Mercvre de France (p. 282-306).
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XII

C’était lui, assurait-on, qui avait été le principal instigateur de ce crime par suite duquel des prêtres du Seigneur furent frappés par Chrodielde dans la basilique de St-Hilarius.
grégoire de tours

Childéric-le-Saxon était toujours ivre. Coupable de nombreux viols et de meurtres, de séditions et d’adultères, il aurait à lui seul étanché un muid de vin[1], probablement pour noyer ses remords. Il errait dans les campagnes de Poitiers, chassé de la cité d’Auch par sa femme qui le détestait à l’égal de la peste fluente. Comment eut-il vent de la rébellion de ces nonnes demeurant loin de la basilique qu’elles occupaient traîtreusement, on ne le sut point, mais il est à croire que les loups s’entendent hurler à travers des espaces considérables. Une nuit, cet homme pénétra par le verger derrière les cloîtres et entra simplement chez Chrodielde en demandant à boire. Il était grand, large d’épaules, brun comme l’ours dont il portait la dépouille, parlait un langage effroyablement licencieux et riait lui-même à perdre haleine de ce qu’il racontait.

Chrodielde, très fière de cette nouvelle recrue, car Childéric était de noble origine, l’accueillit de la meilleure façon.

Ragna le trouva joyeux compagnon devant les outres.

Harog s’en défia et le tint à distance.

Basine l’exécra aussitôt pour sa dévotion envers Chrodielde.

Les deux cousines se traitaient maintenant en ennemies, se reprochant mutuellement leur orgueil et surtout leur secret désir de domination sur les hommes qu’elles commandaient, chacune jalouse de l’autre. Chrodielde ne savait plus distinguer ses favoris nocturnes, confondant souvent leur titre, appelant Brodulphe-le-Boucher et Boson-l’Adultère tandis que Ragna, aveuglé par sa passion grandissante, ne comprenait point pourquoi elle lui semblait si fatiguée en de certaines circonstances où c’était son tour de faveur. Mais Basine, farouchement chaste, résistait toujours aux ferventes sollicitations d’Harog qui, toujours loyal, couchait sur le seuil de sa chambre entre sa chienne et son couteau pour la défendre contre la témérité des bandits.

Ce clair matin d’hiver, Childéric-le-Saxon tétait une outre, la levant à deux bras sur sa tête au milieu d’un cercle attentif, admirateur de ses exploits :

— Hardi, l’homme noir ! Fais place nette, l’ourson !… Il est pareil à la Boivre qui engloutit le Clain !… C’est vin béni, celui de la messe, le meilleur, tu te sanctifieras ! Hardi, noble Childéric, ne nous laisse pas de quoi pisser le long des murs[2]. Quel incendie ?… Quel pot ! Hardi, gobelet du diable ! Tète bien, l’ourson !

Des femmes, traversant le pavé de l’église en portant des venaisons, lui donnèrent une si rude poussée que l’outre lui croula sur le visage et qu’il fut inondé de vin, riant plus fort que les autres de ce bon tour.

Ces brutes, enfermées depuis longtemps dans une sombre forteresse aux relents singuliers d’encens brûlé et d’on ne savait plus quelle fade odeur de cadavre, se pourrissaient les uns les autres, mangeant trop, buvant davantage, ayant pour humbles servantes les anciennes servantes de Jésus-Christ qu’ils avaient prostituées à leur bon plaisir, séduisant celle-ci, violant celle-là, se les repassant parce qu’elles oubliaient le nom de leurs amants en s’enivrant presque autant qu’eux et tombant dans tous les coins à leur merci. Seul un couple d’êtres privilégiés, un couple d’oiseaux de proie, planait sans se salir les ailes, leurs vrais maîtres à tous par leur âpre volonté de demeurer chastes, et ces brutes les respectaient, ayant une peur superstitieuse de leur sagesse confinant au sortilège.

