Entrée de la légation américaine à Yédo — Dessin de Thérond d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Les légations à Yédo (suite).

La plus ancienne des résidences étrangères de Yédo est celle d’Akabané, dans le quartier d’Asabou. Le gouvernement japonais en avait fait, en 1858, le caravansérail des ambassadeurs. Ils y trouvaient le gîte, sans ameublement ni autre confort que les nattes et les châssis indigènes. C’est là que sont descendus, tour à tour, M. Donker-Curtius, l’amiral Poutiatine, le baron Gros, le comte Eulenbourg. Depuis 1861 cependant, l’Akabané, si je ne fais erreur, est demeuré désert. Je ne suis pas même bien sûr qu’il existe encore : le feu a dévoré quelques centaines de maisons dans cette partie du quartier d’Asabou ; j’y distinguai un petit nombre de vieilles toitures confondues parmi des échafaudages fraîchement dressés ; l’on s’empressait de tracer de nouvelles rues sur les cendres des anciennes, et, selon l’usage du pays, une enceinte de planches dissimulait aux regards les travaux des ouvriers et le spectacle du désastre qu’ils réparaient.

La légation américaine occupait, dans le voisinage, la bonzerie de Djemfkousi. Quand je la visitai, il n’en restait debout que le temple, la campanille et quelques dépendances. Tout le reste avait été rasé au niveau du sol par un autre incendie, accompagné de travaux de démolition et de sauvetage dont je pus apprécier l’efficacité, en remarquant, par exemple, que les livres arrachés aux flammes avaient été mis en sûreté dans l’étang du jardin.

La légation française du Saïkaïdji, située à dix minutes au nord du Tjoôdji, dans une admirable position, d’où l’on découvre une grande partie de la ville et de la rade, fut aussi atteinte par le fléau de l’incendie, en 1860, pendant que M. Du Chesne de Bellecourt y résidait avec l’abbé Girard ; mais des secours bien dirigés l’ont préservée d’une destruction totale.

Le Tosendji, siége de la légation britannique, est la plus belle et la plus vaste des résidences étrangères. Cette antique bonzerie, propriété du prince Shendaï, fut mise à la disposition de lord Elgin par le gouvernement du Taïkoun, en 1858. Elle est à un kilomètre environ au sud du Tjoôdji, adossée à des collines plantées d’avenues et de bosquets, ou le bambou, le palmier, l’azalée, le saule pleureur, le châtaignier, se marient à des pins de cinquante à cent pieds de haut. Mais il n’est, pour ainsi dire, pas un recoin de cette charmante habitation qui ne rappelle quelque souvenir funèbre. Le pied du mât de pavillon a été rougi du sang de l’interprète japonais Denkouschki ; les abords du portail, la cour, le temple, le premier étage de la légation, sont devenus, dans l’attaque nocturne du 4 juillet 1861, le théâtre d’une affreuse mêlée, qui a laissé cinq morts sur le carreau et dix-huit blessés ; enfin, c’est sur la vérandah, du côté du jardin, que tombèrent, un an plus tard, deux soldats de la marine anglaise, après avoir mortellement blessé l’un de leurs assassins.

Les agents diplomatiques des puissances qui ont conclu des traités avec le Japon ne sont point restés inactifs, on peut le croire, en présence de la situation qui leur était faite à Yédo. Après mûre délibération sur le parti qu’ils avaient à prendre, ils exigèrent et obtinrent du Taïkoun qu’il leur garantît la concession d’un emplacement où l’on pût à la fois réunir toutes les légations, les mettre en état de défense, et assurer leurs communications avec l’ancrage des vaisseaux de guerre.


Porteurs de Norimon (voy. p. 291). — Dessin de Émile Bayard d’après une vignette japonaise.

