Corps de garde. — Dessin de A. de Neuville d’après un dessin de M. Roussin.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Les siogouns. — Trahison du premier ministre Hiéyas. — Fin tragique du fils de Fidé-Yori.

On a vu que, vers la fin du seizième siècle, le siogoun Fidé-Yori avait fait construire une vaste route, nommée le Tokaïdo, à travers l’empire. Des étapes y furent établies à vingt minutes de distance les unes des autres : c’est l’espace que franchissent encore aujourd’hui, sans se reposer, les coureurs impériaux qui font le service de la poste aux lettres. On trouve dans ces stations, des coureurs prêts à relayer leurs camarades, des chevaux de somme et des chevaux de selle avec des harnais de rechange, des officiers de douane et de police et un piquet d’hommes de guerre ayant à leur disposition, pour armer des renforts, un ratelier garni de fusils et de lances. Enfin tout un réseau de signaux de jour et de signaux de nuit se développe sur les hauteurs, pour donner l’alarme jusqu’au quartier général des forces du gouvernement, dès les premiers indices de danger.

Au milieu de ces travaux, qui, par leurs résultats, avaient toute l’importance d’une occupation permanente des provinces féodales, Fidé-Yori fut honoré par sa cour du surnom de grand (Taïkosama), que l’histoire lui a conservé. C’était en 1598, et il ne devait pas voir la fin de cette année. Aussitôt qu’il ressentit les approches de la mort, il se hâta de prendre les dernières mesures que lui paraissait réclamer la consolidation de sa dynastie. Bien que son fils Fidé-Yori fût encore mineur, il lui donna en mariage la fille de son premier ministre Hiéyas, et confia aux soins de cet ami la régence de l’empire. Hiéyas s’obligea par un serment solennel, signé de son sang, à déposer ses pouvoirs aussitôt que l’héritier présomptif serait en âge de monter sur le trône. Il ferma les yeux à Taïkosama, lui fit de magnifiques obsèques et gouverna pendant cinq ans le Japon sous le titre de régent, en s’appliquant à éloigner systématiquement des affaires le jeune Siogoun. Mais celui-ci avait des conseillers, qui devinaient où Hiéyas en voulait venir, et savaient susciter toutes sortes d’obstacles à la réalisation de ses plans ambitieux. Hiéyas les somma de lui livrer le château fort d’Osaka, où ils avaient établi la résidence de son gendre. Sur leur refus il investit cette place. Après plusieurs mois d’une héroïque résistance, la garnison dut capituler. Fidé-Yori, mettant de ses propres mains le feu à son palais, se précipita dans les flammes avec ses serviteurs.


Coureur impérial, porteur de dépêches. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Hiéyas, proclamé siogoun, justifia son parjure et la fin tragique de Fidé-Yori en accusant ce prince d’avoir secrètement pactisé avec les chrétiens. L’armée lui prêta le serment de fidélité. Le mikado sanctionna son usurpation. Le peuple se prosterna sur son passage avec la docilité de l’esclave.


Le Tokaïdo. — Les abords de Yédo. — Sinagawa.

D’après un dicton japonais, il faut, pour être heureux aller vivre à Yédo. À ce compte, le bonheur n’est pas chose facile pour les Européens établis au Japon. Les agents diplomatiques jouissent seuls du droit de résider au siége du gouvernement du Taïkoun, et deux ou trois années d’expérience des conditions attachées à l’exercioe de ce privilége, les ont tous déterminés à transporter leur domicile réel à Yokohama, y rapportant l’impression d’avoir été traités à peu près comme des prisonniers d’État de haute distinction. Mais, en dépit de cette politique revêche, et malgré les ennuis d’un espionnage continuel, que de bonnes découvertes, que de fines et judicieuses observations, enlevées à la course et par dessus les épaules des yakounines, se trouvent consignées dans les relations de MM. Oliphant, Lindau, de Moges, Roussin, Heine, Spiess, Kreyher, Rutherford Alcock ! Combien elles jettent plus de jour sur les diverses classes de la société de Yédo, et sur le vrai génie du gouvernement taïkounal, que si celui-ci eût fait, avec une civilité empressée, les honneurs de sa résidence aux ambassades étrangères !

Nous devons notamment à M. Lindau un excellent aperçu sommaire de l’étendue, de la population, et de la distribution par quartier, de la ville de Yédo[2].

Cette cité, à tous égards extraordinaire, occupe, d’après M. Lindau, une superficie de terrain de quatre-vingt-cinq kilomètres carrés, et renferme environ un million huit cent mille habitants ; l’auteur ajoute qu’en 1858 les éléments de cette énorme population se divisaient comme suit : les bourgeois, marchands et artisans, au nombre de cinq cent soixante-douze mille huit cent quarante-huit ; les daïmios, leurs maisons, les gens de leur suite, représentant approximativement un chiffre de cinq cent mille habitants ; la maison du Taïkoun, évaluée à cent quatre-vingt mille âmes les membres du clergé, supputés à deux cent mille ; les voyageurs et les pèlerins, à deux cent mille ; les mendiants et les parias, à cinquante mille. J’ai lieu de croire que malgré les fluctuations auxquelles la population de Yédo est plus sujette que celle de toute autre ville, l’on peut encore aujourd’hui adopter le résultat des calculs de M. Lindau, comme se rapprochant aussi près que possible de la réalité.