Comme Childéric-le-Saxon, ayant bien bu, hoquetait, se tenant les côtes, l’un des vantaux barricadés retentit d’un coup sourd.

C’était le poing vigoureux de l’évêque Saffarius.

Il y eut un silence de mort, car jamais personne, jusqu’ici, n’avait osé leur demander ni l’aumône ni les sacrements.

— Voilà qu’on nous apporte le viatique ! fit joyeusement Childéric, très peu soucieux de conserver une dignité quelconque à la révolte de ces gens qu’il ne connaissait que pour l’avoir toléré en lui versant généreusement les produits de leur vol.

Ragnacaire, présent, bondit sur sa hache et Harog, qui arrivait, très inquiet, s’avança vers l’ivrogne.

— Childéric, dit-il l’œil plein d’éclairs, il faut cesser ce jeu, car on va nous attaquer. J’ai vu, des galeries, un grand concours de clercs se rassembler devant le porche.

— Cela va être plaisant si c’est le Saint Chrême… s’entêta le Saxon, moi je n’ai jamais bu de ce baume, j’en voudrais bien tâter une fois en ma vie.

— Ce sont les évêques ! cria Basine qui descendait l’escalier des galeries, toute pâle d’émoi.

— Les évêques… ah ! Quels évêques ? Je vous le disais bien, c’est le Saint Chrême qu’on m’apporte. Vous n’allez pas m’empêcher d’y goûter, mes amis… il y en aura peut-être pour tout le monde !

Ragna s’impatienta :

— Ce n’est pas le jour de braver les dieux quels qu’ils soient. A og ! tu n’es bon qu’à t’enivrer. Cède le pas aux chefs qui vont protéger les femmes.

Chrodielde s’approchait, nonchalante, balayant le pavé de sa robe rouge.

— On se dispute encore ! fit-elle énervée. Laisse-le, Ragna, tu vois bien qu’il a bu beaucoup. Les évêques attendront. Ils ont de la patience, eux !

Childéric se redressa, l’écoutant, fronçant peu à peu les sourcils.

— Ragnacaire n’est qu’un gardeur de porcs ! gronda t-il.

— C’est la pure vérité puisqu’il te garde ! affirma railleusement Basine.

Childéric se mit en colère sous ce cinglement de fouet.

— Je vous entends tous, vous êtes là, me croyant avili par le vin ? Vous pensez tous : il boit bien, mais c’est un petit homme qui ne saurait se mesurer à la grandeur de nos exploits… Tenez, je vous défie. (Et Childéric-le-Saxon sembla se hérisser de tous ses poils d’ours.) À moi tout seul je ferai plus pour Chrodielde et pour Basine que vous tous ensemble. (Se tournant vers la troupe des mendiants et des esclaves, il rugit :) Vous êtes des pourceaux ! Vous êtes des chiens ! Vous êtes des lâches ! Quand on veut livrer bataille, on ne vient pas se cacher dans un trou de taupe. J’ai beaucoup bu, mais je connais la guerre mieux que vous. On court sus à l’ennemi dans les chemins libres et non dans les cryptes bien garanties par de fortes murailles ! Que faites-vous ici ? Nous vivons à la manière des moines. Nous jouons aux dés, mangeant et buvant, caressant les filles. Vous êtes de simples cardeurs de laine ! Vos ennemis… je ne les ai jamais aperçus ! j’arrive ici par une nuit d’enfer et c’est toujours aussi noir chez vous ! Plus je bois, moins j’y vois clair et je n’ai pas la coutume de fermer les yeux en buvant. Qu’est-ce que vous attendez ? Que le ciel nous croule sur la tête ou que vos serpents de prêtres se glissent par les fentes de cette basilique pour nous reprendre le vin de la messe ? Par l’enfer et la croix, les tombeaux sacrés ne feront pas de miracles pour vous, mes agneaux ! Voici qu’on frappe… et vous tremblez comme des brebis malades à l’idée de l’excommunication ! Vous allez voir comment moi, Childéric-le-Saxon, qui ne suis pas de la bande des sorciers enjôleurs de princesses, je vais vous nettoyer la ville ? Si ce sont nos évêques et leurs serviteurs, nous en ferons un exemple qui leur ôtera le goût des discours. Par le giron de Chrodielde qui est aussi doux que la cervoise je me moque de l’abbesse Leubovère et de celle qui doit lui succéder ; ce sont là des histoires de femelles qui ne nous concernent point. Holà, les esclaves, allez me cueillir des verges et enlevez les barres du vantail de Saint-Hilaire… Je vais vous montrer la bonne manière de fouetter un évêque. Pas la peine de prendre tant de précautions ; ces gens-là, plus poltrons que des femmes, ont peur de vous. Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte ! Je veux les battre ! Je veux me battre et vous conduire à la victoire. Il me faut de la lumière, moi, on étouffe ici !…