Il existait, à l’extrémité méridionale du quartier de Takanawa, sur un groupe de collines dominant le Tokaïdo, la rade, la batterie d’odaïwa, un jardin public très-spacieux, appelé Goten-Yama. On jugea qu’il offrait tous les avantages désirables, et l’on s’empressa de mettre la hache dans les vergers de pêchers en fleurs et dans les bosquets de cèdres, où les bourgeois de la cité et les petits samouraïs aimaient à venir en famille, contempler la vue de la baie, prendre le thé, boire le saki, jouir des productions musicales et chorégraphiques des beautés du voisinage. Quand tout fut bien rasé, nivelé, aplani ; quand la nouvelle légation britannique, déployant son imposante façade, ses élégantes galeries, ses pittoresques toitures, eut donné aux nobles et aux manants de Yédo un avant-goût des magnificences que leur promettait le futur quartier des ministres de l’Occident, tout à coup, par une belle nuit d’hiver, la rade resplendit comme d’un immense feu de joie allumé sur le Goten-Yama : aussitôt terminé, le premier palais européen élevé dans la capitale du Taïkoun brûlait de fond en comble. Les autres en sont restés aux travaux de fondation ou aux plans sur le papier, et les représentants des puissances amies du Japon résident encore à Yokohama.


Excursion dans le quartier d’Atakosta.

Un jour, nous annonçâmes à nos Yakounines que nous allions faire une grande promenade à pied dans la direction du Castel.

Cette communication ne leur plut que médiocrement : autant ils aiment à escorter à cheval leurs hôtes étrangers, et à parcourir au grand trot avec eux les longues rues de la capitale, autant il leur est désagréable de prendre part à des excursions pédestres, qui mettent leur vigilance continuellement aux prises avec les fantaisies de la curiosité occidentale.

M. Kaiser et M. Favre, qui avaient gagné dans les veilles du poste de Tjoôdji les bonnes grâces des principaux officiers de la garde, eurent l’heureuse idée de leur fournir un sujet de distraction pour la route. Ils


Légation américaine à Yédo (partie incendiée). — Dessin de Thérond d’après une photographie.

les persuadèrent de profiter de l’occasion pour apprendre

à marcher au pas. Tous les Yakounines, les uns après les autres, se mirent en devoir de suivre consciencieusement la recommandation et l’exemple de leurs instructeurs improvisés. Les bourgeois de Yédo s’arrêtaient à contempler l’allure inusitée de leurs samouraïs, et ceux-ci ne pouvaient s’empêcher de baisser la tête de temps en temps pour jeter un regard de satisfaction sur la pointe de leurs pieds. Quelquefois même, relevant délicatement leur large pantalon de soie, qui ne ressemble pas mal à un jupon, ils dévoilaient tout à coup un superbe alignement de jambes à demi nues et de chaussettes en cotonnade bleue, accompagnées de sandales de paille.

À mesure que la marche se prolongeait, les coiffures, à leur tour, subissaient une ingénieuse modification : les Yakounines détachèrent leurs lourds chapeaux laqués et les suspendirent à leur ceinture comme des boucliers ; après quoi, saisissant un éventail, qu’ils portent volontiers derrière la nuque, sous le collet de leur justaucorps, ils s’en firent une visière, fixée sous la mèche en boudin qui surmonte leur front rasé.

Le tableau ne serait pas complet si je n’ajoutais que nous-mêmes nous étions, quant au costume, à peu près à l’unisson de notre entourage. Yédo est peut-être la seule ville du monde où les Européens parviennent à s’affranchir du despotisme de la mode. Il est impossible de résister à la contagion de toute une immense population qui, sauf à la cour et dans les fêtes solennelles, ne connaît pas d’autre règle, concernant le vêtement, que celle de s’habiller à sa guise et de se déshabiller à son aise, en laissant au voisin la liberté la plus absolue d’en agir de même.

Aussi l’aspect de notre troupe, qui aurait produit une émeute dans n’importe quel lieu habité de l’Europe, ne causa-t-il pas la moindre sensation dans la résidence du Taïkoun. L’on nous regardait sans doute avec une curiosité bien légitime ; mais l’on ne se montrait au doigt t que les cigares des fumeurs de la société et les revolvers suspendus à nos ceinturons.


Forgerons à Yédo. — Dessin de A. de Neuville d’après une vignette japonaise.

