendaient le cou pour voir le résultat de cette démarche ; dès qu’ils virent le gamin chercher dans ses poches, ils s’élancèrent eux aussi par-dessus leurs comptoirs, les mains chargées de bijoux d’or et d’argent qu’ils lui offraient. Et tous ils lui faisaient comprendre qu’ils ne demandaient en échange qu’un seul petit sou.

Mais le gamin dut retourner les poches de sa veste et de son pantalon pour leur montrer qu’il n’avait rien. Alors ils eurent les larmes aux yeux de déception, tous ces riches marchands ! Nils fut si touché de leur désolation et de leur mine angoissée qu’il se creusa la tête pour savoir comment les aider. Tout à coup il se rappela la petite monnaie rongée de vert-de-gris qu’il avait vue sur la grève.

Il se mit à courir, et la chance le guida : il retrouva la porte par où il était entré. Il sortit de la ville, se retrouva sur la grève et commença à chercher le petit sou de cuivre.

Il le trouva en effet, mais lorsqu’il l’eut ramassé et voulut retourner dans la ville, il ne vit que la mer devant lui. Point de rempart, point de porte, pas de gardiens, pas de rues, pas de maisons, rien que la mer.

Le gamin ne put retenir ses larmes.

À ce moment M. Ermenrich se réveilla et s’approcha de lui. Nils ne l’entendit pas, et la cigogne dut le pousser du bec pour attirer son attention.

— Je crois que tu dors, comme moi, dit-elle.

— Ah ! monsieur Ermenrich ! s’écria Nils. Quelle est cette ville qui était ici tout à l’heure ?

— Tu as vu une ville ? dit la cigogne. Tu as dormi et rêvé, c’est bien ce que j’ai dit.

— Non, je n’ai pas rêvé, affirma Nils, et il raconta ce qu’il avait vu.

M. Ermenrich l’écouta, puis il dit :

— Pour ma part, Poucet, je crois que tu t’es endormi ici sur la grève et que tu as rêvé. Mais je ne te dissimulerai pas que Bataki, le corbeau, qui est le plus savant des oiseaux, m’a une fois raconté qu’il y aurait eu jadis ici au bord de l’eau une ville appelée Vineta. Elle était si opulente et si heureuse que jamais cité ne fut plus magnifique ; malheureusement ses habitants s’adonnèrent au luxe et à l’arrogance. En punition la ville de Vineta aurait été submergée par une violente marée et engloutie par la mer, à ce que Bataki prétend. Mais ses habitants ne peuvent pas mourir, et leur ville ne disparaît pas non plus. Une nuit tous les cent ans elle surgit des flots dans toute sa splendeur, et reste à la surface de la terre pendant une heure.

— Oui, il faut que ce soit vrai, dit Nils, car je l’ai vue.

— Mais l’heure écoulée, la ville s’enfonce de nouveau dans la mer, à moins toutefois qu’un des marchands de Vineta ait pu vendre quelque chose à un être vivant. Si tu avais eu la moindre petite monnaie, Poucet, pour payer les marchands, Vineta serait restée ici sur la terre, et ses habitants auraient pu vivre et mourir comme les autres mortels.

— Monsieur Ermenrich, dit Nils, je comprends maintenant pourquoi vous êtes venu me chercher au milieu de la nuit. C’est parce que vous avez pensé que je pourrais sauver la vieille ville. Je suis très triste que votre plan ait échoué, monsieur Ermenrich.

Il mit ses mains sur ses yeux et éclata en sanglots. On n’aurait pu dire qui avait l’air le plus désolé, du gamin ou de M. Ermenrich.

La ville vivante

Lundi, 11 avril.

Le lundi de Pâques, les oies sauvages et Poucet volaient dans la soirée au-dessus de Gottland.

La grande île s’étendait sous eux, unie et plate. La terre était divisée en carreaux comme en Scanie, et il y avait beaucoup d’églises et de fermes. Mais ici les petits bois entre les champs étaient plus nombreux ; il n’y avait nulle part de châteaux avec des tours et de vastes parcs comme en Scanie.

Les oies sauvages avaient choisi la route de Gottland à cause de Poucet. Depuis deux jours il n’était plus le même et n’avait pas dit un seul mot gai ; il songeait toujours à la ville qui lui était apparue si mystérieusement. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau et il se désolait de n’avoir pu la sauver.

Akka et le grand jars essayaient en vain de persuader à Nils qu’il avait été victime d’un rêve ou d’un mirage, mais il ne voulait rien entendre. Il était si sûr d’avoir bien réellement vu ce qu’il avait vu ! Personne ne put le convaincre. Il persistait dans sa tristesse au point que ses camarades de voyage commencèrent à s’inquiéter.

Au moment où Nils était le plus désolé, la vieille Kaksi rejoignit enfin la bande. Elle avait été jetée par la tempête sur Gottland et avait traversé l’île dans toute son étendue ; quelques corneilles lui avaient enfin appris que ses camarades se trouvaient à la Petite île Karl. En apprenant le sujet de la tristesse de Nils, elle s’écria :

— Si Poucet regrette une vieille ville, nous saurons le consoler. Venez seulement et je vous conduirai à un endroit que j’ai vu hier. Il n’aura plus à s’attrister longtemps.

Là-dessus, les oies avaient pris congé des moutons et s’étaient mises en route.

C’était une belle soirée paisible. Le temps était tiède et printanier, les arbres avaient de gros bourgeons, des fleurs couvraient le sol dans les bois et les prés ; les longs chatons des peupliers flottaient au vent, et dans les petits jardins devant toutes les maisonnettes les groseilliers étaient déjà verts.

