Le héros Yashitzoné (voy. p. 326). — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE.[1]


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Les quartiers autour du Castel (suite).

Dans les pays façonnés au despotisme, c’est une chose assez embarrassante pour le pauvre peuple que de savoir où sa patience doit s’arrêter. En république, il devient exigeant ; parce que la république lui ouvre les perspectives d’une amélioration sociale continue, et que tout gouvernement républicain reste nécessairement au-dessous de la tâche qui lui est imposée par un tel programme. Sous le régime du bon plaisir, au contraire, on sait gré au despote de ne pas faire tout le mal qu’il pourrait ; on lui tient compte de ce qu’il veut bien ne pas se montrer pire encore qu’on ne le connaît.

Un empereur japonais, qui était né sous la constellation du Chien, ordonna à ses sujets que les chiens fussent respectés comme des animaux sacrés, que l’on s’abstînt d’en tuer, et qu’à leur mort on eût soin de leur procurer une sépulture honorable.

L’un de ses sujets, dont le chien avait péri, se mit en devoir de l’enterrer sur les collines tumulaires. Chemin faisant, et las de porter le cadavre de l’animal, il se permit de dire à un ami qui l’accompagnait, que le décret de l’empereur lui paraissait ridicule.

« Garde-toi de murmurer, répondit son camarade, et songe que notre empereur aurait pu tout aussi bien naître sous le signe du Cheval ! »

Le quartier de Kourada (Sotosa-Kourada-Nagata-Sto), qui forme la première grande ligne de défense du Castel, du côté du sud, est entouré d’eau de toutes parts, excepté à l’ouest où il n’est sépare du quartier de Bantsio que par des places d’armes appartenant au Taïkoun. Dix ponts de bois, cintrés, sont jetés sur ses larges fossés. Les ponts du midi aboutissent à des portes fortifiées, derrière lesquelles la route fait un coude qui l’expose en plein aux meurtrières des remparts et des blockhaus de l’intérieur.

Un fort détachement de troupes du Taïkoun occupe le corps de garde adossé à la porte que nous traversons. Les simples soldats sont des gens des montagnes d’Akoni, qui rentrent dans leurs foyers après un service de deux ou trois années. Leur uniforme, en cotonnade bleue, rayée de bandes blanches sur les épaules, se compose d’un pantalon collant et d’une chemise semblable à celle des volontaires garibaldiens. Ils portent des chaussettes de coton, des semelles de cuir attachées par des sandales, et un ceinturon dans lequel est passé un grand sabre au fourreau laqué. Leur giberne, accompagnée de la baïonnette, est suspendue au côté droit par un baudrier. Un chapeau pointu en carton laqué, rabattu sur les tempes, complète leur accoutrement ; mais ils ne le mettent que pour monter la garde ou se rendre à l’exercice.


Soldat du Taïkoun. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de Wirgman.

Quant aux fusils de l’armée japonaise, bien qu’ils soient tous à percussion, ils varient de calibre et de construction, selon leur provenance. J’en ai vu de quatre sortes différentes aux râteliers d’une caserne de Benten, où un yakounine me fit la faveur de m’introduire. Il me montra d’abord un modèle hollandais, puis une arme de qualité inférieure, sortie d’ateliers que l’on avait établis à Yédo, pour travailler d’après ce modèle ; ensuite un fusil américain, et enfin le fusil Minié, dont un jeune officier enseignait le maniement à un peloton de soldats dans la cour de la caserne.

Je remarquai que cet instructeur commandait l’exercice en hollandais. Il tenait de la main droite une baguette de fusil, et la grâce de ses mouvements, ainsi que la douceur de sa voix, me l’eût fait prendre de loin pour un maître de danse dirigeant avec un archet les pas de ses élèves. Je l’engageai à venir voir chez moi le fusil de chasseur et la carabine suisses. Une demi-douzaine de ses camarades répondirent avec lui à cette invitation. Quand ils eurent échangé leurs observations : « Nous comprenons, me dit l’un d’eux, que ces armes sont supérieures à celles que nous connaissons, quant à la portée et à la précision du tir ; mais il faudrait les perfectionner encore, en les transformant de manière quelles puissent se charger par la culasse. »

Ils avaient vu, quelques jours auparavant, des fusils à aiguille entre les mains des soldats de marine de la corvette prussienne la Gazelle.

Malgré cette prompte intelligence des progrès réalisés dans les armes de guerre de l’Occident, les Japonais n’ont pas encore pu s’affranchir du lourd attirail militaire de la féodalité. Le casque, la cotte de mailles, la hallebarde, le sabre à deux mains sont de rigueur dans les revues et les grandes manœuvres. Des corps d’archers flanquent les colonnes d’infanterie équipées à l’européenne, des chevaliers dignes du temps des croisades apparaissent dans la poussière des trains d’artillerie.