Les rues basses et les quais de Takanawa sont, du matin au soir, remplis d’un grand concours de monde. La population stable du quartier me semble n’avoir d’autre industrie que de prélever, de manière ou d’autre, un léger tribut sur les gens qui arrivent ou qui partent. Ici, l’on hache et l’on vend du tabac ; là, on pile du riz et l’on en fait des galettes ; sur toute la ligne on débite du saki, du thé, du poisson séché, des melons d’eau, une infinie variété de fruits et d’autres comestibles à bon marché, étalés sur des tables en plein vent ou exposés dans des appentis ouverts et sur les étagères d’innombrables restaurants. Partout des coulies, des porteurs de cangos et des bateliers offrent leurs services. Dans certaines rues latérales, on loue des stalles pour les chevaux de somme, et des écuries pour les buffles qui amènent au marché les produits des campagnes environnantes ; ils les traînent sur de rustiques charrettes, seuls véhicules à roues que l’on rencontre dans tout Yédo.

C’est aux portes des maisons de thé de Takanawa que débutent les chanteuses, les danseuses, les saltimbanques nomades qui viennent exploiter la capitale. Parmi les premières, il en est qui forment une classe privilégiée, mais astreinte à une certaine discipline de police. On les reconnaît à leurs grands chapeaux plats rabattus sur les tempes ; elles vont toujours deux à deux ou quatre à quatre, lorsque les deux danseuses accompagnent les deux musiciennes : celles-ci jouent du samsin et chantent des complaintes romanesques.

Les saltimbanques favoris des carrefours japonais sont de jeunes garçons qui, avant de commencer leurs tours, se cachent la tête dans un gros capuchon, surmonté d’une touffe de plumes de coq et d’un petit masque écarlate figurant un museau de chien. Les


Le Tosendji, siége de la légation britannique, à Yédo. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

pauvres enfants, en se ployant et se déployant l’un sur l’autre,

au son monotone du tambourin de leur conducteur, présentent le spectacle d’une lutte grotesque et réellement fantastique entre deux animaux à tête de monstre et à membres humains (voy. p 315.)

Aux bruits assourdissants des divertissements de la place publique se mêlent, presque aussi fréquemment qu’à Kioto, les sons des timbres et des clochettes de frères mendiants. J’en vis, pour la première fois, qui n’étaient pas tonsurés et m’informai de l’ordre auquel ils pouvaient appartenir. Notre interprète me répondit que ce devaient être des laïques, de simples bourgeois de Yédo faisant de la dévotion métier et marchandise. Bien qu’ils fussent tous également vêtus de blanc en signe de deuil ou de pénitence, ceux qui portaient une clochette, un long bâton, quelques livres dans un panier, et un grand chapeau blanc orné, sur le côté, d’un dessin du Fousi-Yama, venaient d’accomplir un pèlerinage sur la sainte montagne, aux frais de la charité publique ; et les autres, chargés d’un timbre à la ceinture, d’un vaste chapeau noir et jaune et d’une lourde châsse sur le dos, étaient probablement des chônins, de petits marchands ruinés, qui n’avaient rien trouvé de mieux que de se faire colporteurs et montreurs d’idoles à la solde de quelque bonzerie.



Bourgeois de Yédo, colporteurs et pèlerins. — Dessin de A. de Neuville d’après des esquisses japonaises.

À la hauteur du Hatoban, une longue rue se détache du Tokaïdo, coupe obliquement la chaîne de collines ou sont situées les Légations, et traverse en ligne droite, du sud au nord, la partie septentrionale de Takanawa. Nous la suivîmes jusqu’au bout, et elle nous fit passer successivement par trois zones bien distinctes de la vie sociale de Yédo.

C’était, en premier lieu, celle que je viens de décrire, la zone méridionale, avec sa cohue de gens vivant en plein air de l’exploitation de la voie publique.

Nous rencontrâmes au contraire, derrière les collines de nos bonzeries, une population toute sédentaire, vouée, dans ses demeures, à divers travaux manuels. Les ateliers s’annoncent au loin par des enseignes significatives : tantôt c’est une planche taillée en forme de chaussure, ou sur le patron d’un kirimon ; tantôt un énorme parapluie en papier ciré, ouvert comme un auvent, au-dessus de la boutique ; ailleurs, une quantité de chapeaux de paille de toutes dimensions, enfilés du haut du toit de la maison jusqu’à la porte du magasin. Nous regardâmes un instant des armuriers et des fourbisseurs occupés à monter des cottes de mailles, des éventails de guerre en fer et des sabres de samouraïs. Un vieil artisan, tout nu, accroupi sur une natte, tirait le soufflet de la forge avec l’orteil du pied gauche, et martelait en même temps de la main droite, sur une enclume, la barre de fer qu’il tenait de main


Vérandah de la légation anglaise, à Yédo. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

gauche (voy. p. 308). Son fils, également accroupi et nu,

mettait les barres au feu avec une pince et les passait à son père quand elles étaient rougies.