Le printemps et l’éclosion des bourgeons avaient fait sortir les hommes sur les routes et dans les cours, et partout on jouait. Non seulement les enfants, mais aussi les grandes personnes s’occupaient de jeux d’adresse. On s’exerçait à jeter des pierres, on lançait des balles avec une telle force qu’elles atteignaient presque les oies. Cela faisait plaisir de voir jouer les grandes personnes, et Nils se serait réjoui s’il avait pu oublier sa peine de n’avoir pu sauver la ville de Vineta.

Il dut cependant reconnaître que c’était un beau voyage. L’air était rempli de chants et de sonorités. Les petits enfants dansaient des rondes en chantant. L’Armée du Salut était sortie. Nils vit une foule de gens, vêtus de rouge et de noir, assis dans un bois et jouant de la guitare et des instruments de cuivre. Sur une route s’avançaient des groupes nombreux. C’étaient des Bons Templiers[1] qui revenaient d’une excursion. Il les reconnut à leurs bannières aux inscriptions d’or. Ils chantaient chanson sur chanson, et ne s’arrêtèrent point de chanter aussi longtemps qu’il put les entendre.

Nils ne put jamais depuis ce jour se souvenir de Gottland sans songer en même temps à des jeux et à des chants.

Un bon moment Nils avait regardé en bas ; tout à coup il leva les yeux. Qui pourrait décrire son étonnement ! Sans qu’il l’eût remarqué, les oies avaient quitté l’intérieur de l’île et volaient le long de la côte occidentale. La mer bleue et vaste s’étendait devant lui. Toutefois, ce n’était point la mer qui causait sa stupéfaction, mais une ville qui se dressait au bord de l’eau.

Nils venait de l’est, et le soleil avait commencé à descendre vers l’ouest. Comme on approchait de la ville, les remparts, les tours, les hauts pignons et les églises se dessinaient tout noirs sur le ciel illuminé. On ne pouvait en distinguer les détails, et au premier abord il sembla à Nils que c’était une ville toute pareille en splendeur à celle qu’il avait vue dans la nuit de Pâques.

Lorsqu’il fut tout proche, il remarqua que cette ville était à la fois semblable à la ville surgie de la mer et fort différente. Il y avait la même différence qu’entre un homme que l’on a vu un jour couvert de pourpre et de bijoux et que l’on rencontrerait le lendemain dans le dénûment et en haillons.

Certainement cette ville avait dû ressembler à celle qu’il évoquait. Comme l’autre elle était ceinte de murailles avec des tours et des portes. Mais les tours de la ville restée sur la terre étaient sans toits, vides et abandonnées. Les portes n’avaient plus de battants, les gardiens et les soldats avaient disparu. Toute l’ancienne splendeur s’était évanouie. Il ne restait que le squelette de pierre nu et gris.

Lorsque Nils fut arrivé au-dessus de la ville, il vit qu’elle était en grande partie composée de petites maisons basses, entre lesquelles subsistaient encore çà et là quelques pignons élevés et de vieilles églises. Les murs des pignons étaient blanchis à la chaux et sans ornements, mais Nils qui venait de voir la ville engloutie croyait comprendre comment ils avaient été ornés. De même pour les églises. La plupart d’entre elles étaient sans toit et vides. Les fenêtres béaient sans vitraux, l’herbe poussait entre les dalles, et le lierre grimpait le long des murs. Mais Nils savait comment elles avaient été : couvertes d’images et de peintures, le chœur orné d’autels et de croix dorées devant lesquels s’agitaient des prêtres en robes brodées d’or.

Le gamin vit aussi les rues étroites qui étaient presque vides ce soir de fête. Il savait, lui, quel flot de gens forts et superbes y avait circulé jadis. Il savait qu’elles avaient été comme de vastes ateliers pleins d’ouvriers de toutes sortes.

Mais ce que Nils ne voyait pas, c’est que la ville est belle et merveilleuse encore aujourd’hui. Il ne voyait ni le charme des maisonnettes confortables dans les rues retirées, avec leurs géraniums rouges derrière les carreaux brillants des fenêtres, ni les nombreux jardins aux allées bien soignées, ni la beauté des ruines enguirlandées de plantes grimpantes. Ses yeux, éblouis par la splendeur du passé, ne pouvaient rien découvrir de bon dans le présent.

Les oies passèrent deux ou trois fois sur la ville afin que Poucet pût tout voir à son aise, puis elles finirent par descendre et s’installèrent pour la nuit sur les dalles couvertes d’herbe d’une église en ruine.

Elles dormaient déjà que Poucet regardait encore, à travers les voûtes effondrées, le ciel rose pâle du soir. Il finit par se persuader qu’il ne devait plus se désoler de n’avoir pu sauver la ville submergée.

Non, il ne se désolerait pas puisqu’il avait vu cette ville-ci. Si l’autre n’avait pas été engloutie de nouveau par la mer, elle aurait peut-être fini par déchoir comme celle-ci. Elle n’aurait probablement pas pu résister au temps et à la destruction ; bientôt elle aurait, elle aussi, présenté des églises sans toit et des maisons sans ornements et des rues vides et inanimées. Il valait mieux qu’elle restât, toute sa splendeur intacte, dans le gouffre mystérieux.

Beaucoup d’entre les jeunes pensent comme Nils. Mais lorsqu’on vieillit et qu’on s’est habitué à se contenter de peu, on préfère le Visby qui existe à une belle Vineta au fond de la mer.

  1. Membres d’une société de tempérance.