Taikosama (Fidé-Yori). — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.

C’est à l’usurpateur Hiéyas que revient le mérite d’avoir fait de Yédo la capitale politique du Japon et la résidence obligatoire des familles seigneuriales de l’empire. À cette époque, au commencement du dix-septième siècle, elle n’égalait en importance ni la miako pontificale, ni la commerçante Osaka, ni même Nagasaki. Mais elle offrait, comme cette dernière cité, l’avantage d’une position stratégique facile à défendre du côté de la terre, et considérée comme inexpugnable du côté de la mer. Nagasaki, à l’ouest, au fond d’une baie de l’île de Kiousiou, et Yédo, à l’angle sud-est du Nippon, formèrent les deux têtes de ligne de cette grande route militaire dont nous avons parlé, le Tokaïdo, qui traverse de l’occident à l’orient, les contrées les plus riches et les plus populeuses du Japon. Kæmpfer, qui fit deux fois partie des ambassades de la compagnie des Indes néerlandaises à Kioto et à Yédo, a compté sur le parcours du Tokaïdo, ou à proximité, trente-trois grandes villes ayant châteaux, et cinquante-sept petites villes ou bourgades non fortifiées, sans parler d’un nombre infini de villages et de hameaux.

Il ne faut pas moins de vingt-cinq à trente jours pour se rendre de Nagasaki à Yédo par le Tokaïdo, à l’aide des moyens de transport en usage parmi les indigènes, qui n’en connaissent pas d’autres que le cheval ou le palanquin.

On distingue deux sortes de palanquins : le norimon et le cango.

Le premier, qui réclame, pour de longs voyages, l’emploi de quatre porteurs, est une grande et lourde caisse, ou l’on peut s’accroupir assez commodément. Les parois en sont de bois laqué et contiennent deux portières à châssis. Bien que le norimon soit, par excellence, le véhicule de la noblesse, il n’admet pas d’ornements de luxe, et il condescend à prêter ses services aux dames de la classe bourgeoise et aux courtisanes attitrées, moyennant que les unes et les autres occupent une certaine position de fortune ou de considération dans la société.

Le cango n’est qu’une légère litière de bambou, toute ouverte sur les côtés. Elle n’exige pas plus de deux porteurs. Ceux-ci marchent toujours d’un pas rapide et cadencé. Ils se reposent un instant toutes les vingt minutes. Quand ils reviennent à vide, chacun d’eux porte seul, à tour de rôle, sur son épaule, le cango suspendu à une extrémité de son axe de bois.

Quant aux chevaux de somme, destinés au transport des marchandises et des voyageurs, ils vont au pas, derrière leur conducteur, la tête baissée, retenue par une courroie, attachée, sous le ventre, à la sangle qui entoure le corps de l’animal. Les Japonais, au lieu de ferrer ces chevaux, leur entourent les sabots d’un petit paillasson, qui ne dure guère au delà d’une journée de marche. À mesure que ces chaussures se détériorent on les jette et les remplace immédiatement, car l’on ne manque pas d’en avoir dans ses bagages une provision de rechange. Les piétons en usent de même avec leurs sandales de paille tressée. Les routes du Japon sont toutes jonchées de chaussures abandonnées, ayant servi, les unes aux voyageurs pédestres, les autres aux chevaux de transport.

Le Tokaïdo est interrompu, sur plusieurs points de son parcours, par des bras de mer et des rivières torrentueuses. De grandes barques, faisant service de coche, traversent en deux heures le détroit qui sépare l’île de Kiousiou de Simonoséki.

La plupart des voyageurs et même des pèlerins profitent de l’occasion des grosses jonques marchandes de la mer intérieure pour faire le trajet de Simonoséki à Hiogo. Il n’y a qu’une demi-journée de marche de Hiogo à Osaka, et une journée d’Osaka à Kioto.

C’est entre cette dernière ville et Yédo que sont les parties les plus pittoresques de la route.

On franchit en bateau l’anse méridionale du charmant lac d’Oïtz, et plus loin une crique de la mer intérieure dans la province d’Idsou.


Chevaux de somme. — Dessin de Émile Bayard d’après des esquisses japonaises.

Quant aux rivières sur lesquelles les constructeurs indigènes n’ont pu, malgré toute leur habileté, établir de ponts, il faut les passer sur des bateaux plats ou sur les épaules de vigoureux porteurs, spécialement préposés au service du gué. C’est une profession qu’ils exercent de père en fils. Ils forment même une corporation, qui indemnise les voyageurs en cas d’accidents personnels ou d’avaries de bagages. Un mouchoir noué sur le front et une ceinture autour des hanches composent tout leur costume. Pour le reste du corps, le tatouage supplée au vêtement, selon l’usage généralement répandu parmi les coulies des grandes cités japonaises. Ce genre de peinture n’admet que des sujets héroïques, tels que la lutte du héros de Yamato contre le dragon, le tribunal du grand juge des enfers, et l’image de ce brave incomparable qui, au moment même ou sa tête tombait sous le glaive, sut encore arracher, d’un coup de dents, un pan de la cotte de mailles de son ennemi.

