Mercvre de France (p. 258-281).
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XI

Pendant que ces choses se passaient, Gundégisil de Bordeaux s’étant adjoint les évêques Nicasius d’Angoulême, Saffarius de Périgueux et aussi Marovée de Poitiers, car Bordeaux était métropole de cette cité, vint à la basilique de Poitiers (St Hilarius) pour admonester ces filles et tâcher de les ramener à leur monastère.
grégoire de tours

Gros comme une pomme rouge, le soleil se levait à peine dans les brouillards de l’aube qu’Harog secouait déjà le givre de son manteau. Toute la troupe dormait encore, hommes et femmes, protégée par l’ombre du dolmen. La guetteuse fidèle, Méréra elle-même, bâillait de paresse, sa gueule rose tirant sa langue en flamme de four.

Harog, pensif, contempla cette aurore de bataille. Qui donc voulait se battre ? Ce n’était point Ragna cuvant son vin n’importe où, probablement sous la tente d’une femme. Ce n’étaient point ces tristes nonnes suivant les princesses avec moins de bonne volonté que les sept chiens suivaient leur maître. Ce n’était ni l’Aveugle-né, ni Brodulphe-l’Adultère, ni Boson-le-Boucher… et tous ces mendiants, tous ces pauvres criminels, à l’honneur de férir pour une cause obscure, auraient bien préféré dépouiller un marchand. Cependant, on se battrait … Harog sentait un trouble inconnu s’emparer de lui, la fièvre lui monter au cerveau rien qu’à l’idée de chevaucher la lance en main.

Il y avait, dormant aussi d’un sommeil profond, une petite fille, un ange de cire qui voulait voir couler le sang… Pour elle il le ferait couler n’espérant même plus de récompense, mais il devinait, à présent, que les créatures chastes doivent tuer plus facilement que les autres. On n’est pas bon quand on n’aime rien… ou qu’on souffre du dédain de celle qu’on aime !

Harog descendit du dolmen afin d’aller tremper son front dans la source parce qu’il craignait le retour de cette rage fébrile qui lui chauffait le cœur et lui glaçait les jambes. Comme il buvait éperdument cette eau vivifiante, une voix railleuse l’appela.

Il se retourna, le visage ruisselant.

— C’est toi, Basine, fit-il, tout ému de la voir debout, la première éveillée après lui.

— Je suis venue comme toi pour boire et me baigner le visage. Nous, les nonnes, nous avons la coutume de nous lever matin. Je voulais te demander une chose ? Peux-tu me prêter une tunique d’agneau pareille à la tienne ?

Elle se tenait pieds nus dans la mousse, vêtue seulement d’une mante de laine blanche, ses cheveux fauves serrés sur les tempes d’un brin de lierre. Elle était pâle, irréelle comme le fantôme d’une druidesse auréolée de la faucille d’or, et semblait plus triste que la veille, malgré la raillerie de sa lèvre. Harog la contemplait, nouvelle aurore, avec la ferveur ardente qui communique le goût du sang.

— Tu parais fatiguée, Basine. Est-ce que tu veux que nous retardions l’assaut ? Les soldats de Maccon ne nous inquiètent point et nous aurions meilleure chance…

Elle l’interrompit, d’un ton rageur :

— C’est tout de suite qu’il faut tenter la chance. Un bon guerrier doit profiter de l’ignorance de ses ennemis. Je venais te demander une tunique d’agneau parce que je n’ai pas de robe écarlate, moi. Ma cousine Chrodielde ne voudrait pas me donner la sienne et nos coffres sont vides. Vais-je forcer une ville en habit de serve ?…

Harog ne put s’empêcher de lui sourire.

— Que feras-tu de ma tunique d’agneau ? Iras-tu les genoux au vent ? Tu aurais l’air d’un garçon.

Les yeux verts de Basine eurent un éclair.

— Je veux ce qui me plaît ! Il me faut aussi un cheval, car je ne monterai pas en croupe derrière l’un de tes pillards et n’ai pas besoin d’autre harnais que mes deux genoux pour me conduire.

Harog stupéfait lissait les oreilles de sa chienne d’un geste gauche.