Tous les Samouraïs s’étudient journellement, dès leur bas âge, au combat corps à corps, aussi bien à la lance qu’au sabre à deux mains, au glaive et au couteau. Le quartier que nous traversons possède, à lui seul, deux champs de courses et plusieurs bâtiments destinés aux exercices d’équitation et d’escrime de ses nobles habitants. Nous voyons passer des maîtres d’armes, accompagnés de leurs élèves et suivis de coskeis qui portent des trophées de lances et de sabres de bois, ainsi que des gants, des masques et des plastrons qui me rappellent ceux dont on fait usage dans les salles d’escrime à la rapière des umniversités allemandes.

Les jouteurs, encore échauffés de la lutte, ont rejeté sur une épaule leur manteau de soie et ouvert leur justaucorps sur la poitrine. Ainsi allégés, ils cheminent à


Général, officier et pages japonais (anciens costumes de guerre encore en usage dans les troupes du Taïkoun). — Dessin de A. de Neuville d’après des photographies et des gravures japonaises.

l’aise, dignes et silencieux, comme il convient à des

gentilshommes. Un officier de haut rang, qui a été simple spectateur de leurs exercices, garde dans son costume une tenue exempte de toute recherche de ventilation ; mais il croit pouvoir se dispenser de conserver, au sortir de la séance, ses gants de coton blanc, dont les manches remontent jusqu’au coude, et il en a ganté la poignée de ses deux sabres, sans se douter le moins du monde que cette ridicule combinaison lui donne, à nos yeux, l’apparence d’un mannequin ambulant.


Un maître d’escrime. — Dessin de Émile Bayard d’après une esquisse japonaise.

J’ai assisté plus d’une fois à des assauts d’armes de yakounines. Les champions se saluent avant de s’attaquer. Souvent celui qui est en garde met un genou en terre pour mieux croiser le fer et parer plus solidement les coups de son adversaire. Chaque passe est accompagnée de poses théâtrales et de gestes expressifs ; chaque coup provoque, de part et d’autre, des exclamations passionnées ; puis les juges interviennent et prononcent emphatiquement leur verdict ; enfin une tasse de thé assaisonne l’entracte, et la joute recommence de plus belle.

Il y a même une escrime à l’usage des dames japonaises Leur arme est une lance au fer recourbé, que l’on peut comparer avec celle des faucheurs polonais. Elles la portent la pointe penchée vers le sol, et la manient réglementairement dans une série d’attitudes, de poses et de mouvements cadencés, qui fourniraient de charmants motifs de ballet. Il ne me fut pas permis de jouir longtemps de ce gracieux spectacle, que j’aperçus en passant devant une cour entr’ouverte. Les yakounines en fermèrent la porte, en m’assurant que les


L’escrime au Japon. — Dessin de Émile Bayard d’après des gravures japonaises.

usages du pays n’admettaient pas de témoins aux passes

d’armes féminines.

On dit que les amazones japonaises se servent aussi avec beaucoup d’adresse d’une sorte de serpette retenue à leur poignet, par un long cordon de soie. Cette arme est destinée à être lancée à la tête de l’ennemi, puis immédiatement retirée à l’aide du cordon de soie.

Les hommes lancent de même l’éventail et le couteau, mais sans les attacher, et tout à fait selon le procédé que l’on emploie en Italie pour jeter le stylet.

Yashitzoné, l’un des héros de l’ancien empire des Mikados, était de taille exiguë et ne portait ni bouclier, ni casque, ni hallebarde ; cependant il défiait les plus redoutables chevaliers, et ne manquait jamais de les battre en combat singulier. Grâce à l’habileté avec laquelle il jouait de son éventail de guerre pour éblouir son antagoniste, distraire son attention, ou même lui porter un coup entre les deux yeux, il était assuré de le mettre en défaut et de le tenir bientôt à la merci de son sabre. Les dessinateurs japonais le représentent debout au sommet d’un pilier, où il s’est élancé pour esquiver un coup de hallebarde de je ne sais quel formidable assaillant, tout bardé de fer : là, il se tient en équilibre sur un pied, et agitant de la main gauche son éventail, il balance son sabre de la main droite, l’œil fixé sur la tête gigantesque qu’il va faire tomber d’un seul coup (V. p. 321).


Samouraï enfant, suivi de sa sœur portant le sabre du jeune gentilhomme. — Dessin de Émile Bayard d’après une gravure japonaise.

