Mercvre de France (p. 234-257).
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X

Cette recluse, ayant brisé la porte de sa cellule pendant la nuit, sortit du monastère et alla trouver Chrodielde, se répandant, comme elle l’avait fait d’abord, en une foule d’accusations contre l’abbesse.
grégoire de tours

Ragna, dont les cheveux se hérissaient, n’osait pas s’approcher du fantôme.

Méréra poussait ses appels gutturaux, ameutant ses six frères qui rôdaient aux alentours du bois maudit et Harog, ranimant d’un coup de talon leur foyer couvert, s’efforçait d’allumer une torche sans pouvoir y parvenir. La pluie, les rafales éteignaient ou ravivaient les braises, mais ne laissaient pas monter la flamme. Rien ne bougeait plus devant eux. Ce haillon s’était affaissé sur lui-même, le fantôme s’était évanoui. On n’entendait plus le râle de sa prière.

Ragna bégaya :

— C’est la recluse qui demande vengeance ! La recluse qu’elles auront laissée mourir de faim.

Harog leva sa torche crépitante. Il se fit une âcre fumée, puis la flamme rougit enfin l’espace.

— La recluse ?… Quelle recluse ? dit enfin Harog, se sentant étreint d’un malaise indéfinissable.

— L’emmurée.

Comment l’emmurée se trouvait-elle hors des murs ?…

Harog, retenant Méréra, s’avança sur les mousses avec précaution, se pencha, les dents claquantes. Il y avait là, ramené en un paquet d’os, le squelette d’une femme à genoux dans un vêtement couleur de cendres. C’était, en effet, celui de la recluse du monastère de Radegunde, mais chose plus épouvantable que la possible existence de son fantôme… elle n’était pas morte !…

Les deux compagnons n’eurent pas le courage de la relever. Ce fut la chienne qui leur apprit la charité envers les squelettes errants. Méréra, cessant ses cris lugubres, se mit à lécher les membres décharnés de cette malheureuse. Alors, la recluse remua la tête, ses yeux encavés au fond d’orbites énormes brasillèrent, tels deux charbons ardents, aux lueurs de la torche.

— Le Seigneur m’envoie vers vous les mains pleines de présents, leur murmura-t-elle de sa voix comme encore étouffée par d’épaisses murailles.

Ragna et Harog se regardèrent, pensant qu’ils rêvaient toujours. Tout à l’heure on leur avait crié que l’on prenait en mains l’épée et la foudre. Voilà qu’ils seraient, au contraire, généreusement récompensés !

— Femme, interrogea doucement Harog, d’où sors-tu ?

— Ma bouche s’est ouverte contre nos ennemis ! psalmodia-t-elle. Le Seigneur seul donne la vie ou la mort !

Harog se souvint qu’autrefois il avait entendu de pareilles invocations prophétiques derrière un mur au bas duquel s’était assise la belle Basine.

C’était bien la recluse du monastère de Radegunde. Elle aussi avait brisé sa clôture… mais quels présents leur apportait-elle ?

Ils soutinrent la pauvre femme et la déposèrent à l’abri de la Grande Pierre, puis rallumèrent le feu. En l’examinant de plus près, ces farouches garçons s’émurent. Rien ne subsistait de ce qui avait dû, jadis, en faire une femme. Sa tête branlait au bout d’un col d’oiseau lui donnant l’aspect d’un vautour, ses dents jaunes transparaissaient au travers de la minceur parcheminée de ses lèvres. Ses yeux, virant sans cesse en boules sanglantes, pleuraient une sanie affreuse qui lui coulait le long des joues en guise de larmes. Son corps flottait sous ses anciens habits de bure écharpillés en toiles d’araignées, si troués, si usés, si limés par le contact de sa prison qu’ils en avaient pris la couleur grise, et, quand elle allongea ses pieds nus vers le brasier, ils s’aperçurent qu’à la place des ongles elle montrait des végétations huileuses qui pouvaient bien être de ces champignons noirs comme il en croît sur les racines des vielles souches. En outre, elle exhalait une affreuse odeur, un mélange de terre moisie et d’ordures humaines.

Silencieusement, derrière elle, Ragnacaire se boucha les narines.