— Tu es la maîtresse, Basine ! Ordonne et j’obéirai ; seulement nous allons galoper à toutes brides, recevoir des coups… ne crains-tu pas…

— Je ne crains rien… sinon que ton ami Ragnacaire ne se réveille trop tard pour l’honneur de Chrodielde, fit-elle à voix plus basse en se rapprochant de lui.

Cette fois le berger chaste eut un tressaillement :

— Que signifie tes paroles, Basine ? Ragna était ivre… hier soir, c’est vrai, mais il n’a pas manqué de respect à ta cousine… ce n’est pas possible !

— Tueur de loups, tu es un sot, ricana Basine. Et, lui saisissant le poignet, elle le mena sous un grand chêne où se trouvait la tente de Chrodielde.

Ragna dormait vautré en travers d’un vêtement écarlate, ses armes éparses autour de lui. Ses longues mèches rousses s’entortillaient à la chevelure brune d’une femme qu’on ne voyait pas, son bras blanc cachant sa face.

Effrayé du spectacle pour celle qui le lui montrait, Harog balbutia, tout frémissant d’indignation :

— Si Ragnacaire a violenté ta cousine, je le jugerai et le ferai pendre aux branches du chêne qui leur sert d’abri.

Basine l’entraîna silencieusement plus loin, elle haussait les épaules.

— Garde ta colère pour la bataille, Harog. On n’a pas violenté ma cousine et ce n’est pas le premier homme qui partage son sommeil… Où sont tes chevaux ?

Elle parlait d’un ton de cruelle insouciance, oubliant déjà cette honte. Passivement, Harog alla dénouer la longe d’un cheval de poils clairs, un alezan doré à crinière de feu, dont les moirures avaient les rutilants reflets des boucles de Basine.

— C’est l’un des meilleurs coursiers de ton père. Le plus docile. Je te le ferai harnacher dans son ancien harnais de guerre où tintaient des boules de métal.

Basine examinait la bête, la flattant, heureuse et impatiente de l’essayer.

— Écoute, dit-elle, subitement très douce, va me chercher une tunique, des lanières de cuir pour attacher mes sandales, puis tu sonneras de la trompe… Dans le tumulte du réveil, Ragna pourra se sauver sans être aperçu…

— Est-ce possible ? Est-ce possible ? soupirait Harog, accablé de confusion.

— C’est possible ! répliqua froidement Basine, et on aurait tort de la nommer abbesse à ma place. Tu es témoin que ce n’est pas son métier.

Lorsque le camp s’éveilla au bruit terrible de la trompe d’Harog, il y eut un tel fracas d’armes et de cris qu’on n’entendit pas crouler un bouclier sous la tente de Chrodielde. Ragna, se dépêtrant du manteau écarlate, complètement dégrisé, fit un bond énorme, abandonnant toutes ses richesses à sa princière amante. Il était venu la trouver, sur un signe d’elle, en attirail de héros et s’enfuyait comme un voleur. Chrodielde, un moment effarée, se tordit de rire, le voyant courir presque nu vers la Pierre.

— Nous sommes des hommes, Aog ! pensa-t-elle ironiquement, et, très satisfaite d’en être quitte pour la peur, elle se leva, car il fallait s’occuper des choses sérieuses…

La troupe s’avança en un ordre parfait conduite par deux jeunes cavaliers merveilleusement beaux. On eût dit deux frères, l’un l’aîné, très sombre de cheveux et de moustache, l’air taciturne, l’autre, le cadet, imberbe, fluet, blond, évoquant l’image que la religion nous peint de l’ange exterminateur. Derrière eux s’alignaient Ragna portant un manteau d’écarlate en croupe ; l’Aveugle-né, dont le dos pliait sous le poids de la grosse Visigarde ; Brodulphe-l’Adultère qui rageait de se sentir étroitement lié par les bras de la jeune Isia, et Boson-le-Boucher supportant Marconèfe.