Les prix de passage, toujours extrêmement modérés, varient selon que l’on engage huit hommes pour se faire transporter en norimon, ou quatre hommes avec une litière, ou deux hommes et un brancard, ou enfin un simple porteur. Dans ce dernier cas, qui est le plus fréquent, le voyageur se met à cheval sur la nuque du porteur, et celui-ci l’empoignant par les deux jambes et lui recommandant de bien garder l’équilibre, s’avance dans l’eau à pas lents, fermes et mesurés. Le procédé est le même pour les indigènes des deux sexes. Ils s’y prêtent avec une égale docilité, et cheminent de conserve en fumant leur pipe et se communiquant leurs observations sur la hauteur des eaux et la longueur du trajet.


Un gué. — Dessin de Émile Bayard d’après des peintures japonaises.

Quelquefois une crue subite de la rivière intercepte le passage. On en est quitte pour s’installer dans les maisons de thé de la berge, d’où l’on regarde couler l’eau jusqu’à ce que les porteurs viennent annoncer que le gué est de nouveau praticable.

À trois journées de marche de Yédo, le Tokaïdo passe au pied du Fousi-yama. Il n’en est séparé que par le lac d’Akoni. Des milliers de pèlerins se rendent annuellement en procession au sommet de la merveilleuse montagne. Ils y sont accueillis par les moines d’un couvent édifié sur les bords mêmes du cratère, qui s’ouvrit pour la première fois l’an 286 avant Jésus-Christ, et vomit ses dernières laves en 1707.

Les collines d’Akoni, toutes couvertes de forêts où abonde le gros gibier, ne donnent accès a aucune autre route que celle du Tokaïdo. La direction des chemins tracés dans les diverses provinces à l’ouest et au sud de Yédo est telle, que tous se relient à cette grande artère, tandis que celle-ci, sur le revers du col, se trouve tout à coup emprisonnée dans un étroit défilé, muni de lourdes barrières et de corps de garde fortifiés. C’est là que tous les voyageurs doivent exhiber leurs passe-ports et soumettre leurs effets à l’inspection des préposés du gouvernement. Ni le rang des grands daïmios ni leur suite imposante ne les affranchissent de ces formalités. Elles ont très-spécialement pour but d’empêcher qu’il ne se fasse des expéditions clandestines d’armes de guerre dans les provinces seigneuriales, non plus que des tentatives d’évasion de la part des nobles dames que leur naissance et les lois de Taïkosama condamnent à résider à Yédo.

Non content de ces précautions, qui n’embrassaient pas les provinces du nord, Hiéyas et ses successeurs ont cru devoir protéger de ce côté les abords de leur capitale par une longue muraille, aux portes de laquelle on passe à l’inspection des officiers de la douane et de la police.

Au delà des monts d’Akoni, le Tokaïdo domine le golfe d’Odowara, où l’on distingue, au loin, sur la rive orientale, la ville de Kamakoura ; puis il se dirige par Odongaïa, vers la baie de Yédo, qu’il atteint au village de Kanagawa, en face de Yokohama.

Toutes ces localités ont été le théâtre d’assassinats commis sur des étrangers inoffensifs et de diverses nations, par des gens appartenant à la classe des samouraïs, ou nobles japonais ayant le privilége de porter deux sabres.

Le major Baldwin et le lieutenant Bird, officiers anglais, sont tombés non loin de la statue du Daïboudhs de Kamakoura.

Le cadavre du lieutenant Camus, officier français, a été relevé, tout mutilé, à l’entrée du village d’Odongaïa. Un négociant anglais, M. Lenox Richardson, a rendu le dernier soupir sur le seuil de la maison de thé de Manéïa, près de Kanagawa.

Deux officiers russes et deux capitaines de la marine marchande hollandaise, M. Vos et M. Decker, ont été hachés en pièces dans la grande rue de la ville japonaise, à Yokohama.

Un interprète japonais du ministre d’Angleterre et l’interprète hollandais de la légation américaine, M. Heusken, ont péri dans les rues de Yédo.

Tout le personnel de la légation britannique a failli être victime d’une attaque nocturne, qui fut repoussée à la suite d’une sanglante mêlée. Deux soldats anglais ont été tués à leur poste, dans une seconde attaque de la même légation.

Ce sont là des événements dont il est difficile de faire complétement abstraction lorsque l’on réside dans la contrée ou ils se sont passés, et surtout lorsque l’on est à la veille de s’installer à Yédo.

Le gouvernement du Taïkoun se montre toujours disposé à renchérir sur les dangers que présente le séjour de sa capitale. Cela ne l’empêche point d’ajouter qu’il est profondément humilié pour son pays d’un si triste état de choses. D’un autre côté, quand il se trouve à bout d’expédients pour surseoir à la réception d’une ambassade, rien ne lui tient plus à cœur que de prouver à ses hôtes étrangers combien étaient fondées les craintes qu’il avait cru devoir leur exprimer.