C’est dans leurs armes que les nobles japonais font le plus de luxe et mettent le plus d’orgueil. Leurs sabres surtout, dont la trempe est sans rivale, sont généralement enrichis, à la poignée et sur le fourreau, d’ornements en métal gravés et ciselés avec une grande finesse. Mais ce qui fait principalement la valeur de ces armes, c’est leur ancienneté et leur célébrité. Chaque sabre, dans les vieilles familles de daïmios, a sa tradition, son histoire, dont l’éclat se mesure au sang qu’il a versé. Un sabre neuf ne doit pas rester vierge entre les mains de celui qui l’achète. En attendant que l’occasion se présente de le plonger dans le sang humain, le samouraï qui en est devenu possesseur l’essaye sur des animaux vivants et, mieux encore, sur des cadavres de suppliciés. Quand le bourreau lui en a livré, moyennant autorisation supérieure, il les attache en croix ou sur des chevalets dans une cour de son habitation, et il s’exerce à trancher, taillader et pourfendre, jusqu’à ce qu’il ait acquis assez de force et d’adresse pour couper à la fois, par le milieu du torse, deux cadavres liés l’un contre l’autre.

On peut se figurer l’aversion que les armes à feu de l’occident doivent inspirer à ces gentilshommes japonais, pour lesquels le sabre est à la fois l’emblème de leur vaillance et de leurs titres de noblesse. Quand un fils de samouraï est encore trop jeune garçon pour qu’on puisse lui passer des armes à la ceinture, on le fait accompagner, à la promenade, d’un coskei ou même d’une grande sœur, qui marche respectueusement derrière lui, à quelques pas de distance, en tenant de la main droite, par le milieu du fourreau, un sabre d’ailleurs approprié à la taille du petit personnage. Encore un an ou deux et l’escrime va devenir la principale occupation de sa vie !

Le Taïkoun ayant envoyé une élite de ses jeunes yakounines à Nagasaki pour y apprendre le maniement des armes a feu, sous le commandement d’officiers hollandais, lorsqu’ils furent de retour à la capitale et répartis dans les casernes où ils devaient faire l’instruction de la nouvelle infanterie japonaise, leurs anciens camarades, criant à la trahison, s’emportèrent jusqu’à les assaillir à main armée. De part et d’autre il y eut des victimes. Cependant la déchéance du sabre n’en est pas moins irrévocable. Malgré le prestige traditionnel dont la caste privilégiée s’efforce encore de l’entourer ; malgré le mépris qu’elle affecte pour les innovations militaires d’un gouvernement qui lui est d’ailleurs antipathique, l’arme démocratique, égalitaire par excellence, le fusil s’introduit au Japon, et avec lui, sans aucun doute, une incalculable révolution sociale, comme le fait assez pressentir la résistance instinctive, mais infructueuse des représentants du régime féodal.

La conduite même des chefs du parti féodal doit avoir pour effet de précipiter la catastrophe. Les


Vue prise dans le quartier des daïmios, à Yédo. — Dessin de Thérond d’après une peinture japonaise.

conspirations de palais, les assassinats politiques se multiplient

à Yédo avec une effrayante rapidité. Il paraît avéré que non-seulement plusieurs ministres d’État, mais deux Taïkouns successivement ont péri de mort violente dans l’espace des douze dernières années. Le même sort a atteint le gotaïro ou régent, Ikammon-no-Kami, tuteur du jeune souverain qui est mort en 1866. Son palais est situé sur une colline, dans la partie septentrionale du quartier de Kourada, en face des larges fossés et des hautes murailles de la dernière enceinte du Castel. Il domine, à l’est et au sud, de grands carrés de rues formés par plus de cinquante résidences seigneuriales, parmi lesquelles celles des familles Kouroda, Yamasiro, Aki, Siwo, Ossoumi, Sinano, Simosa, Bizen, Tanga, Wakasa. C’est dans ce voisinage princier que, le 24 mars 1860, à onze heures du matin, le Régent, porté en norimon et sortant du Castel par le pont de Sakourada, avec une escorte de quatre à cinq cents hommes, fut assailli par une bande de dix-sept lonines, sur la spacieuse voie publique qui longe le fossé dans la direction de son propre palais. Des deux côtés l’on se battit avec acharnement : une vingtaine de soldats de l’escorte tombèrent à leur poste ; cinq conjurés périrent les armes à la main ; deux s’ouvrirent le ventre ; quatre furent faits prisonniers ; les autres s’échappèrent, parmi eux le chef de l’expédition, emportant dans son manteau la tête du Régent. Le bruit public ajoute qu’elle fut exposée dans le chef-lieu de province où réside le prince de Mito, instigateur de la conjuration, puis à Kioto même, devant les bâtiments du daïri, et enfin que les gens d’Ikammon-no-Kami la trouvèrent un jour dans le jardin de son palais, où elle avait été évidemment jetée la nuit par-dessus les murailles.