Par front de quatre suivait le reste de la petite armée, des mendiants, des religieuses, des criminels ou des pèlerins. Tous farouchement décidés à combattre jusqu’à la mort, fanatisés par les yeux brûlants d’Harog, dévoués aux rebelles sans trop savoir pourquoi. Cette troupe semblait un pèlerinage allant honorer des lieux saints et y amenant de pauvres femmes infirmes ayant bien besoin d’un miracle. Quelques-unes pleuraient, se lamentant en toute sincérité. À la queue du cortège marchait, oreilles basses, Méréra, dont une tête d’orfraie chassieuse tachait l’échine blanche. La recluse lui pesait peu, Méréra étant aussi forte qu’un homme, seulement ce paquet de pourriture incommodait la favorite d’Harog de son atroce odeur. Quant aux six autres chiens d’enfer, plus libres, ne portant que des gourdes au col, ils couraient sur les flancs de l’armée prêts à vendre chèrement leur vie.

L’aîné des deux frères apercevant la porte de la cité de Poitiers dit ceci :

— Nous allons passer pour des gens d’église ou être faits prisonniers tout de suite, sans coup férir.

Le cadet répondit, dressant orgueilleusement la tête :

— Ce serait dommage, berger-sorcier, car nos lances sont finement aiguisées. Aurais-tu le souci du trépas ?

Harog répondit :

— Je n’ai crainte que pour celle que j’aime.

— N’a-t’elle point bonne tournure en garçon courageux et penses-tu rougir de ton cadet ?

Ils se sourirent tous les deux, trouvant pour la première fois une idée de douceur à la réalisation de leur union dans la mort.

Devant la porte, prêt à la toucher du doigt, Harog emboucha sa trompe de chasse et sonna au veilleur. Il était plein jour, mais les remparts demeuraient clos. La ceinture de la ville ne se dénouerait pas facilement si les veilleurs avaient reçu des ordres du comte Maccon.

Le soleil commençait à briller sur le haut des murailles, faisant étinceler du givre. Ce serait une belle journée d’hiver sèche aux pieds des chevaux et rafraîchissante pour les combattants vite en sueurs. Tous les singuliers soldats de ces plus singuliers capitaines prenaient des mines belliqueuses, pensaient aux trésors de la basilique : cellier rempli, grasse cuisine, chaud logis où il serait voluptueux de reposer ses membres perclus par les nuitées à la belle étoile.

Ils n’auraient pas reculé en présence du comte Maccon lui-même.

— Qui êtes-vous, les matineux ? cria-t-on de la tour du guet.

— Des gens venant de loin pour embrasser les reliques de la basilique Saint-Hilaire, déclara tranquillement Harog sa lance en arrêt.

— Vous êtes bien nombreux pour des pèlerins. Pourquoi avez-vous des armes ? Il y a trêve.

— Pour nous défendre contre les brigands de la forêt ! répondit railleusement le cadet d’Harog.

— Et ces femmes ? Ce sont les vôtres ! ajouta le veilleur, qui n’était point d’une espèce crédule.

— Ce sont des filles de mauvaise vie qui ont le désir de faire pénitence, vieux raisonneur ! s’exclama l’archange blond dressant son cheval debout contre la porte et le forçant à heurter des deux sabots.

Harog eut un geste d’effroi. Le veilleur passait maintenant un arc dans une meurtrière.

— Basine, implora-t-il à voix contenue. Tu vas te faire tuer ou désarçonner.

Le reste de la troupe, enthousiasmé par la cynique plaisanterie de la fille de Chilpéric, éclata de rire. Seul Ragna ne riait pas, sentant Chrodielde frémir de colère. La robe écarlate l’humiliait ; elle aussi aurait voulu, maintenant, monter un cheval de chef, mais elle ne connaissait pas ce genre d’exercice, ayant vécu en nonne depuis sa naissance.

Le noir coursier d’Harog, la croupe gênée par les ruées de l’alezan de Basine, fit un écart, essayant de démonter son cavalier, mais celui-ci prit la rêne de son voisin, remettant les deux chevaux à la raison d’une seule poigne.

— Excusez mon jeune frère, dit-il, dissimulant un sourire. Il est novice d’un couvent de moines et sans l’expérience du respect qu’on doit aux hommes d’armes.

Le veilleur semblait parler à des gardiens de l’intérieur du rempart. On se concertait. Donc on n’avait pas d’ordre.

— C’est trop de façon, dit encore Harog haussant la voix, pour accueillir des pèlerins. Nous sommes pressés.

D’un coup de pointe, Basine heurta la porte étourdiment. Elle s’ouvrit aussitôt. Trois flèches sifflèrent et des pierres jaillirent.