Cependant le chef de l’escorte nous engagea à reprendre notre marche. Peu à peu la route que nous suivions devint déserte. Nous entrâmes dans la vaste solitude d’une agglomération de résidences seigneuriales.

À notre droite s’étendaient les magnifiques ombrages d’un parc du prince de Satsouma ; à notre gauche, le mur d’enceinte d’un palais du prince d’Arima. Quand nous en eûmes tourné l’angle nord-est, nous nous trouvâmes devant la façade principale du bâtiment : elle se développe parallèlement à une plantation d’arbres, baignée par les eaux d’une limpide rivière qui sépare le quartier de Takanawa de celui d’Atakosta.

Comme Béato se mettait à l’œuvre pour faire une photographie de ce paisible tableau, deux officiers du prince, accourant auprès de lui, l’engagèrent à ne pas continuer son opération. M. Metman les pria de bien vouloir préalablement prendre les ordres de leur maître. Les officiers s’exécutèrent et revinrent au bout de quelques minutes : « Le prince, s’écriaient-ils d’un commun accord, ne permet absolument pas que l’on prenne une vue quelconque de son palais ! » Béato s’inclina respectueusement et ordonna aux coskeis d’enlever la machine ; et les officiers se retirèrent satisfaits, sans se douter que l’opérateur avait ou tout le temps de tirer deux clichés pendant leur absence.


Le palais d’Arima (muraille extérieure). — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Les yakounines de l’escorte, témoins impassibles de cette scène, furent unanimes à applaudir au succès de la ruse de M. Metman. Mais quand celui-ci annonça l’intention de prendre aussi la photographie du castel et du cimetière des Taïkouns, ce fut à leur tour de lui opposer une résistance que rien ne put déjouer ni fléchir,

Il nous fallut même renoncer à pénétrer dans l’enceinte tumulaire. Nous en apercevions très-distinctement la haute pagode et les sombres bosquets de cyprès, à l’arrière-plan de l’un de ces frais paysages aux arbres majestueux, aux vertes pelouses, aux belles eaux courantes, dont la ville de Yédo abonde.

Tout ce que nous pûmes obtenir, ce fut de côtoyer la partie occidentale du lieu sacré.

Nous passons la rivière, sur le pont où s’est commis l’assassinat de Heusken ; et, laissant à notre gauche quelques maisons d’Akabané que l’incendie a épargnées, nous traversons une place bordée d’un côté par un matoban, ou jardin de tir et l’arc, et de l’autre par des murs, des plantations d’arbres, des édifices et un petit lac appartenant au Soyosti : c’est le nom que l’on donne à la grande bonzerie qui a la gloire de recevoir les Taïkouns dans leur dernière demeure. Ils y reposent


Partie du jardin de la légation anglaise, à Yédo. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

sous la protection combinée des deux religions de l’empire.

Le bouddhisme, il est vrai, exerce dans ces lieux la suprématie, et elle s’y étend sur plus de soixante-dix bâtiments sacrés ; mais, dans ce nombre, les anciens dieux, Hatchiman, Benten, Inari, ont chacun leur chapelle, et un temple dédié au culte des Kamis décore l’avenue orientale du Soyosti, du côté du Tokaïdo et de la baie. C’est dans la même direction que se trouve le débarcadère du Taïkoun, établi sur l’île d’Amagoten, à l’embouchure de la rivière Tamori-iké, qui alimente les fossés du castel.