Le résultat de cette tactique est facile à prévoir : l’on se garde bien d’attendre la fin de la démonstration, et l’on fait en sorte de partir juste au moment où celle-ci ne pouvait plus manquer de s’appuyer de quelque petit malheur, à titre d’exemple ; témoin ce feu de cheminée qui détruisit la légation américaine, en laissant intacts, bien entendu, tous les droits que le ministre se plaisait à invoquer pour justifier la prolongation indéfinie de sa résidence au siége de l’administration taïkounale.

Nous savions donc, à l’avance, que notre installation à Yédo ne serait pas de longue durée. Nous prîmes le parti, avant de l’opérer, de mettre à profit la période des préliminaires pour pousser des reconnaissances dans divers quartiers de la capitale, chaque fois que l’occasion nous était offerte d’y aller échanger quelque communication avec les gouverneurs des affaires étrangères ; et comme notre mission, une fois installée, devait se composer de six personnes, nous convînmes de nous diviser, jour par jour, en deux ou trois escouades, afin de poursuivre, en autant de directions différentes, les explorations que nous avions projetées.

Dès que l’on se rend à Yédo par la voie de terre, il faut accepter pour la route l’escorte d’une troupe de yakounines à cheval. Nous leur donnâmes rendez-vous au bac de la rivière Lokgo, limite assignée aux résidents de Yokohama pour leurs promenades vers le nord de la baie. Nous traversâmes dans notre sampan le bras de mer qui sépare Benten de Kanagawa. Nos chevaux nous attendaient dans ce dernier village, et nous jouîmes d’une dernière heure de liberté en suivant à notre aise le Tokaïdo, sillonné de deux files interminables de voyageurs à pied, à cheval, en norimon, en cango ; ceux qui allaient à la capitale, longeant comme nous le côté droit de la chaussée, et ceux qui en revenaient tenant le côté gauche.


Une maison de thé. — Dessin de Émile Bayard d’après des gravures japonaises.

On fit une halte à la maison de thé de Manéïa, toute grande ouverte, sur la façade et les deux ailes, à une foule d’allants et de venants ; les nattes disparaissaient sous des groupes pittoresques de convives accroupis ; la paroi du fond était occupée par les fourneaux, les bouilloires fumantes, les étagères d’ustensiles et de provisions ; d’alertes sommelières circulaient à droite et à gauche, distribuant avec grâce les plateaux laqués, chargés de tasses de thé, de coupes de saki, de poissons frits, de gâteaux et de fruits de la saison. Devant le seuil, assis sur les larges et courts reposoirs de l’auberge, des artisans et des coulies se donnaient de l’air avec l’éventail, et des femmes allumaient leurs pipes au brasero commun. Tout à coup un mouvement d’horreur se manifeste parmi les hôtes et les sommelières : un détachement d’officiers de police, escortant un criminel, vient aussi prendre des rafraîchissements. On se hâte d’offrir aux hommes à deux sabres du thé bouillant et du saki au bain-marie, tandis que les coulies qui portent le prisonnier dans une corbeille en treillis de bambou ne présentant aucune issue, déposent leur fardeau sur le sol et s’appliquent, avant tout, à essuyer au moyen d’une longue pièce de crêpe, la sueur qui ruisselle entre leurs omoplates. Quant au misérable, que l’on entrevoit affaissé sur lui-même, l’œil hagard, la barbe et les cheveux hérissés, il va être enfermé et torturé dans les prisons de Yédo, pour y répondre des méfaits dont l’accuse un écriteau suspendu à son ignominieuse corbeille.

À vingt kilomètres environ de Kanagawa, la jolie bourgade de Kawasaki s’étend sur la rive droite du Lokgo jusqu’aux longues plages formées par les atterrissements de ce fleuve limoneux.

Elles tracent au loin, dans la mer, connue une ligne de démarcation entre la rade de Kanagawa et celle de Yédo.


Temple bouddhiste à Kawasaki. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Kawasaki possède plusieurs temples parmi lesquels celui de Daïsi-Gnawara-Hégensi me semble être un des monuments les plus purs de l’architecture bouddhiste au Japon. J’ai entendu des versions différentes sur le culte auquel il est consacré, entre autres une légende miraculeuse se rapportant au saint qui y est l’objet spécial de la vénération des fidèles. Il possédait à un si haut degré la vertu de la contemplation qu’il ne s’aperçut pas qu’un feu de charbons placé près de lui, dans un réchaud, lui dévorait les mains pendant qu’il était absorbé dans ses méditations.

La traversée du Lokgo s’effectue dans de grands bateaux plats, que l’on charge, pêle-mêle, de voyageurs et de chevaux. Nos yakounines nous attendaient sur la rive gauche. Après les compliments de rigueur, chacun enfourcha sa monture, et l’on partit au grand trot, dans une confusion complète, qui finit cependant, à la longue, par faire place à un ordre de marche régulier.

Quoique le Tokaïdo ne le cède, en général, à aucune de nos grandes routes de l’Europe, et qu’il ait sur elles l’avantage d’être bordé sur toute son étendue, de trottoirs ombragés de belles plantations d’arbres, c’est aux environs de la capitale qu’il est le plus mal entretenu. Une journée de pluie convertit en fondrières les rues des nombreux villages que l’on traverse à partir de Kanagawa. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, le Japonais révèle à la fois une intelligence tout à fait remarquable des œuvres de civilisation, et, lorsqu’il en vient à l’application, une insouciance non moins extraordinaire de la perfection des détails.