Il était bien interdit, en ce temps-là, de frapper à l’huis d’un rempart les armes à la main, sinon l’on s’exposait aux représailles.

— Par le tombeau de Radegunde, on nous reçoit comme des chiens, rugit Ragna de mauvaise humeur. Il faut que des chiens leur donne le mot de passe. A og ! A us ! Gombaud, Gerbaud, Baos, Faos, Ouros, Néreus, allez-y ferme, tenez bon… ce n’est que menu monde, après tout !

Les nobles bêtes partirent à fond de train, meute hurlante bousculant les veilleurs surpris et les quelques habitants de Poitiers écoutant le colloque par pure curiosité. L’un des gardiens, saisi à la gorge, enfonça son couteau dans les flancs de Gombaud, mais Gerbaud, arrivant à la rescousse, étendit l’homme sur la place durant que les veilleurs lâchaient pieds.

La troupe, formée en triangle par ses chefs, pénétra comme un coin, fit s’ouvrir la porte toute bâillante et les princesses entrèrent les premières, Basine ferraillant de la pointe, folle à l’espoir du carnage. Harog plongea sa lance dans un corps qui lui barrait la route, franchit ses deux chiens agonisants, frémissant d’une rage soudaine. Brodulphe-l’Adultère reçut le tranchant d’une hache sur la cuisse ; la femme qu’il portait poussant des cris aigus il crut que c’était elle qu’on blessait et assomma son adversaire d’un coup de framée. L’Aveugle-né, vociférant tous les noms de saints qu’il savait, faisait de terrible besogne malgré Visigarde évanouie, et Boson-le-Boucher, le couteau dans les dents, tapait sur les crânes avec une massue de chêne.

La ville se réveillait, les rues s’emplissaient de gens, les yeux gros de sommeil, demandant des explications ; les seuils vomissaient des femmes révolutionnées criant aux armes et des hommes brandissant des fourches. Quel était donc ce pèlerinage en attirail de guerre ? Vient-on prier les saints avec des lances et des massues ?

Basine, le visage transfiguré, rose comme un jeune garçon ivre de son premier vin, poussait son cheval sur des faces paisibles, piquait dans le dos des bons marchands gras qui roulaient, pareils à des outres crevées, ruisselantes de leur liqueur. La foule s’ameutait, puis se dispersait, piétinée douloureusement par les chevaux qui se cabraient, semblaient éperdument joyeux de retrouver la liberté de la tuerie. Bientôt, il n’y eut plus de poitrines à défoncer ni de dos à fendre. Les habitants de Poitiers, revenus de leur surprise, fuyaient vers la demeure du comte Maccon pour donner l’alarme.

Harog put réunir ses hommes devant la basilique de Saint-Hilaire, dont le portail demeurait fermé.

— Asile ! cria Basine, qui se sentait tout aussi criminelle que les meurtriers qu’elle traînait à sa suite.

— Asile, répéta la voix brève d’Harog, car il était important de se mettre en sûreté avant l’arrivée des soldats de Maccon.

— Enfonçons le vantail, gronda Ragnacaire, furieux de ces manières décentes succédant aux vociférations du combat.

— Il ne faut pas blesser l’évêque, déclara Basine, clerc chicaneur à ses moments perdus, parce que nous en aurons besoin dans nos différends avec Leubovère. (Et elle ajouta, la voix sonore quoique mesurée :) Évêque Marovée, nous te demandons asile pour le bien de l’Église que nous servons toi et moi.

Chrodielde s’exclama, impatiente de descendre de cheval :

— Ouvre-nous, car nous sommes de la race des oints du Seigneur, ô Marovée.

La porte de la basilique s’ouvrit doucement, comme à regret :

— Que la paix de Dieu soit avec vous ! balbutia un homme très pâle, chauve et sans ornement sacerdotal, qui portait sur l’épaule droite un pigeon irisé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Il considérait gravement cette troupe de bandits encore échauffés par la lutte, quelques-uns couverts de sang.

— Que voulez-vous, hommes cruels, et vous, femmes folles d’orgueil ! C’est ici la maison du silence et vous y introduisez le bruit de la guerre ?…

Harog sauta de cheval, s’inclina, la main sur son couteau.