Un tonnerre de vociférations l’applaudit. On riait et on jurait sans se soucier le moins du monde d’ouvrir cette porte, mais tous commençaient à se sentir libérés par ce langage furieux. La vie qu’on menait menaçait de s’éterniser, on respirait péniblement dans un air trop chargé de l’odeur de l’encens et de cette vague senteur de chairs en décomposition.

Harog frémit des conséquences que pourraient avoir des excès de violence contre les évêques, sans doute venus pour haranguer avant de sévir, selon leur usage.

— Qui commande chez nous ? s’écria-t-il, brandissant son couteau. Est-ce que l’on doit fouetter l’innocent sans savoir soi-même de quoi on est coupable ? Et de quel droit un pareil homme nous traite-t-il de lâches ?

Basine se jeta sur lui pour essayer de le désarmer.

— Silence, berger, laisse hurler ce loup qui va enfin s’user les dents, car il est chez nous une bouche inutile. (Elle ajouta plus bas :) Moi aussi j’ai envie de faire la guerre et de fouetter des gens. Seulement j’aime mieux que ce soit lui qui, le premier, en prenne le droit. Il faut sortir de cette église ou j’y deviendrai folle ! Ce n’est pas la place d’une future abbesse de demeurer parmi des filles de mauvaise vie.

Chrodielde déclara, impassible :

— Quand on essayerait de l’empêcher de faire à sa guise, ce serait peine perdue… Il est fort comme un cheval dès qu’il s’emporte.

On ne savait plus à qui répondre. Les mendiants s’effaraient de la possibilité d’une excommunication, conservant le souvenir des eulogies, et les criminels se moquaient des sacrilèges. Personne, du reste, n’obéissait plus à personne.

L’ivrogne, buté contre le vantail, arracha les barres, tira les verrous, puis ce fut, soudain, l’irruption de la lumière pénétrant à flots, du vent pur chassant l’affreuse odeur des fauves…

Le moment solennel arrivait, mettant les deux partis en présence. D’un côté les rayons du ciel, le jour d’un tendre bleu, tout étincelant des transparentes fleurs du givre, les évêques en grand costume d’or et de soie, leurs clercs allumant des cierges, les diacres dressant les évangiles, aspergeant le parvis d’eau sainte et enfin la croix du Christ se levant, ses bras offerts… De l’autre côté, les ténèbres, l’esprit du mal, les péchés de colère, de luxure, par-dessus tous les péchés celui de l’orgueil d’Harog et de Basine rêvant peut-être de ravir la gloire des anges…

Childéric-le-Saxon, placé entre les deux partis, baissait son front d’ours noir, surpris de tant de clartés. Titubant, les jambes molles, il essayait de s’expliquer maintenant ce qu’on lui voulait, ce qu’il voulait…

Marovée s’avança en tête du cortège, Gundégisil, évêque de Bordeaux, lui ayant cédé son rang parce qu’il était seigneur de la basilique de Poitiers.