Harog saisit l’une de ses mains en pattes d’aigle, dont les griffes se recourbaient :

— Ma mère, fit-il, avec plus de courage qu’il ne lui en avait fallu pour tuer le soldat gardien des chevaux du roi de Neustrie, nous te nourrirons et nous te défendrons, mais, au nom du Dieu de Radegunde, dis-nous ce que tu viens chercher ici ? Par quels moyens t’es-tu échappée de ta cellule ?

La loqueteuse s’agita, leur exhibant ses griffes d’oiseau de proie, serres tenaces capables d’effriter les murailles les plus résistantes. Elle y avait sans doute mis de longs jours — de ces jours ne formant pour elle qu’une éternelle nuit — et elle ressuscitait, sa tombe la rendant à la vie justement en une époque pluvieuse dont les brouillards avaient dissimulé sa fuite. Mais pourquoi les venait-elle trouver, eux, les parias en dehors de toute société ?…

Elle ne parlait que par lambeaux de phrases d’église ; pourtant elle entendait juste et répondait à peu près dans leur sens. Ils apprirent assez vite son étrange langage de sybille, devinant ce qu’elle taisait par peur des traîtres ou simplement parce qu’elle était folle et ils surent enfin qu’elle cherchait Chrodielde.

Elle cherchait Chrodielde qui devait revenir avec Basine de leur longue tournée chez les évêques et les rois. « Craignant de ne pas avoir de bois pour l’hiver », les nonnes se dispersaient, les unes dans leur famille, les autres dans le mariage et ne voyant pas se réunir en leur honneur les juges suprêmes qu’elles avaient été implorer à Tours, les princesses allaient rentrer à Poitiers pour y tomber probablement dans la pire des geôles, quelques prisons semblables au logis du squelette vivant de l’emmurée.

Cette recluse, d’ouïe fine, comme tous les animaux qui demeurent sous terre, avait bien entendu Ragna s’adressant à l’abbesse et l’esclave Soriel l’empêchant de blasphémer. Un messager de Grégorius, évêque de Tours, était arrivé un autre matin porteur d’une lettre et il avait dû causer chez les serviteurs de Leubovère. Dans son ombre, la recluse se souvenait, méditait… Il existait un berger sorcier du nom d’Harog, l’ami de Ragna, l’humble gardeur de porcs. Si Ragna se vêtait maintenant d’un harnais de guerre pour demander des nouvelles de Basine c’est qu’il voulait se mêler de la révolte des nonnes, les aider à renverser l’abbesse au profit des filles d’origine royale.

Quand les deux compagnons prononçaient le nom de Leubovère, la recluse hochait la tête d’une manière féroce. On sentait sourdre la haine de ses regards de braise. Elle levait ses bras, dont on n’apercevait plus que les tendons sur les os et elle criait comme une orfraie :

— Malheur à Jérusalem ! se répandant en une foule d’accusations symboliques contre son abbesse.

Pénétrés de respect, les deux hôtes de la forêt construisirent une hutte de beaux branchages le lendemain de cette aventure qui tenait du prodige. Ils y placèrent leur fantôme avec de grands égards, n’oubliant pas de lui offrir le meilleur morceau d’un quartier de mouton. Puis ils réunirent autour de la hutte tous les mendiants et tous les vagabonds. Comme la recluse, assise, les jambes croisées, dévorait la viande, ses mains crochues disputant les bribes à sa chienne Méréra, Harog tendit l’index vers elle :

— Hommes qui m’écoutez tous, voici ma réponse. Cette femme a fui le monastère de Radegunde pour attendre chez nous les deux princesses, la fille de Chilpéric et la fille de Charibert, Basine et Chrodielde. Voulez-vous les attendre avec elle pour qu’il ne leur soit point fait semblable misère ?

Tous eurent un cri de compassion, un geste d’horreur et bientôt ils se mirent à hurler des imprécations contre Leubovère, la marchande de blé qui laissait périr de faim une sainte, coupable seulement d’avoir voulu faire pénitence, de trop s’humilier.

— Malheur, trois fois malheur à Jérusalem ! gémit la vieille orfraie dominant le tumulte, mais comme elle avait perdu la coutume de manger de la chair elle fut prise tout d’un coup d’un tel vomissement que les hommes mal habiles à soigner une femme dans un pareil état crurent la voir passer entre leurs mains.

On attendit les princesses près d’une lune.