— Évêque, dit-il respectueusement, je t’amène des princesses qui désirent la justice. Ce ne sont que des femmes sans défense… Pour nous, nous continuerons à les défendre si tel est ton bon plaisir.

C’était indiquer d’une façon très claire que les hommes seuls désiraient garder la responsabilité des actes de violence, mais Basine se jeta aux pieds de Marovée.

— Justice, dit-elle d’un ton ardent, justice pour tous, car ces hommes sont braves si nous sommes coupables de les avoir entraînés dans notre rébellion.

Chrodielde soupira :

— Ce sont de pauvres hommes, mais ce sont des hommes…

Ragna eut un geste d’acquiescement, faisant tourbillonner sa framée.

Marovée comprit à quelle sorte de gens il avait affaire et s’écarta.

— Vous êtes ici chez vous, car la maison de Dieu est la maison des pécheurs. Souffrez pourtant que je vous cède la place, moi et mes clercs… On ne peut servir deux maîtres sous le même toit. (À cet instant le pigeon qui roucoulait sur son épaule s’envola effrayé.) Vous le voyez, cet oiseau me montre mon chemin. Il va se reposer sur l’ancienne demeure de Radegunde. Je vais l’y rejoindre.

Et il leur ouvrit toute grande la porte de Saint-Hilaire.

La troupe, au pas refréné de ses chevaux, s’engouffra dans l’église, Méréra la dernière, tirant une sorte de loque lamentable qui geignait des malédictions latines. Durant la course à travers la ville, cette tempête de gens et de bêtes hurlants, le paquet de pourriture qui s’appelait la recluse avait chu ; la chienne, courageusement, le rapportait à peu près intacte, les squelettes ayant la vie dure.

Marovée se retourna sur les degrés pour flatter le bel animal blanc et ne put s’empêcher de grommeler :

— Quand les hommes sont aveugles, il faut bénir les bêtes charitables !

Dignement, Marovée se retira, la procession de ses clercs et de ses esclaves filant en sens inverse de la bande des aventuriers.

Harog et Ragna barricadèrent immédiatement les vantaux renforçant les verroux de pointes de lance.

L’audacieux coup de main ayant réussi, on pourrait souffler, il ne restait plus qu’à se fortifier en supposant que les lois guerrières vinssent à supplanter les lois religieuses. On constata qu’on avait perdu deux mendiants, deux chiens et un cheval trop atteint pour espérer le guérir. Il fut achevé séance tenante et jeté dans une crypte, derrière un tombeau. Méréra étant sauve, Harog ne regretta point ses chiens. Pour les mendiants, ils s’étaient sans doute détournés du droit chemin de l’honneur. Chacun se mit donc en devoir de panser ses blessures, puis de mener les bêtes aux écuries. Dans la fièvre de l’action, Basine n’avait pas senti l’effleurement d’un trait, son front saignait un peu. Chrodielde vint à elle, presque émue.

— Tu es blessée, ma cousine ? dit-elle. Quelle imprudence d’avoir voulu combattre comme un mauvais garçon… La belle abbesse que tu ferais, la lance au poing ?

— Ce n’est rien, répliqua rudement Basine, laisse-moi. Harog est allé me chercher des herbes sèches dont il sait la vertu. Je ferai meilleure abbesse que celles qui oublient leur vœu de chasteté, ma cousine.

Déjà les deux femmes se mesuraient des yeux, sœurs de communion devenues rivales devant le succès de leur orgueilleuse entreprise. Alors Chrodielde dissimulant son dépit s’empressa auprès du jeune athlète Brodulphe-l’Adultère, lequel lui exhiba complaisamment sa blessure, malgré son horreur des femmes nobles.

Au soir de cette mémorable journée, un festin bien supérieur en délicatesse aux repas nocturnes de la Pierre fut servi en pleine église.