— Homme insensé, tu es ivre ! dit le prélat d’une voix tremblante de dégoût, que viens-tu faire chez les séditieux ? As-tu de mauvais desseins contre nous qui leur apportons la remise de leurs peines éternelles s’ils nous veulent ouïr sagement ?

— Moi, fit Childéric-le-Saxon d’un ton bourru, je suis entré chez eux pour boire et je ne me mêle point de vos querelles. Basine est fière comme le jeune faon à son premier bois… Quant à Chrodielde, c’est une urne d’amour… mais j’aime mieux le vin de la messe et je déclare, saint homme, qu’il n’en est pas de meilleur. Je suis ici pour le défendre. Entre si tu veux.

Childéric paraissait monstrueux, la figure encore toute pourpre du vin répandu et les mains comme ensanglantées.

Harog se présenta derrière lui, grave et tout blanc dans une tunique d’agneau, ses seuls cheveux noirs lui assombrissant la face.

— Seigneur Marovée, dit-il, n’entre pas, car je crains pour toi et les tiens des outrages que je ne saurais venger.

— Finissons-en, maugréa Gundégisil hautain, nous entrerons pour communiquer le parchemin de leur excommunication à ces religieuses rebelles. Nous n’avons pas besoin de tes avis, petit berger.

Ragna voulut répliquer. Harog, très maître de lui, lui mit durement la paume sur la bouche.

Et solennellement la procession pénétra sous le porche, entraînant avec elle toute la lumière de ce jour unique où des parias allaient chasser Dieu de sa maison malgré la puissance de l’Église.

Les évêques, plus à leur aise dans une basilique que sur la poussière du chemin, se réunirent en un aréopage imposant, assistés chacun de leur diacre et de leurs clercs tenant les saints évangiles. Au milieu d’eux, sur un billot de chêne, fut déposé le parchemin de l’excommunication. Gundégisil voulait en donner immédiatement lecture, mais Marovée implora de lui la permission de s’adresser une dernière fois aux religieuses révoltées. Il les appela donc par leur nom et déclina leurs titres :

— C’est pour vous que nous sommes ici, Basine, princesse née de Chilpéric, et toi, Chrodielde, que l’on prétend fille de feu Charibert. Au nom des rois régnants, vos parents, nous vous enjoignons de nous ouïr d’une oreille attentive.

Les deux princesses s’étaient assises l’une près de l’autre sur le tombeau de Radegunde, se réconciliant ce jour-là pour tenir tête aux évêques. Le rayon de lumière venu du porche les éclairait, laissant dans l’obscurité derrière elle la troupe d’Harog, pendant que Childéric-le-Saxon, adossé au baptistère, essuyait gauchement le vin de ses joues et tâchait de prendre une contenance plus digne.

Marovée poursuivit, le ton rempli d’une indicible tristesse :

— Nous ne désirons pas la mort des pécheurs, nous les hommes de Dieu, mais la loi de notre religion, votre règle nous ordonnent de vous signifier l’excommunication, mes filles, pour ce que vous avez brisé la clôture de votre monastère et que vous êtes en rébellion armée contre votre abbesse ! Voici le seigneur Gundégisil, évêque de notre métropole, qui va vous lire votre sentence. Par la Sainte Croix à l’ombre de laquelle vous fûtes élevées, mes filles, par le pieux souvenir de la communion, du pain de vie que, si souvent, j’ai rompu avec vous, par la faiblesse de vos membres d’enfant que j’ai tenus à la présentation du baptême, votre évêque et votre père vous adjure de vous repentir !… Que le Saint Esprit vous fasse fondre en larmes de remords la cire de vos yeux, jeunes aveugles dont la beauté maudite a dû enflammer les regards de ces hommes que je vois rôder autour de vous comme des loups dévorants…

— Je ne suis pas un loup ! grommela Childéric, offensé de ce qu’on le comparait à cet animal. Je suis un ours. Un Saxon, c’est un ours…

Marovée, qui ne l’écoutait pas, reprenait :

— … les loups ravisseurs de votre pureté. Parlez donc, mes filles, dites-moi pourquoi je vous retrouve en si vile compagnie, vous les élues de l’abbesse Leubovère, destinées plus tard à fréquenter bienheureusement la société des saints. Voulez-vous véritablement que le pain de la communion vous soit retiré de la bouche en même temps que la sécurité soit extirpée de votre âme ?