Amagoten forme un parallélogramme régulier et se relie par deux ponts, interdits au public, d’un côté au quartier d’Atakosta, de l’autre a celui de Kio-bassi. J’en ai fait à peu près le tour dans notre sampan consulaire. Les murs de revêtement, les escaliers, les pavillons du débarcadère, les massifs de verdure qui l’ombragent sont admirables de grandeur, de simplicité et d’élégance. Les grands arbres qui, des deux côtés bordent la rivière, à son embouchure, protégent d’un épais berceau de feuillage ses eaux pures et profondes.

Il a été fait des démarches collectives auprès du gouvernement japonais, de la part des ministres de France, de Hollande, d’Angleterre et d’Amérique, dans le but d’obtenir la cession d’Amagoten pour y installer les légations : malheureusement elles n’ont pu aboutir, parce que l’exécution rationnelle de ce plan eût exigé la jouissance de l’île entière, tandis que le gouvernement ne voulait en abandonner qu’une minime partie.

Nous nous sommes éloignés des bâtiments du Soyosti, après avoir atteint la limite nord-ouest de cette vaste bonzerie. C’est là que s’élève le palais du grand prêtre, et l’on montre, au-dessous, l’avenue et le portail réservés exclusivement à l’usage du Taïkoun : il y passe une fois par an, lorsqu’il va faire ses dévotions obligées aux tombeaux de ses ancêtres. Chaque courtisan, à son exemple, visite, en grande cérémonie, un certain jour de l’année, le cimetière de sa propre famille.


Vue prise aux abords d’Akabané. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie.

Nous poursuivons notre route vers le nord. Toute la partie du quartier d’Atakosta qui s’étend à notre droite jusqu’à Amagoten, à l’exception des rues bourgeoises qui longent le Tokaïdo, est occupée par des résidences de daïmios et de hauts fonctionnaires de l’empire.

À notre gauche, quatorze petits temples contigus, ceux de Saïsoostji, s’étendent au pied des collines d’Atagosa-Yama. Un large ruisseau les sépare de la voie publique ; chacun d’eux a son pont spécial, son portail, son préau, ordinairement bordé, sur les côtés, de chapelles ou d’habitations de bonzes ; au fond de la cour, on distingue la chapelle des ablutions, le bosquet sacré, la toiture du sanctuaire.

Cependant la sixième bonzerie fait exception. Lorsqu’on en franchit le seuil, on ne voit d’abord devant soi qu’une grande cour dallée, au milieu de laquelle s’élève un majestueux tori de granit ; et quand on a passé sous la porte sacrée, on se trouve en face de deux candélabres placés au pied d’une esplanade où l’on monte par quelques degrés ; puis il s’en présente une seconde, bordée de grands arbres dont les branches se croisent de part et d’autre comme les arceaux d’une cathédrale gothique. C’est alors que l’on distingue à travers leur feuillage un large escalier de pierre, dont le sommet se perd parmi les massifs de verdure.

Nous le gravissons peu à peu jusqu’au haut de la colline : il compte environ une centaine de marches, régulièrement étagées. Il y a toutefois à sa droite un autre chemin d’un accès plus facile, tracé obliquement le long des pentes boisées et composé d’une série d’escaliers entrecoupés par des terrasses pourvues de reposoirs.

Un oratoire délabré, avec quelques idoles insignifiantes, et de spacieuses galeries ouvertes, rayonnant autour d’une maison de thé, occupe le sommet


Petits saltimbanques à Yédo (voy. p. 308). — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

d’Atagosa-Yama. Les jeunes sommelières de la maison s’empressent

de nous servir des rafraîchissements, et nous prenons un instant de repos avant de nous approcher des pavillons qui, aux deux extrémités de la terrasse, se détachent librement sur le ciel.

Enfin le moment vient où nos regards vont planer sur la grande cité. Nous commençons par le pavillon du sud. L’on est d’abord tout ébloui de l’étendue et de l’éclat du tableau. Le soleil descend à l’horizon, dans un ciel sans nuage ; la transparence de l’atmosphère nous permet de distinguer les forts à la surface lumineuse de la baie. Mais sur tout l’espace qui s’étend de la rade au pied de notre colline, la vue ne sait où s’arrêter : on dirait un océan de longues rues, de murailles blanches, de toitures grises. Rien n’interrompt la monotonie de ce tableau, si ce n’est, çà et là, quelques beaux groupes d’arbres au noir feuillage, ou quelque temple dont le pignon surgit comme une vague au-dessus des lignes onduleuses des habitations. Dans un quartier de notre voisinage, une large trouée faite à travers les rues, comme si une trombe y avait passé, signale la trace d’un récent incendie, et, plus loin, le sombre massif des collines consacrées à la sépulture des Taïkouns offre l’image d’une île solitaire dominant une mer houleuse.