Les nonnes, suivantes des princesses, avaient repris leurs humbles coutumes du cloître, faisaient la cuisine. Les unes, dans les caves, les autres, dans les basses-cours, avaient pieusement préparé une orgie digne de toutes les foudres célestes. Les tables du réfectoire mises bout à bout se recouvrirent des nappes de l’autel et les torches de cires destinées aux cérémonies du culte illuminèrent ces agapes rien moins que chrétiennes. Une tonne posée sur le maître autel, masquant le tabernacle, fut mise en perce, tandis que les pauvres créatures si tendrement traitées par l’évêque Marovée : pigeons, poulets, canards, agnelets, porcelets, s’étalaient, mortes, rôties, au milieu de corbeilles de fruits secs, d’énormes fromages, y compris les produits les plus fins des pâtisseries et confiseries des monastères. Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe, Visigarde et Isia se multipliaient pour complaire aux porteurs de besaces dont elles avaient remplacé les sacs à malices en ce jour de brutaux corps à corps. Désormais en sûreté dans cette forteresse de la basilique, qui contenait des provisions pour un an de siège, elles allaient, venaient, plus légères de retrouver sous leurs pieds nus les dalles sacrées d’un temple. Elles avaient vu leur évêque céder son église à ces bandits. Elles honoreraient donc les bandits comme des évêques et jamais repas de prélats ne se montra plus somptueux. L’Aveugle-né levait les bras à la voûte, récitant les prières de la Sainte-Croix par habitude de remercier le ciel en oubliant ses propres péchés. Brodulphe-l’Adultère se réjouissait, quoique languissant de sa blessure, de goûter au vin d’un prince de l’église. Boson-le-Boucher, l’homme jaune, de robuste estomac, décidait d’avaler un mouton tout entier. Quant à Ragna, feignant le dédain, il pillait les fruits secs pour Chrodielde durant que Basine et Harog se parlaient à voix basse dans le chœur.

Basine n’avait pas voulu retirer son costume de mauvais garçon et elle portait un bandeau d’or, seul signe de distinction du cadet vis-à-vis de l’aîné, Harog lui ayant dit en lui rendant son gage d’alliance :

— Il ne faut pas que tu paraisses plus pauvre que Chrodielde et puisque tu veux conserver cette tunique d’homme, l’on se souviendra, en regardant ton front bandé, que tu es doublement reine par la vaillance et par le sang !

Elle, très pâle, secouait ses boucles fauves.

— Je ne veux pas quitter ce costume parce qu’il attire moins l’attention des mâles. Cette nuit, tous nos gens seront ivres, Harog…

Le berger murmura :

— Je ne boirai que de l’eau, Basine. Ne suis-je pas là pour te défendre ?

Une ombre solennelle les enveloppait. Sous le toit de l’église, un rayon de lune, froid comme une couleuvre argentée, se glissait en ondulant jusqu’au signe de la rédemption dominant l’autel. Les tombeaux des saints les séparaient de la foule. Sur un degré de marbre, Harog s’agenouilla.

— Basine, dit-il tendrement soumis, j’aime ta vertu plus que mon bonheur, mais jure-moi que tu ne réserves pas ton corps pour un prince que tu connais secrètement ?

Elle se pencha sur lui, touchant ses cheveux noirs de ses lèvres, si rapidement qu’il n’en ressentit qu’un effleurement d’aile.

— Voici l’unique baiser que je donnerai jamais à un homme, Harog. Je veux être abbesse parce que mon corps est marqué pour l’éternelle pénitence. Je prierai pour toi, mon frère, et si j’obtiens tous les honneurs que je rêve, tu en auras ta part. Il ne faut pas demander à l’aiglon de ramper sur le sol, aux louves de bercer des enfants… Ma gloire sera peut-être de racheter, par l’abstinence de tout amour terrestre, l’horrible souillure qui me fut infligée. (Sa voix sombra dans un sanglot.) Ne sais-tu pas que, depuis les temps maudits, le démon me visite… Il y a de cela dix années bientôt… et il m’envoie des songes qui me donnent soif de sang fumant ! J’ai l’envie de tuer, de mordre… J’étouffe sous un poids énorme de chair et de fer… Harog ! Le démon habite mon âme et possède mes sens… comprends-tu ?

— Tais-toi, mon frère ! Et il la ramena vers le festin, craignant maintenant d’en ouïr davantage… car il connaissait bien ces nuits effroyables où l’âme oublie qu’elle est d’essence divine pour arder vers les voluptés démoniaques. À force de soumission, de tendre douceur, il la guérirait peut-être… ou lui aussi mourrait de son mal… sans plus se plaindre.