À cet instant où Marovée s’arrêtait pour respirer, prêt à verser des pleurs sur les pécheresses, il se produisit un mouvement dans le fond de la basilique : des voix aiguës de femmes se disputaient, essayant de retenir quelqu’un qui avait voulu se précipiter en entendant prononcer le nom de Leubovère. C’était la recluse. Elle se traîna péniblement, accompagnée des suivantes des deux princesses qui se lamentaient, honteuses de leurs habits souillés, s’efforçant d’empêcher un esclandre. La recluse, sa tête d’orfraie branlant sur son col menu, semblait ne rien craindre, nullement intimidée par la solennité du moment. Toujours ivre d’une ivresse prophétique plus terrible que celle de Childéric-le-Saxon, elle se sentait plus forte de toutes les succulentes nourritures absorbées, de toute la générosité des vins bus et elle avait l’impérieux besoin de leur vomir ses imprécations.

— Malheur à Jérusalem ! hurla-t-elle, ses deux bras décharnés tendus férocement vers les évêques épouvantés de son apparition. Malheur aux faux prêtres de la loi de Moïse qui viennent ici le miel de l’hypocrisie sur les lèvres pour lier les volontés des enfants d’Israël et les rejeter vivants dans la noirceur de la tombe ! Malheur aux pères qui parlent d’un amour paternel qu’ils n’ont point conçu avec l’amour de la femme ! Peuple d’Israël, Leubovère m’a laissée gisante au fond d’un sépulcre pour y attendre ma résurrection, mais les voix de la terre m’ont parlé, elles ont pénétré jusqu’à mon cœur, glacé par la peur de l’enfer, pour en faire jaillir une source purifiante. Et cette source est devenue un grand fleuve et le grand fleuve une mer orageuse ! Peuple d’Israël, ce qui vit est seul respectable et les paroles de mort, les gestes de pénitence empoisonnent l’âme, pourrissent le corps. N’écoutez pas les évêques, mes sœurs les princesses et vous mes frères les mendiants. Voici le temps du jugement : Que ceux qui sont sourds aux voix de la terre soient seuls jugés. Malheur à Leubovère l’avare, qui a mesuré le grain que la terre multiplie. Malheur à celle qui a chargé de chaînes les belles filles de la terre pour en faire ce que je suis… Regardez-moi !

Et, disant ces paroles frénétiques, la recluse écarta les haillons de son vêtement, leur exhibant son torse nu où saillaient ses côtes haletantes, prêtes à s’ouvrir pour leur cracher son cœur au visage, ce cœur jadis glacé, maintenant brûlant de haine.

Il y eut une clameur vengeresse de tous les parias mendiants ou criminels. Ces gens, plus naïfs que coupables, voyaient enfin se dresser la raison de leur lutte contre ce qui était la représentation du pouvoir divin. Elle était bien là, en squelette vivant, debout entre les joies de la terre, les basses joies que l’on sait définir et cette lumière d’or, trop infinie, trop impondérable pour arriver à les toucher dans leur chair, émouvoir leurs sens grossiers. Elle se montrait, ombre hurlante de tout ce qui fut une femme heureuse, revenante des extases célestes, fantôme développant son linceul afin de les effrayer, de les avertir, de leur crier de sa bouche édentée, de ses yeux brasillants, de tout son cœur pourri suintant sur sa peau huileuse de reptile des cloîtres : Regardez-moi ! j’étais une femme d’église et je survis à mes croyances qui m’ont rongé le sein !…