Enfin nous sommes dans la banlieue de Yédo. Une courte halte au seuil de l’une des nombreuses maisons de thé du village d’Omori nous met en présence d’une joyeuse société de bons bourgeois de la cité, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. On dirait, sauf le costume, quelques scènes de nos cabarets de barrières. D’autres groupes, non moins bruyants, assiégent un vaste magasin, spécialité d’articles en jonc, paille et bambou, qui s’annonce au loin par une confuse symphonie de flageolets, de trompettes, de flûtes de Pan, livrés à l’essai des jeunes amateurs. Une infinie variété de jouets de bambins, de chapeaux de fantaisie, d’animaux en paille tressée, peinte et vernie, sont mis à l’étalage : on y distingue l’ours de Yéso, le singe du Nippon, le buffle domestique, la tortue centenaire traînant comme une longue queue les touffes d’herbes marines qui croissent sur sa carapace.

Mais le temps presse, et la vue de la rade couverte de blanches voiles, excite notre impatience. Bientôt nous longeons le bord de la mer. La chaussée repose sur de fortes fondations à pierres perdues ; mais les vagues qui s’y brisaient autrefois, expirent maintenant parmi les algues et les roseaux. À notre gauche s’étend un bois de pins et de cyprès, au-dessus desquels volent des troupes de corbeaux et quand nous apercevons une lointaine clairière, nos guides nous apprennent que c’est la place des exécutions capitales, Dzousoukamori, ou du moins celle du sud de la grande ville, car il y en a une seconde pour les quartiers du nord.


La population de la plage de Sinagawa. — Dessin de Émile Bayard d’après des croquis japonais.

Rien n’égale l’aspect sinistre de ces lieux. Même si l’on est assez heureux pour n’y pas rencontrer des têtes exposées ou des cadavres abandonnés aux chiens et aux oiseaux, l’on ne peut voir sans horreur ces terres remuées qui recouvrent les derniers restes des suppliciés, ce pilier de granit portant je ne sais quelle inscription funèbre, cet ignoble appentis en planches destiné à servir d’abri, pendant l’exécution, aux officiers qui la président, et enfin, dominant le tout, la gigantesque statue du Bouddha, lugubre symbole de l’expiation implacable et de la mort sans consolation.

Aussitôt après avoir dépassé la place où la haute justice du Taïkoun étale aux yeux du peuple ses vengeances exemplaires, l’on entre dans le faubourg le plus mal famé de Yédo, Sinagawa, qui commence à deux milles au sud de la ville et se relie à celle-ci aux portes du quartier de Takanawa.

Le gouvernement a pris des mesures de police pour que les étrangers qui viennent à Yédo, ou qui résident en cette ville, ne passent par Sinagawa que de jour et sous une forte escorte.

Ce n’est pas que la population stable de ce faubourg ne soit fort inoffensive ; elle se compose, en majeure partie, de bateliers, de pêcheurs, de gens de peine. Mais elle habite les cabanes qui longent la plage, tandis que les deux côtés du Tokaïdo sont bordés, presque sans interruption, de maisons de thé de la pire espèce. On y rencontre la même écume de la société que dans nos grandes cités d’Europe et d’Amérique, et en outre une classe très-dangereuse d’hommes sans aveu, qui est propre à la capitale du Japon. Ce sont les lonines, officiers sans emploi, appartenant à la caste des samouraïs, et gardant en conséquence le droit de porter deux sabres. Les uns sont des fils de famille qu’une vie de débauche a jetés hors de la maison paternelle ; les autres ont perdu par leur inconduite la place qu’ils occupaient au service du Taïkoun ou dans la maison militaire de quelque daïmio ; d’autres encore ont été renvoyés par un chef que le malheur des temps forçait à restreindre ses dépenses au moyen de réductions opérées dans le personnel de sa suite.

Le lonine, privé de la solde qui le faisait vivre et ne connaissant que le métier des armes, n’a généralement pas d’autre ressource, en attendant un nouvel engagement, que de se réfugier dans les repaires du vice, où il rémunère par d’ignobles offices l’hospitalité qu’il y reçoit. La clientèle qu’il y attire ajoute de nouveaux éléments de perversité à ceux dont le faubourg abonde. Il s’établit une organisation, une discipline dans le désordre même. Il y a des chefs de lonines qui tiennent sous une dépendance aveugle des bandes de misérables. C’est à eux que s’adressent, pour leur œuvre de sang, les mystérieux racoleurs qui se font les instruments des vengeances de familles ou des haines politiques de la noblesse japonaise. Comme certaines rues aux environs de la Tour de Londres, le faubourg de Sinagawa est abandonné par la police pendant la plus grande partie de la nuit. Les femmes elles-mêmes descendent sur le Tokaïdo, et assaillent les voyageurs attardés, pour les entraîner dans les hôtelleries qu’elles desservent.

Les lonines ont si bien le sentiment de l’abjection dans laquelle ils vivent que, lorsqu’ils sortent de leur gîte, ils prennent ordinairement la précaution de se cacher la figure sous un grand chapeau à bords rabattus, ou au moyen d’une pièce de crêpe dont ils s’enveloppent la tête, de manière à ne laisser voir que leurs yeux.