L’hiver s’avançait, dur à ce pauvre monde guettant nuit et jour sous la Grande Pierre où soufflaient les bises glaciales. Les chevaux paissaient des feuilles sèches, maigrissaient. On avait dû en abattre un pour nourrir les hommes. Le gibier se faisait rare et, les chasseurs perdant leurs peines en courses désordonnées, Harog ne voulut plus quitter son poste d’observation. Du haut de la Grande Pierre on apercevait la route de Tours. Chacun guettait, se relayant du soleil couchant au soleil levant… Mais ce n’était point par là qu’elles devraient revenir car Maccon, seigneur de Poitiers, peut-être avisé de leur retour, se préparait à les admonester aux portes de la ville et elles se souciaient peu de la rencontre.

Un matin, du côté de l’ancienne caverne d’Harog, un mendiant surprit une femme voilée qui cueillait des prunelles. Il en avertit le jeune chef.

— Il fallait l’arrêter, nous l’amener ! gronda Ragna très en colère.

— On aurait effrayé les autres. Laissons-les venir à nous, fit Harog d’un ton prudent.

En réalité, il voulait chercher lui-même.

L’angoisse au cœur, il partit seulement suivi de sa chienne.

Qui des deux princesses folles s’aventurait par les chemins déserts de la forêt, les perfides sentiers de traverse ? Était-ce Basine ou Chrodielde ? Ou une simple nonne servante ? Il avait détaché son couteau de son flanc pour ne pas conserver un aspect de bandit. Sa tunique d’agneau la plus blanche lui couvrait le corps ; il portait des jambières de cuir neuf et ses sandales écarlates révélaient ses intentions de noblesse. Ses longs cheveux noirs coupés en frange sur le front le faisaient paraître toujours pâle, malgré les morsures du soleil, mais le brun duvet de louveteau était remplacé sur ses lèvres par une plus mâle moustache, le sacrant chef de bande.

Son impatience était si violente qu’il fut tout droit à son ancienne caverne, aux risques d’y découvrir de véritables hommes d’armes envoyés par Maccon pour fouiller les bois. Méréra flairait… humait…

Là, il ne trouva rien. Cette grotte, peu profonde, demeurait garnie d’un lit de fougères que les pluies avaient respecté. On ne voyait point traces de foulées humaines sur le sable pur ni dans les sentes avoisinantes. Les ramures dépouillées par le vent du Nord s’éclaircissaient à l’endroit où dominait la croix lointaine du monastère, haute et fièrement dressée comme une éternelle menace… ou le pardon visible de Dieu. Harassé de cette chasse inutile, Harog songea mélancoliquement aux soirs calmes durant lesquels lui, berger-chasseur innocent, il rêvait de la fille, nue sous un suaire, qu’il avait ramenée aux pas lents de ses bœufs. Aujourd’hui, Basine était encore proscrite, elle errait cher chant des viguiers pour plaider sa cause de reine déchue au lieu d’en appeler à l’amour d’un fidèle, mais trop obscur serviteur.

— Brodulphe-l’Adultère aurait-il raison de se défier des femmes nobles qui se servent de nous… puis nous méprisent !

Il s’assit, fatigué, sur un tronc d’arbre renversé par les derniers orages de l’automne, et Méréra continua la chasse.

Soudain, la bête jappa d’un jappement où on ne percevait nulle crainte, joyeux comme le cri de l’enfant qui s’étonne.

Harog se dit, le cœur bondissant :

— C’est elle ! La chienne flaire qui l’a nourrie ! Et il se leva.

L’entrevue ne ressemblait point à cette audience de reine que Basine avait donnée une nuit au petit berger sacrilège. La jeune femme, épuisée, épeurée, haletante, se tenait blottie dans un fossé prête à fuir devant la chienne qui jappait toujours joyeusement. Avec le sûr instinct des bêtes passionnées pour leur maître, Méréra, saisit le vêtement de Basine pour l’amener jusqu’au jeune homme. La princesse était vêtue comme une serve, d’une courte tunique couleur de laine brute. Elle portait sur ses cheveux bouclés un étroit bonnet dont la queue s’enroulait frileusement autour de son col. Plus de bandeau royal ni de manteau à traîne. Elle avait les jambes poussiéreuses et ses pieds petits chaussés de larges sandales de bois.

— Empêche ton chien de me mordre, chasseur insolent ! s’exclama-t-elle, tandis qu’Harog chancelait de bonheur.