Portail d’Atagosa-Yama. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

Le panorama du pavillon du nord est encore plus uniforme, si c’est possible. Il embrasse les quartiers spécialement habités par la noblesse, et il a pour limite, à l’horizon, les remparts et les parcs touffus du castel.

Les daïmio-yaskis ou résidences seigneuriales, auxquelles nous donnons improprement le nom de palais, ne diffèrent entre elles que par leurs dimensions en étendue. Les plus opulentes et les plus modestes présentent le même type d’architecture, le même caractère de simplicité. Elles se composent d’une première enceinte continue de bâtiments réservés à la domesticité et aux hommes d’armes du prince. Ces bâtiments n’ont qu’un étage au dessus du rez-de-chaussée, et forment un carré long, qui est toujours entouré d’un fossé. Une seule toiture les recouvre, sans autre solution que le fronton d’un portail pratiqué généralement au centre de chacun des côtés du parallélogramme. Une seule muraille les protége, et le plus souvent elle n’offre d’autre issue sur la voie publique que ce même portail. Quant aux fenêtres, elles sont en grand nombre, basses et larges, régulièrement espacées sur deux lignes parallèles, et ordinairement fermées par un grillage en bois.

Une seconde enceinte, à l’intérieur, séparée de la première par une cour et quelques dépendances, contient la résidence seigneuriale proprement dite. Les principales pièces et la vérandah de l’habitation donnent sur le jardin, qui est orné d’un étang entouré de frais ombrages. Tel est l’asile silencieux, inviolable, où le fier daïmio se renferme, au sein de sa famille pendant les six mois de l’année que les lois de l’empire l’obligent de passer à la capitale.

Nous ne pouvons d’ailleurs apprécier les conditions de résidence de la noblesse japonaise, que d’après ce que nous en découvrons dans ce quartier vu à vol d’oiseau. Aucun Européen n’a franchi le seuil d’un yaski japonais. Les ministres du Taïkoun, à l’exemple des seigneurs, n’ont jamais admis dans leurs propres demeures la visite des ambassadeurs étrangers. Les rapports personnels, d’ailleurs extrêmement restreints, s’entretiennent sous la forme cérémonielle d’audiences, qui ont lieu dans certains bâtiments de l’administration, correspondant à nos ministères. De ce nombre sont les deux goïodji, hôtels et écoles de la marine, sur les bords de la baie, et le gokandjo bounio, siége du département des finances, l’extrémité nord-ouest d’Atakosta.

Les édifices de cette catégorie ont, en général, la même apparence extérieure que les palais de daïmios.


Idoles de l’oratoire d’Atagosa-Yama. — Dessin de Tournois d’après une photographie.
Les quartiers autour du Castel.

Le panorama d’Atagosa-Yama ne nous avait encore fait découvrir que le quart, tout au plus, de la grande capitale. Vers le nord, nos regards s’étaient arrêtés aux murs d’enceinte de la résidence du Taïkoun. Nous résolûmes de consacrer une autre journée à parcourir les quartiers situés tout autour du Castel, et qui forment avec celui-ci la partie centrale de Yédo.

Si l’on pouvait les embrasser d’un coup d’œil, ils apparaîtraient, vus à vol d’oiseau, sous la figure de deux cercles concentriques, dessinés par les lignes bleues de larges canaux, communiquant entre eux et avec la baie au moyen de nombreux embranchements.

Notre nouvel itinéraire se borne toutefois aux quartiers spécialement occupés par la maison du Taïkoun et par la noblesse féodale. Laissant donc de côté la cité bourgeoise, à l’est de la résidence, nous entrons dans la première enceinte ou zone extérieure du Castel, par un pont qui relie le quartier d’Atakosta au sud, à celui de Kourada au nord. Marchant ensuite à l’occident, nous traversons, à l’ouest du Castel, le quartier de Bantsio, et, au nord du Castel, une partie du quartier de Sourougats. De là, nous pénétrons dans l’enceinte intérieure, et, traversant du nord au midi le quartier des daïmios, nous nous retrouvons dans celui de Kourada, et enfin à notre point de départ.