C’est dans leur voisinage, sur les hauteurs du quartier de Takanawa, que le gouvernement japonais a établi le siége des légations étrangères.


Les quartiers du midi. — Les légations.

Un groupe de huit grands quartiers occupe l’espace compris entre le faubourg de Sinagawa au sud, la baie à l’est, la première enceinte de fossés du castel taïkounal au nord, et les campagnes de la province de Mousasi à l’ouest.

Ce sont, dans la direction du sud au nord, le long de la baie : Siba-Takanawa et Atakosta ; à l’ouest de ceux-ci : Mégouro Siroga-Néhen, Asabou et Akasaka ; enfin, à l’ouest de ces deux derniers : Avoï-Yama, Sendaka-Tané et Yostouïa, qui sont bornés au nord par une grande chaussée venant de l’intérieur du pays et aboutissant au pont occidental des fossés du castel.

Ces huit quartiers du midi de Yédo sont essentiellement plébéiens. Ils renferment même une forte population agricole, vouée à la culture des jardins potagers, des rizières, de toutes les terres arables que les habitations n’ont pas encore envahies.

Celles-ci se composent d’une multitude de chétives demeures habitées par des pêcheurs, des cultivateurs, de petits artisans, des marchands en détail, des officiers du dernier rang, et des restaurateurs de bas étage.

Quelques résidences seigneuriales rompent l’uniformité des constructions en bois, par les lignes monotones de leurs longues murailles blanchies au lait de chaux.

Les bonzeries et les temples sont clair-semés, partout ailleurs que dans les deux quartiers de la baie. À lui seul Takanawa en possède près de trente. Mais la dévotion doit s’être retirée vers le nord de la ville ; car c’est parmi ces temples que le gouvernement a pu choisir sans inconvénient les bâtiments nécessaires à la réception des ambassades et à l’installation des légations étrangères.

Les ambassades que le Taïkoun a reçues, depuis 1858, se sont généralement présentées par la voie de mer devant sa capitale.

On se figure sans doute, en Europe, que leur apparition à bord de grands bâtiments de guerre, et leur débarquement au bruit des salves de l’artillerie n’auront pas manqué d’offrir aux Japonais un spectacle des plus imposants. En réalité, je crois que si elles se sont proposé de donner à leur entrée à Yédo un caractère de solennité, elles ont dû marcher de déception en déception.

Le voyage d’abord, la traversée de Yokohama à Yédo, est propre à dérouter toutes les idées que l’on peut se faire des approches d’un port de mer qui compte près de deux millions d’habitants. La distance que l’on franchit jusqu’à l’ancrage de la capitale est de quinze milles nautiques environ. Il semble que l’on devrait, sans interruption, croiser ou dépasser une multitude de jonques allant et venant sur cette unique route de l’immense cité. Il n’en est rien : à la sortie de la rade de Kanagawa, la mer est presque déserte ; et au delà des plages sablonneuses de Kawasaki, ce n’est que le nombre croissant des barques de pêcheurs qui annonce la proximité de Yédo.

Au Japon, en effet, il y a absence complète de commerce par eau sur les côtes du Grand océan ; dans le golfe de Yédo cependant, quelques jonques font le cabotage, mais elles ne dépassent guère la limite de la première ligne de douanes : elles s’arrêtent à Uraga, d’où leur cargaison s’expédie à la capitale sur les flancs des chevaux de somme. Le Tokaïdo et d’autres chaussées de moindre importance sont donc les vraies artères de l’alimentation de Yédo, et il y règne une animation d’autant plus grande que la voie de la mer est plus délaissée.

Ce n’est pas tout : non-seulement nos bâtiments de guerre font la traversée de Yédo sans attirer l’attention d’autres spectateurs que les pauvres pêcheurs de la baie, mais ils sont contraints, en raison du peu de profondeur de la rade, à jeter l’ancre à deux ou trois milles au midi de la capitale, tout à fait hors portée de la vue des citadins. On comprend que l’effet des saluts de mer, à une pareille distance, ne doit pas être très-majestueux. Quant aux batteries indigènes, dont les abords de Yédo sont hérissés, aucune d’elles ne répond aux salves étrangères.

Six forts, de figure polygone, construits sur pilotis en travers de la baie, à quelques encâblures du rivage, défendent l’accès de Yédo, à la hauteur du faubourg de Sinagawa.

C’est au sud-ouest de ces forts que se trouve l’ancrage des navires européens ; ils y stationnent généralement en compagnie de trois ou quatre gros vaisseaux de guerre japonais et d’une demi-douzaine de jonques que leur tirant d’eau empêche de rejoindre ce que l’on appelle le port des jonques, à l’embouchure du grand fleuve qui traverse la ville de Yédo.


Sinagawa : Filles d’auberge assaillant les voyageurs. — Dessin de Émile Bayard d’après une esquisse japonaise.

À l’ouest, une batterie de côte, celle d’Odaïva, protége sur la rive le Goyodji, l’une des écoles de marine du gouvernement, et croise ses feux sur la rade avec ceux des forts détachés. Elle est située à l’extrémité d’une langue de terre formée par la rivière qui sépare Sinagawa du quartier de Takanawa.