Elle avait pourtant bien gardé son ton de princesse cruelle, fille du roi dont les trompettes d’argent sonnaient clair au milieu des combats.

— Ne crains rien, Basine. Celle que tu as daigné nourrir dans son enfance ne te mordra point.

— C’est toi, Harog ? Toi le berger tueur de loups ? Et elle secoua un rire léger en sautant le fossé pour le rejoindre.

Ils restèrent un moment face à face, redoutant de parler.

Rompant enfin ce trop grave silence après le rire de Basine, Harog murmura :

— Veux-tu toujours faire la guerre, Basine ? J’ai pour toi des chevaux et des gens d’armes.

Elle poussa un cri aigu, celui de l’épervier qui voit le roitelet à la portée de son bec.

— Où sont-ils ? Où sont-ils ? Des chevaux pour entrer dans Poitiers la lance haute… des hommes d’armes pour faire flamber le couvent de Radegunde ! Ah !… j’ai faim !…

Et elle s’abattit sur la poitrine d’Harog, perdant connaissance tant de joie que de besoin, car elle marchait depuis près d’une lune, mendiant son pain, repoussée de partout comme une pauvresse ou une fille de mauvaise vie.

Harog l’emporta jusqu’à son ancienne grotte, près d’une source. Il se trouvait là une cachette de provisions, de la venaison fumée, des fruits comprimés entre des briques d’argile cuites. Si les rôdeurs n’avaient pas découvert l’endroit, il pourrait calmer sa faim. Durant qu’il lui baignait les tempes d’eau fraîche, elle ouvrit les yeux, ses yeux verts lanceurs de feux.

— Petit berger, ne touche pas à ma robe. Je suis fille de roi, tu sais ?

Il sourit de la revoir si fière après ses longues journées d’humiliations et il la fit manger, le genou ployé, baissant les cils sur les feux de ses propres yeux, pour ne pas regarder sa gorge presque nue sous la tunique mal attachée, une gorge dure et pointue, sans presque de bouts de sein. Elle restait l’ange-garçon, la fillette trop tôt dépucelée que l’amour n’a pu faire épanouir en fleurs roses et blanches.

Ayant bu, mangé, elle s’assit près de lui, le poing sous son menton, commença d’une voix impérieuse :

— Chrodielde, ma cousine, nos sœurs Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe, Nanthilde, Visigarde et Isia, sont près de la vigne de Leubovère. Nous voulions rentrer au monastère cette nuit pour y étrangler l’abbesse, pendant son sommeil. Te voici. Cela change. Nous allons nous fortifier chez Marovée, que je crois favorable à l’abbesse, et nous le réduirons ! Nous étions parties quarante, nous revenons huit… c’est honteux ! Mais là-bas nous avons laissé les irrésolues : Constantina, fille de Burgolin, est entrée au monastère d’Autun ; beaucoup sont restées chez des parents, les unes se sont mariées, les autres prostituées à de mauvais garçons… Hélas, il en est peu qui se soient gardées chastes !… Chrodielde revient chargée de présents du roi Guntchramm qui l’a reçue avec les honneurs dus à notre rang. Moi, je rapporte mieux encore : l’espoir de nous venger toutes. Toi, tu m’aideras si tu n’as pas menti ? On nous fera justice ou nous nous battrons !

Harog et sa chienne la contemplaient avec le même air de tendre étonnement. Elle ajouta :

— C’est une belle bête que tu as là ! Est-ce possible que j’aie pu la tenir en mon giron ?

Elle s’intéressait certainement plus au chien qu’à son maître.

Harog soupira :

— Elle t’aime comme je t’aime et te servira comme je te servirai.

La bizarre princesse eut un sourire de dédain.

— Je récompenserai ta chienne par mes caresses, Harog.

Il leva les cils, douloureusement blessé.

— Faut-il que je regrette de n’être pas un chien, Basine ?

Elle posa ses yeux clairs sur ses yeux sombres. Il lui sembla que, dans ces belles clartés vertes, il ne rencontrait que l’ombre des siens, une nuit subite, inexplicable.

— Où sont donc tes chevaux et tes hommes d’armes ? demanda Basine, anxieuse.

— Tu doutes de moi ?

Elle n’osa pas lui répondre qu’il lui tardait d’être au milieu d’une foule.