Cette nuit-là, tous les hommes furent ivres. Un seul demeura triste, les yeux fixés sur une femme. Au plus bruyant de l’orgie quelque chose de sinistre les dégrisa : l’emmurée du monastère de Radegunde, celle qui n’avait pas de nom, tomba dans la tonne défoncée, tête en avant, ayant voulu trop boire. On la retira vivante, mais on ne pouvait plus se servir de ce vin empesté par une infecte odeur de pourriture. Hoquetant de dégoût, ils s’endormirent pêle-mêle, les nonnes à côté des bandits, une princesse dans les bras d’un porcher.

Basine, elle, gagna la chambre de Marovée, tandis qu’Harog, roulé dans son manteau, se couchait sur le seuil entre son couteau et sa chienne.

Pendant que les rebelles installaient leurs quartiers d’hiver à la basilique de Saint-Hilarius, en ayant chassé tous ses prêtres, Marovée fit diligence pour instruire de ce scandale toute la chrétienté des Gaules. Le saint et savant Grégorius de Tours ayant épuisé ses conseils charitables, d’autres évêques s’émurent. Selon quelques-uns, il fallait mettre le feu à ce repaire de brigands parce que le feu purifie, ou prier le comte Maccon, seigneur de Poitiers, d’y amener ses soldats, mais, selon Marovée, si on pouvait faire bon marché des bandits, il était nécessaire d’épargner deux femmes notoirement apparentées aux princes régnants. L’abbesse Leubovère avait-elle eu, pour ces illustres tonsurées, les égards dus à leur naissance ? Ne convenait-il pas d’en référer à un tribunal sacré pour une cause sacrée ?

La moitié des religieuses vivaient en dehors de leur monastère, les unes mariées, les autres en plus vilaine posture. Guntchramn, qui avait reçu les deux cousines, faisait la sourde oreille quand on le priait de donner son avis. Childebert se taisait également. Userait-on de la répression séculière ou leur adresserait-on tout d’abord les sommations de l’Église ? Marovée se tourmentait affreusement de cette affaire et toute la ville bourdonnait de colère autour de la basilique fermée aux œuvres de piété. On se chuchotait, les mains en cornet sur les oreilles, les noms de ces trop fameux chefs de bandes : Harog, Ragnacaire, et leurs titres de berger-sorcier, de chasseur de loups ayant déjà délivré la population d’un grand péril. Ils passaient pour doués d’une puissance surnaturelle, charmant d’un même geste ensorceleur les loups enragés et les belles héritières des princes francs. Le seigneur Maccon, attendant des ordres, pensait philosophiquement que cela devait mal finir.

Durant une lune on pleura, pria, protesta, chicana sur les textes canoniques, puis un clair matin d’hiver cinq ou six évêques en grand apparat, porteurs de leurs évangiles et de leur droit canon, s’en vinrent frapper au porche de Saint-Hilaire dans la louable intention d’admonester ces filles. Ils s’entouraient de leurs diacres, de tous les clercs, dans un pompeux cérémonial pour mieux disposer en leur faveur les esprits bourrelés des coupables, mais ils y perdirent leur latin. Ce repaire de bandits venait justement de s’enrichir d’un nouvel hôte et, en réponse à leur sommation, ils ne perçurent que les éclats de rire, les blasphématoires vociférations qui le sacraient défenseur de ces femmes.

Marovée grelottait sous ses habits d’or tissus plus roides que chauds.

— Songez, seigneur, disait-il à Saffarius, évêque de Périgueux, frappant résolument du poing, qu’ils sont là près de cinquante déterminés à tout !

— Alors, fit Nicasius, évêque d’Angoulême, nous aurions sagement agi en nous adjoignant les soldats du comte de Poitiers, Si nous essayons de toucher les gens au travers d’une porte nous les toucherons peu et, d’autre part, comment forcerons-nous ces lourds vantaux de chêne ?

Saffarius s’apprêtait à frapper une troisième fois lorsque brusquement le nouvel hôte, bandit fameux qu’on appelait Childéric le Saxon, leur ouvrit la basilique et tous les évêques, scandalisés, s’aperçurent qu’il était ivre.