La côte orientale de la baie, que l’on entrevoit à peine à l’horizon, paraît être abandonnée sans autre protection que les nombreux atterrissements dont elle est bordée.

L’on ne descend jamais officiellement, à Yédo, ailleurs que dans l’enceinte du débarcadère ou Hatoban de Takanawa. On ne saurait y parvenir qu’en chaloupe, et c’est, depuis l’ancrage, un trajet d’une heure à une heure et demie. Encore faut-il avoir soin de profiter de la marée montante ; sinon, l’on court le risque de ne pouvoir aborder qu’à la suite de manœuvres aussi longues qu’ennuyeuses, opérées au moyen de petits bateaux plats, que les coulies du Hatoban firent à bras, en cheminant, les jambes plongées dans la vase jusqu’au-dessus du genou.


Lonines en embuscade. — Dessin de A. de Neuville d’après des croquis japonais.

Nulle ville ouverte ne présente un aspect plus inhospitalier que Yédo, vue du côté de la mer. L’on dirait un parc immense dont l’entrée est interdite. Les collines, richement boisées, sont parsemées de chalets et de vieux temples aux énormes toitures. À leur pied, s’étendent de longues rues de maisons en bois et quelques bâtiments aux murailles blanches ; mais sur toute la vaste étendue de l’arc de cercle que la baie dessine entre Sinagawa et le Hatoban, l’on ne distingue absolument rien qui réponde à nos notions de quais, de port, de débarcadère : partout des murs, des planches, des palissades ; nulle part des escaliers, des jetées, quoi que ce soit qui invite à prendre terre. Le Hatoban lui-même se cache derrière une palissade en grossier pilotis, ayant deux issues latérales sur la baie, et il se compose tout uniment de trois ou quatre mauvaises planches jetées sur quelques pieux en avant d’une terrasse munie d’une palanque, dont la porte donne accès dans la cour des bâtiments de la douane.

C’est là que les délégués du gouvernement japonais souhaitent la bienvenue aux envoyés étrangers et les prient d’agréer les services de la garde d’honneur que le Taïkoun a bien voulu charger du soin de leur protection. Ces formalités accomplies, les principaux personnages des deux nations en présence montent à cheval ou en palanquin, et le cortége, dûment organisé, sort de sa prison par la porte de la douane qui ouvre sur le Tokaïdo. Au bout de quinze à vingt minutes de marche, entre deux haies de curieux des deux sexes accourus des boutiques, des maisons de thé et des maisons de bains du voisinage, dans un négligé très-pittoresque sans doute, mais peu fait pour rehausser la dignité du spectacle, l’on gravit les collines de Tanakawa, l’on entre dans les solitaires ruelles des enceintes claustrales, et bientôt l’on a franchi le seuil de cette autre prison privilégiée qui porte le titre de légation.

Les bâtiments du temple de Tjoôdji, siége de la légation hollandaise, avaient été mis à ma disposition par le représentant de S. M. le roi des Pays-Bas au Japon. Comme ils étaient alors inoccupés, ils ont servi d’asile ou de résidence aux membres de la légation suisse toutes les fois qu’ils ont fait des excursions ou un séjour prolongé dans la capitale. J’y fus introduit, lors de ma première visite officielle à Yédo, par le commandant de la corvette néerlandaise la Méduse, M. le lieutenant-colonel de Casembroot, aide de camp du roi, qui devait, un peu plus tard, avoir l’honneur de franchir le détroit de Simonoséki sous le feu des batteries du prince de Nagato, en relevant héroïquement le gant que le parti féodal japonais s’avisait de lancer à la civilisation européenne.


Entrée du Tjoôdji, siége de la légation hollandaise, et résidence de l’ambassade suisse, à Yédo. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Après avoir pris congé de ce brave officier supérieur et de son digne état-major, je restai seul au milieu d’une centaine de Yakounines, avec trois de mes compatriotes, M. Brennwald, secrétaire de légation, M. le lieutenant d’artillerie Iwan Kaiser, et M. James Favre-Brandt, attachés de légation, et deux Hollandais, M. le vice-consul Metman, adjoint à la mission suisse, et M. Édouard Schnell, remplissant les íbnotions d’interprète.

Nous avions amené de Benten le personnel de service nécessaire. Notre installation, préparée de longue main, fut promptement terminée.

Si la quiétude du gouvernement de S. M. Taïkounale n’en eût pas été si gravement troublée, je me serais volontiers accommodé du Tjoôdji pour y passer les quelques mois d’été. Comme ce petit temple délaissé est entouré, de tous côtés, d’autres lieux sacrés presque aussi solitaires, l’on y trouve le calme de la campagne à proximité de l’animation des grandes rues de la cité.

La route qui y conduit depuis le Tokaïdo est partiellement taillée en degrés. Des murs de couvent et une grande porte noire à deux battants, surmontée d’une toiture, annoncent l’entrée de la légation.

L’ancien préau du cloître est bordé, sur deux côtés, de constructions en bois, parmi lesquelles on distingue une loge de portier, un corps de garde, des stalles à chevaux, un magasin de fourrage.