Tel est le plan que nous exécutâmes en quatre heures de marche. Il déroula devant nos pas, comme les replis d’un mystérieux labyrinthe de pierre, les remparts, les tours, les palais, où s’est abritée, depuis plus de deux


Intérieur d’un grand temple bouddhiste, appartenant au Taïkoun, à Yédo. — dessin de Thérond d’après une peinture japonaise.

siècles et demi, la puissance des Taïkouns. C’est un

spectacle imposant, mais qui laisse une impression glaciale. L’ordre de choses politique institué au Japon par l’usurpateur Hiéyas rappelle vaguement le régime de la république vénitienne sous la domination de son conseil des Dix. Il en a sinon toute la grandeur, du moins toutes les terreurs : la sombre majesté du chef de l’État, le mystère impénétrable de son gouvernement, l’action latente et continue d’un système d’espionnage officiellement organisé dans toutes les branches de l’administration, et traînant dans l’ombre, à sa suite, les proscriptions, l’assassinat, les exécutions secrètes.

Mais la comparaison avec Venise ne peut aller au delà. C’est en vain que l’on chercherait à Yédo, dans la vaste étendue des glacis du Castel, quelque monument qui méritât d’être mentionné à côté des merveilleux édifices de la place Saint-Marc et du quai des Esclavons. Le goût artistique fait complétement défaut à la cour des Taïkouns. On l’abandonne au peuple avec la poésie, la religion, la vie de société, toutes choses superflues qui ne feraient qu’embarrasser les rouages de la machine gouvernementale. D’un bout à l’autre de la hiérarchie administrative, chaque fonctionnaire étant flanqué d’un contrôleur attitré, le génie des employés s’épuise à ne rien faire, à ne rien dire, qui puisse fournir matière à des rapports compromettants. Quant à leur vie privée, elle se cache, comme celle des nobles Japonais en général, derrière les murailles de leurs forteresses domestiques. Tandis que les rues bourgeoises, composées de maisons toutes grandes ouvertes sur la voie publique, sont constamment animées d’une foule d’allants et de venants de tout d’âge et des deux sexes, dans les quartiers aristocratiques l’on n’aperçoit ni femmes, ni enfants, si ce n’est à la dérobée, à travers le grillage des fenêtres, dans les bâtiments des gens de service.


Un officier du Taïkoun faisant sa visite annuelle aux tombeaux de sa famille. — Dessin de J. Pelocq d’après une peinture japonaise.

Tl y a donc à Yédo deux sociétés en présence, dont l’une, armée et privilégiée, vit comme emprisonnée dans une vaste citadelle ; et l’autre, désarmée, soumise à la domination de la première, semble jouir, en apparence, de tous les avantages de la liberté.

En réalité, toutefois, un joug de fer pèse sur la bourgeoisie de Yédo. Sur cinq chefs de famille, l’administration taïkounale en établit un comme magistrat sur les quatre autres. Des lois iniques punissent toute une famille, tout un quartier, pour le crime d’un seul de leurs membres. La propriété, la vie même des citadins ne sont entourées d’aucune garantie légale. Les extorsions et les actes de brutalité des gens à deux sabres demeurent le plus souvent impunis. Mais le bourgeois se rabat sur les compensations que lui offrent les charmes de sa bonne ville. Si le régime des Taïkouns lui paraît dur quelquefois, il se souvient que les Mikados n’ont pas été toujours débonnaires : l’un d’eux, parmi les anciens, aimait à faire parade de son habileté à tirer de l’arc, en abattant, à coups de flèches, des paysans qu’il invitait à monter sur les arbres.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)




Yédo : Vue prise sur un quartier incendié et sur les parcs du castel. — Dessin de Thérond d’après une photographie.



Yédo : Vue prise sur la baie, des hauteurs d’Atagosa-Yama. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
  1. Suite. — Voy. p. 289.