Quand la rumeur de la foule se fut un peu apaisée, Basine dit, de son accent sonore de mauvais ange :

— Seigneur Marovée, je te remercie de ta prière, mais cette femme a répondu pour nous. Excuse son audace, les barbares traitements des abbesses l’ont sans doute rendue folle. Pour nous, nous ne rentrerons dans l’obéissance que lorsque Leubovère sera chassée de son monastère. Alors tu pourras choisir entre Chrodielde et moi. Nous sommes nées pour le trône sinon pour l’abbaye. Qu’il daigne t’en souvenir.

Ce mâle langage de jeune clerc instruit de ses droits, sinon de ses devoirs, fit le meilleur effet, et Chrodielde ajouta :

— Nos serviteurs feront justice d’une excommunication que nous ne méritons pas. Marovée, tu protèges une abbesse indigne, tu n’as jamais semé que la discorde par tes conseils, même du temps de Radegunde.

Presque tous les bandits répondirent d’une seule voix :

— Nous jurons fidélité aux princesses ! Haine et mort à leurs ennemis !…

Marovée, horrifié, agita en l’air ses grandes manches de lin.

— Je vous conjure, ô filles des rois, d’empêcher le sacrilège. Ne faites pas couler de sang ici, dans cette basilique où on n’a jamais répandu que le vin de la messe, c’est-à-dire le glorieux sang du Christ mort pour vous racheter tous…, mes filles, mes enfants…

Il se mit à genoux pendant que Gundégisil, suffisamment édifié, saisissait d’une main ferme le parchemin posé sur le billot pour en donner haute et retentissante lecture. Il redoutait un nouveau scandale de la part de l’emmurée, se promettait bien d’étouffer ses cris d’orfraie en lançant plus fort ses anathèmes, lorsqu’un grognement d’ours l’arrêta.

— Je savais bien qu’on nous voulait reprendre le vin de la messe ! rugit tout à coup Childéric-le-Saxon, qui semblait très agité depuis que Marovée avait parlé du sang du Christ. J’en ai beaucoup bu, mais j’en boirai encore, par l’enfer !…

Et se précipitant sur Saffarius, évêque de Périgueux, qui se trouvait le plus proche, il brandit un paquet de verges qu’il avait jusque-là dissimulé derrière lui. Courbant le pauvre prélat sous son poids d’ours en colère, il le plia aisément et lui mettant la tête entre ses robustes jambes lui administra une épouvantable fessée. Les clercs se mirent à invoquer Dieu et tous les Saints, se lamentant et geignant, tandis que les évêques, dont quelques-uns étaient de braves hommes de guerre, essayaient de s’interposer virilement, tirant l’épée de dessous les habits sacerdotaux.

Devant cet inattendu spectacle d’un évêque troussé brusquement comme un esclave qu’on destine à la torture, ou mieux un enfant qu’on châtie, un énorme éclat de rire ébranla les voûtes de la basilique.

C’était la meilleure réponse à tout ce catéchisme puéril.

— Hardi ! l’Ourson ! frappe fort, frappe longtemps ! s’écriaient les bandits, se tordant et se frappant eux-mêmes sur les cuisses.

— Un beau travail, l’Ourson ! Tu nous fais voir la face de l’église à l’envers !… Hardi ! Nous attendons que tu soies fatigué !… Childéric, tu es un homme ! A og ! Passe-moi le fouet que je fasse mes dévotions ! Par la châsse de Radegunde, voici le miracle demandé ! Hardi !… Hardi, l’Ourson, nous sommes-là !

Un tumulte bouleversa l’église. Les clercs et les diacres, revenus de leur stupeur, s’empressaient autour de Saffarius, l’évêque de Périgueux, évanoui autant de honte que de souffrance, le corps en sang.