À l’extrémité du préau, en face de l’entrée, un grand escalier d’une vingtaine de marches en dalles de granit, conduit à une esplanade supportant, à droite, un autre corps de garde, et à gauche des habitations de bonzes. Enfin, au-dessus de l’esplanade, un escalier plus étroit et plus court que le premier aboutit au jardin qui précède le temple de Tjoôdji. Un troisième corps de garde y est installé, au pied des mâts ou flottent les pavillons de la Hollande et de la Suisse.

La façade principale des bâtiments autrefois sacrés se cache à demi derrière des touffes d’arbustes toujours verts. En m’approchant du péristyle, je le vois occupé par un groupe d’officiers japonais. L’un d’eux me complimente en hollandais et n’annonce qu’il a été chargé par son gouvernement de m’offrir ses services en qualité d’interprète ; puis il me présente le commandant de la garde, qui est, dit-il, l’un des aides de camp du Taïkoun. De son côté, le commandant nous fait les honneurs de son quartier général. Il l’a établi dans l’ancien sanctuaire, qui ouvre sur le péristyle, et il déclare qu’il y passera toutes les nuits. Nous convînmes que M. Kaiser et M. Schnell occuperaient une pièce adjacente, reliant le temple aux édifices et aux galeries du cloître, qui formaient l’aile droite de la bonzerie et la résidence exclusive de la mission.


Idole et grotte du Tjoôdji. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. Humbert.

À l’une des extrémités de ce massif de constructions ; à peu près sur l’alignement des mâts de pavillon, nous avons établi la cuisine et un petit atelier à l’usage de l’habile photographe Béato, récemment arrivé de l’Inde et de la Chine à Yokohama ; et nous réservons une longue galerie vitrée pour l’exposition des objets d’art et d’industrie que les courtiers de la cité viennent y étaler. L’autre extrémité, qui s’avance dans un enclos semi-circulaire derrière le temple, se compose de trois grandes pièces contiguës : le salon, ma chambre à coucher et la salle à manger, toutes trois entourées d’une galerie ouverte. C’est la partie la plus paisible et la plus fraîche de la bonzerie. Un étang bordé d’iris et de nénufars occupe le centre de l’enclos ; il est alimenté par une source qui suinte d’une grotte voisine, tapissée de plantes grimpantes. À côté de cette grotte, on voit dans une niche entourée de feuillage, une ancienne idole de grès, qui possède encore son petit autel et son tori. Un pont rustique jeté sur le ruisseau conduit à un sentier qui serpente parmi les arbres et les rochers jusqu’aux palissades supérieures de l’enclos. Là, sous un abri de pins et de lauriers, l’on a taillé un reposoir d’où la vue domine les jardins et les bâtiments du Tjoôdji, et se perd sur la rade et les forts qui la protégent.

À l’heure du coucher du soleil, ce petit tableau est plein de charme. Le ciel et la baie s’animent des plus riches couleurs. Le feuillage des collines resplendit d’une


La garde de la légation suisse, à Yédo. — Dessin de A. de Neuville d’après des photographies.

illumination soudaine. L’étang se colore de teintes pourprées.

Puis l’ombre envahit le verdoyant enclos et gagne peu à peu les groupes d’arbres qui l’entourent. Les oiseaux de la plage viennent en grand nombre y chercher un asile. Bientôt les touffes du feuillage se découpent en noir sur le ciel argenté, et l’étang reflète, comme une glace, les rayons tremblants des étoiles.

C’est alors que la ronde de nuit parcourt, silencieuse, tous les recoins de la bonzerie. Elle poste de distance en distance une sentinelle munie d’un falot en papier de couleur. Les factionnaires japonais s’accroupissent tranquillement après avoir placé les lanternes à leurs pieds. L’un est à l’angle de la vérandah du salon ; un deuxième, au reposoir du point culminant de l’enclos ; un troisième, près du pont de l’étang ; d’autres encore, derrière le temple et à la porte de ma chambre à coucher, et entre le tori et l’issue de la salle à manger. Le service des patrouilles se fait avec exactitude. À leur approche, les sentinelles se lèvent et crient : Dalédah ? L’on répond par le mot d’ordre de la nuit. Le chef du poste a soin de me le communiquer régulièrement par écrit, en japonais et en hollandais.


Pont aux abords du Hatoban, à Yédo. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Le spectacle de cet appareil militaire me poursuit même sur le chevet de mon lit : à travers les châssis de papier de ma chanbre à coucher je vois luire dans le jardin et sur la vérandah les falots de nos sentinelles ; et, ce qui doit mettre le comble à ma sécurité, c’est que nul obstacle ne s’interpose entre mes gardes et moi, car toutes nos portes sont à coulisse et parfaitement franches de serrures.

Je ne puis parler par expérience de l’intérieur des autres légations. Elles étaient alors fermées, les membres du corps diplomatique s’étant retirés à Yokohama. J’ai lieu de présumer que, sauf quelques variantes, elles offrent à leurs hôtes des conditions d’existence fort analogues à celles que je viens d’esquisser.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. les tables du deuxième semestre de 1866 (quatorzième volume).
  2. Voyage autour du Japon, par Rodolphe Lindau. Paris, 1864. L. Hachette et Cie.