Il fallait partir, la conduire à sa petite troupe d’hommes sauvages qui, peut-être, lui manqueraient de respect, à elle, la princesse en costume de serve.

— Ne voudrais-tu pas te reposer encore ? Si nous attendions le jour ici ? Demain, nous irions chercher Chrodielde et les nonnes qui te feraient meilleure escorte que ma chienne ?

Elle lui laissait embrasser ses mains longues, très douces, se recourbant en dehors comme les pétales d’une fleur frisée.

— Harog, dit-elle la voix hésitante, j’aurais peur de dormir sans mes compagnes. Le troupeau des vierges est déjà si réduit.

Il la dévisagea, stupéfait. Avait-elle oublié les soldats de son père, celui qu’elle avait mordu au cou ?

— Nous irons donc ce soir à la Grande Pierre. Il n’est que temps de nous mettre en chemin. Ragna chasse de son côté. Je souhaite qu’il ait déniché ces colombes…

Il affectait un ton gai, mais ses yeux demeuraient taciturnes. Ou elle ne se souvenait plus, ou elle n’aimait rien.

— Harog, fit-elle, spontanément familière, ne t’offense pas de mes propos, je suis si fatiguée ! je veux dormir. Nos compagnes qui sont devenues nos esclaves nous portent des lits de laine cardée qu’elles étendent sous les arbres avec des tentes de peaux. Je ne saurais vraiment me coucher à même la terre.

— Et je n’aurai, moi, que ma poitrine à t’offrir ! (Le tueur de loups se dressa.) Écoute encore, Basine, fit-il les dents serrées, je ne te violenterai pas, mais je te veux pour prix de la victoire. Si je succombe, tu seras souillée par les soldats du seigneur de Poitiers comme tu l’as été déjà par ceux de ton père. Me les préfères-tu ?… J’ai tué deux hommes pour le voler cinquante chevaux. J’ai passé mes jours à dresser de pauvres gueux souffrants pour qu’ils aient le plaisir de combattre, de tuer pour toi. J’ai fait plus : j’ai renié publiquement ma foi et mon baptême… ils m’appellent maintenant le fils de la nuit impure… Puisque ce n’est pas assez… prends ma vie ! Ces hommes t’obéiront mieux qu’à moi, un berger. Prends ma vie en échange du don de ton amour… Tu veux être abbesse et tu as peur que je te trahisse après… Eh bien, après, je puis mourir…

Elle l’écoutait, boudeuse, en enfant qui ne comprend pas.

— Que n’adresses-tu tes paroles à ma cousine Chrodielde, elle qui entend l’amour à ta façon, répliqua-t-elle, très calme.

— Ce n’est pas Chrodielde que j’aime, c’est Basine.

— Chrodielde est plus belle que moi, Harog.

Il la prit brutalement sous les aisselles et la leva vers lui.

— Tu es pire que les louves dans ta cruauté de femme !

Elle devint rigide comme une statue, la tête droite, les yeux fixes. Il eût juré tenir un ange de cire.

— Ah ! dit-elle, si tu n’étais pas un homme, je t’aimerais, car tu ne me déplais point ; seulement tous les hommes me causent un dégoût pareil à l’envie de rejeter mes aliments. Par grâce, puisque nul ne me sauvera de tes bras, fais vite durant que je fermerai les yeux.

Harog éclata de rire, d’un rire terrible qui avait la résonance d’un éclat de roc tombant sur un bouclier.

— En vérité, dit-il, tu me prends pour un soldat de ton père. Je ne bois point le sang des vierges, moi. Allons-nous-en d’ici, car je préférerais te tuer !

Ils s’éloignèrent précipitamment de la grotte pendant que Méréra, devinant les secrètes férocités fermentant en son maître, filait devant eux comme un trait empenné de plumes blanches.