Basine et Chrodielde, lâchées de nouveau dans la liberté de leurs instincts pervers, riaient d’un sauvage rire de démentes. Cet ivrogne inventait véritablement des farces extraordinaires. Cela leur détendait les nerfs et retardait la lecture de l’excommunication annoncée. Mais un des diacres ayant fait usage de l’épée pour venger son évêque, il s’en suivit une mêlée violente, les bandits ferraillant qui de la hache, qui de la framée, plusieurs portant des coups capables d’assommer ces gens d’église mal informés des ripostes.

Les uns criaient : Merci ! Les autres : Miséricorde ! et les chiens aboyants se joignirent au vacarme, déchirant les vêtements sacerdotaux.

Harog courait à tous les combattants trop acharnés pour les supplier de cesser leurs attaques inhumaines. On ne l’écoutait guère ! Il finit par être obligé de se défendre contre un diacre, qui le pressait, l’épée menaçante. Alors, exaspéré, la gorge serrée par l’angoisse du sacrilège, il le piqua de son couteau, lui traversant le bras. Ce prêtre, appelé Désidérius, détala, emmenant Marovée et répétant : Sauve qui peut ! se croyant déjà mort. Une frayeur tellement immense s’était emparée des évêques, le diable je crois s’en mêlant, que, sortant tous du lieu saint sans même se dire adieu, chacun s’en retourna par le premier chemin qu’il put attraper, Désidérius, diacre de l’évêque d’Autun, en tête de la débandade, qui sans chercher le gué de la rivière du Clain s’y précipita au premier endroit où il atteignit le rivage et fut porté par son cheval nageant sur la prairie du rivage opposé.

Au soir de cette victoire Chrodielde, voyant Harog ramasser de nombreuses épées restées sur les dalles de l’église, lui dit impérieusement :

— Pourquoi donc voulais-tu réfréner les ardeurs de tes hommes ! Nous voici maîtres du terrain et nous n’avons plus besoin de barricader les vantaux du portail. La ville est à nous par ce coup de force. Nous irons librement désormais à la face du ciel, selon l’expression de Childéric, et s’il nous plaît de nommer des intendants pour percevoir le prix des récoltes de Leubovère, d’envahir les domaines des religieuses qui lui sont restées fidèles, rien ne pourra nous en empêcher ?

— Tu feras sagement de ne pas laisser la gloire des batailles te monter à la tête, Chrodielde, répondit Harog soucieux. Massacrer des gens d’église n’est que jeu de femmes. Les soldats du comte Maccon seront plus endurcis. Je crois que nous avons employé là une très mauvaise manière pour te faire obtenir un titre d’abbesse.

Chrodielde balayait les débris des évangiles et vêtements sacerdotaux de la traîne de sa robe écarlate.

— Petit berger tueur de loups, lui répondit-elle, tu es de trop modeste ambition. Je compte devenir mieux qu’abbesse. Il y a des princes en Gaule pour épouser des filles de rois.

Basine, pensive, ne riait plus. Accoudée au tombeau de Radegunde, elle examinait une épée, promenant son ongle sur le fil de l’arme.

— Pour épouser un prince ou devenir abbesse, Chrodielde, il faut savoir conserver la dignité de son rang… et ne pas boire au gobelet de n’importe quel esclave. J’ai dit, prononça Basine.

Chrodielde marchait fougueusement, cavale piaffante devant les vainqueurs.

Brodulphe-l’Adultère se mordit la lèvre en la regardant.

Boson-le-Boucher haussa l’épaule, le sourcil froncé.

Et Childéric-le-Saxon lui tendit sournoisement le gobelet de vin qu’il venait de se faire servir par un esclave, car l’ours avait chaud.

Mais Ragna, le Gaulois roux, rejeta ses cheveux en arrière, comme le lion qui renifle l’odeur du sang.