Le crépuscule rendait la route plus pénible, le froid tombait des arbres. Basine parlait avec une vivacité qui parfois l’essoufflait. Elle disait leurs aventures, leurs tribulations, les conseils du vertueux Grégorius, aussi ses menaces, dont elle se moquait. Si les évêques ne se réunissaient pas à Tours pour juger leurs différends, il faudrait bien qu’ils vinssent à Poitiers… C’était un langage puéril de jeune clerc chicanant sur le texte des lois canoniques. Des mots latins, ignorés d’Harog, lui froissaient l’entendement, cliquetis de menus glaives aux irritantes pointes. Le berger n’écoutait guère. Il cherchait à s’étourdir par d’autres pensées plus sérieuses, espérant peu à peu reconquérir son assurance. Ragna aurait-il fait bonne chasse de son côté ? Faudrait-il revenir aux cavernes malgré la fatigue des femmes ? Et toujours s’accentuait son intime douleur. Non, elle n’aimait ni lui ni sa religion, elle n’aimait rien que la pompe de devenir abbesse… en supposant que Chrodielde le lui permît ! Un berger possédant des gens d’armes et des chevaux n’est pas pour cela fils de prince ! Et une larme amère coula de ses yeux, lui glissant du sel aux lèvres.

— Tu marches trop rapidement, Harog ! se plaignit Basine, dont les trop larges sandales de bois claquaient.

Quand ils furent à un jet de flèche de la Grande Pierre, ils ouïrent de joyeuses vociférations entrecoupées d’exclamations aiguës et tout à coup une lueur d’incendie éclaira les halliers.

— Ils ont allumé les torches, fit Harog d’un ton sourd. Que se passe-t-il ?

— J’entends la voix de Chrodielde ! s’écria Basine, se mettant à bondir comme une chèvre.

La scène était curieuse. Une véritable reine se dressait au milieu d’un peuple très ivre qui gesticulait, hurlait sa soumission frénétiquement. Des femmes accroupies, en bêtes éreintées, se tassaient contre la Pierre avec de ces gloussements de poules effarées indiquant plus de terreur que de joie. C’étaient, là, Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe, Nanthilde, Visigarde et Isia, les suivantes des princesses ahuries par leur nouvelle existence de tribu nomade, lasses de porter les coffres, les lits de laine cardée, tout l’attirail du campement. Ragna, debout derrière la reine, faisait tourbillonner sa framée, prête à fendre le crâne aux plus osés et rayonnait d’un mâle orgueil. En haut, juchée à califourchon sur la Pierre, la vieille recluse poussait des clameurs d’orfraie, ayant bu elle aussi des vins brûlants, répétant ses oraisons insensées :

— Ayez pitié, Seigneur, de votre servante, et recevez-la dans votre gloire ! et comme elle était joyeuse à sa manière, elle ajoutait :

— Malheur à Jérusalem ! évoquant les tueries, flairant le massacre, exhibant son torse maigre où saillait son squelette.

Les chevaux hennissaient, les chiens aboyaient, c’était l’enfer…

La reine, dégagée du tourbillon de la hache, apparut grande, brune, couronnée d’un bandeau de métal comme d’une gloire tordue. Ses yeux brillaient de bravoure, et sa bouche cramoisie semblait vernie de sang. Vêtue d’un manteau écarlate bordé d’un galon d’or, ses pieds passaient, nus, souillés de boue.

— N’est-ce pas qu’elle est belle ? dit Basine, naïvement.

Harog fut frappé par le charme terrible de cette impératrice de grands chemins qui ne craignait point de se livrer à la fougueuse admiration d’un peuple de bandits. Sa chevelure noire s’étalait plus longue que celle de Basine, qui n’abandonnait point encore la courte coiffure des religieuses cloîtrées. Oui, Chrodielde était belle, elle représentait bien et bellement une créature de chair aux violents appétits.

— Mes amis, criait-elle en riant, je m’en remets à vous du soin de nous défendre. Je viens de chez Guntchramm, le roi mon oncle, et je vous apporte ses présents. Voici mes bijoux, prenez et usez à votre fantaisie. C’est tout ce que je possède. S’il plaît à vos chefs, nous donnerons l’assaut demain, au lever du soleil. Nous voulons la basilique de Poitiers pour nos quartiers d’hiver et je vous promets bombance à la barbe de Marovée. Vous savez déjà le goût de mon vin…

Elle jeta ses bracelets avec une pluie de menue monnaie, toute sa fortune, et ce langage tinta délicieusement aux oreilles des vagabonds qui se ruèrent.

Cette femme connaissait à merveille l’âme de ces brutes. (Aussi bien l’aurait-on dépouillée si elle se fût montrée dédaigneuse !) Chrodielde, les voyant se disputer, riait à pleine gorge, se renversant sur le triomphant Ragna dont la face s’empourprait alors du reflet de sa robe.