— Que signifie tes paroles, Basine ? gronda-t-il. As-tu l’intention d’insulter ta cousine en lui rappelant sa conduite envers moi ?

On s’entre-regardait gaiement, clignant de l’œil. Toutes ces brutes, esclaves encore hier, se sentaient aujourd’hui les égaux de leurs maîtresses ; si tous ne buvaient pas au même gobelet d’amour, ils savaient tous que la seule vierge de ce troupeau de servantes du Seigneur était la fille de Chilpéric, dont ils ignoraient, heureusement, la triste aventure chez son père. Par pitié pour son ami Ragna, Harog murmura :

— Il est naturel que des princesses vivant en compagnie des gens de guerre oublient leur naissance… par charité pour les plus braves. Les premiers princes ne sont pas nés autrement, je pense !

On applaudit en heurtant des armes contre les tombeaux.

— Voilà qui est bien répondu ! Harog a la prudence du serpent.

— Ou la lâcheté, jeta Chrodielde, dont tout l’orgueil blessé flambait dans les prunelles.

— Ragna, fit Basine ironique, tu ne défends pas ton ami ? À t’a place, je cracherais au visage de la perfide qui insulte mon frère.

— Ou ton favori ! s’exclama Chrodielde, crispant les poings.

Harog eut un geste de rage. Basine bondit et Ragna, complètement démonté par toutes ces attaques, risqua :

— Enfin pourquoi vous disputez-vous, les femmes nuit et jour, sans trêve, alors que nous, les hommes, nous vous passons toutes vos fantaisies ! Aog ! On se bat, on se querelle et c’est nous les vainqueurs, qui avons tort… Chrodielde ? Harog est-il un homme ?

Une bonne fois, Ragna, tourmenté de secrètes jalousies qu’il n’osait pas s’avouer à lui-même, voulut faire parade de son autorité sur sa farouche amante.

— Harog est-il un homme, lui qui t’a gagné une basilique, et des guerriers, à toi la princesse sans couronne et l’abbesse sans monastère ? lui répéta-t-il, se campant bien en face d’elle, les yeux dans ses yeux.

Chrodielde, la lèvre écumante, riposta : — Ce n’est pas un homme, le seul à qui je déplais… ce n’est pas un homme… c’est… c’est un eunuque !

Elle se retira au milieu d’un silence réprobateur, très offensée de ce que Childéric ne prenait pas son parti dans cette affaire intime.

— Tu sais maintenant qu’il faut lui prouver le contraire, grommela tranquillement le Saxon, se drapant de sa peau d’ours pour s’étendre, désirant cuver son vin. Bonne nuit, Harog, moi j’en ai assez de faire le berger en veillant sur de pareilles brebis !

Harog hésitait. Cracherait-il son mépris au visage de cette louve en chaleur, ou irait-il lui trousser sa robe comme à Saffarius, évêque de Périgueux, pour la fouetter publiquement ? Il contemplait la mine singulière de Basine. Qui savait si cette mystérieuse créature ne pensait point de même. Étaient-ils tous les deux irrémédiablement ensorcelés ?

Se rendant au festin servi en l’honneur de leur succès, il se disait que plus la lumière se faisait sur leurs actes, plus l’ombre de l’église, l’ombre de la Pierre, semblait s’épaissir autour d’eux, leur glaçait le corps après chaque victoire échauffant davantage leurs esprits.

Ils étaient maudits. Ils seraient damnés. À quoi bon tant de vertu, puisque toujours les folies charnelles reparaissent, remontent du fond des imaginations les plus superstitieuses… comme du fond de la crypte, où ils avaient oublié le cadavre d’un cheval mort, d’une pauvre bête monstrueusement décomposée, remontait, toujours plus écœurante, plus troublante, cette effroyable odeur de charogne !…

  1. Il mourut, plus tard, étouffé par de trop copieuses libations.
  2. Locution souvent employée par Grégoire de Tours.