Harog fit le silence d’un bref coup de sifflet.

— Il y a chez nous, ce soir, deux reines… et un seul chef ! déclara-t-il dans une rage contenue.

Il possédait le sens du droit. Chacun le comprit en s’écartant le plus respectueusement possible sur le passage de Basine, dont la tête d’ange rebelle inquiéta.

— La gloire, dit-elle, en secouant ses boucles d’or pur, son unique diadème, je n’y tiens pas. Je la laisse au plus digne, mais je me réserve de panser vos blessures demain. Je ne suis qu’une nonne.

Ce rappel de la mort lancé dans cette cohue enthousiaste répandit de la neige, flocons fondant sur la chaleur des corps.

Ragna, quelque peu pris de vin, se prosterna :

— Par le sang et par le cœur ! Par les sept chiens d’enfer ! Je suis tiens, A-og ! Et A-us ! ô fille de Chilpéric, ô reine de mon ami, le sorcier ! Demain, nous mourrons tous volontiers à ton service comme l’a décidé Chrodielde ! Nous sommes des hommes !

Elle eut un plissement de lèvres moqueuses.

— Me trouves-tu plus belle que ma cousine, toi ?

Il ne sut que répondre, Harog fixant sur lui un œil lourd de reproches.

— Je les ai rencontrées dans les domaines du monastère, expliqua-t-il, la langue pâteuse. Aog ! Elles avaient bien peur de ma face ! Et elles cueillaient des grappes sèches oubliées par l’avare ! Chrodielde m’a dit : nous avons soif. Je crois bien me rappeler qu’elles avaient soif. J’ai fait mettre leurs coffres en sûreté, car il était trop tard pour aller aux cavernes… puisque Chrodielde dit qu’on donnera l’assaut demain ! Elle est extraordinaire cette grande fille brune que j’ai déjà vue en rêve ! Je ne suis pas digne de contempler sa face… Mais c’est un chef ! Par la Croix… et la liqueur de ses coffres est enragée !

Harog fronça les sourcils.

— Tu feras sagement de t’aller coucher, Ragna ! si tu as l’intention de te battre demain. La boisson ne vaut rien à qui doit risquer sa peau.

Ragna s’éloigna, titubant. Il se sentait les yeux piqués de brûlures depuis qu’il avait reçu sa part de la liqueur du roi Guntchramn, et, comme quelqu’un qui a trop contemplé un brasier, il voyait écarlate.

Sans manger, sans boire, à pas pressés, sobre de gestes et de paroles, Harog organisa le campement. Les femmes sous leurs tentes, dans leurs lits de laine cardée. Les hommes sous la protection de la Pierre, séparés des femmes par les chevaux. Assisté de Brodulphe et de Boson maugréant, il inspecta les armes, vérifiant toutes leurs munitions de guerre. Il leur confia son plan tandis que l’Aveugle-né aiguisait dans l’ombre des fers de lance.

— Les six chiens entreront les premiers pour étourdir les gens de la ville par leurs aboiements. Nous suivrons en armes et montés sur nos meilleures bêtes portant les femmes en croupe. Il faudra gagner la basilique dès que nous aurons forcé les veilleurs pour ce que les hommes de Maccon nous voudront ensuite barrer la route. N’écrasez point les enfants et épargnez l’évêque. Quant à l’abbesse, si elle ne descend pas de son monastère, nous aurons le temps de la voir venir ! Il serait bien inutile de l’y aller chercher. On ne tue pas les infirmes ! N’oubliez pas la recluse, et liez-la moi solidement sur le dos de Méréra. La chienne saura se tirer d’affaire avec son léger fardeau, ou les ennemis en auront compassion.

Le dernier il songea au repos, monta sur la Pierre n’ayant plus rencontré Ragna. Avait-il eu l’audace d’aller rejoindre Chrodielde ? Son compagnon Ragna, l’ancien porcher, pourrait-il parler librement d’amour à une princesse durant que lui, le chef, dormirait seul ?

Il ne dormit pas seul. Méréra vint le couvrir — les nuits étaient si froides ! — de sa blanche fourrure soyeuse et il entendit la recluse murmurer dévotement :

— Ayez pitié de lui, Seigneur, laissez-le pénétrer au paradis de votre gloire !

La gloire, demain ? La mort, peut-être…