Prêtresse du culte kami. — Dessin de Émile Bayard d’après une esquisse japonaise.

Toute la partie sud-ouest du quartier de Kourada est occupée par les palais des familles taïkounales de Ksiou et d’Owari. Ils ont le même caractère d’uniformité que les autres demeures seigneuriales.

Le Bantsio renferme une forte population d’employés, d’artisans, d’ouvriers au service du Castel et des yaskis de la noblesse, et un grand nombre de ces petits officiers nommés hattamotos, qui dépendent uniquement du Taïkoun. Je n’y ai compté que sept palais de daïmios, entre autres l’un des plus vastes, dont le Taïkoun doit avoir dès lors ordonné la démolition : c’était la résidence de ce turbulent seigneur de Nagato qui s’est mis, coup sur coup, en rébellion ouverte contre son souverain temporel, et en guerre avec toutes les puissances occidentales représentées au Japon. L’on dit même qu’il a tenté, mais sans succès, d’enlever le Mikado et de le transporter dans l’une des forteresses de sa province, afin de donner à sa levée de boucliers le cachet d’une guerre sainte, entreprise pour la restauration de l’omnipotence pontificale. D’après un bruit que je n’ai pu vérifier, ceux des serviteurs du seigneur de Nagato qui lui sont restés fidèles à Yédo, auraient été massacrés, ou écrasés sous les décombres de son palais, en vertu d’un usage barbare qui punit le crime de haute trahison, non — seulement dans la personne et dans les biens du prince qui s’en est rendu coupable, mais jusque dans les membres de sa famille et de sa domesticité.

Les édifices consacrés au culte dans les quartiers de l’aristocratie sont généralement sans importance et en nombre fort restreint. Il peut y en avoir cinq ou six dans l’enceinte de Kourada, et deux ou trois dans chacun des quartiers de Bantsio et de Sourougats. Le quartier des daïmios en est totalement dépourvu.

Ce n’est pas que les Taïkouns aient dédaigné l’appui que le clergé pouvait offrir à leur naissante dynastie. Mais comme Hiéyas et ses successeurs n’avaient rien à espérer de la bienveillance du mikado, ils se sont concilié la faveur des sectes les plus influentes du bouddhisme, en les dotant de bonzeries et de temples qui surpassent en grandeur et en richesse les plus somptueux édifices sacrés de Kioto. Le Toïeysan, le Gokoudsi, le Dentsôhin occupent, dans les quartiers du nord de Yédo, des districts entiers, parsemés de collines, de bosquets, de vergers, de pièces d’eau, de promenades et de places publiques ; et il est tel de leurs sanctuaires dont les proportions architecturales ne sont pas très-éloignées de rappeler une nef gothique de moyenne dimension.

La munificence des Taïkouns à l’égard du bouddhisme n’a d’ailleurs rien ajouté aux sentiments que l’on professe à Yédo pour les ministres de cette religion. Il m’a paru que dans les diverses classes de la société de cette capitale, la position des bonzes est analogue à celle des popes de l’Église grecque, selon que ceux-ci se trouvent en rapport avec les seigneurs, les marchands, ou les moujiks.


Blockhaus à l’entrée du Castel. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. Roussin.

Les prêtres du culte des kamis sont dans une condition encore moins enviable, car c’est à peine si l’on soupçonne leur existence. Il est vrai que les représentants du mikado à la cour du Taïkoun et quelques seigneurs provinciaux les honorent de leur patronage ; mais la générosité de la noblesse féodale en résidence à Yédo demeure étrangère à ce qui se fait dans cette capitale, en matière de religion comme en toute autre chose. Elle préférera subventionner un chapelain à domicile, que de concourir à l’entretien de n’importe quel culte public. Tout ce qu’elle a daigné faite par condescendance, pour l’ancienne religion nationale, c’est d’autoriser les prêtres kamis à envoyer une fois par an des quêteurs dans les quartiers aristocratiques. Les prêtres, de leur côté, jugeant qu’il ne serait pas superflu de stimuler la charité des hautes classes par l’attrait de quelque pieuse jonglerie, ont imaginé de créer deux classes de quêteurs divertissants. La première, qui se rend à demeure en toute saison, sur commande et à prix fixe, se compose d’une sorte de prêtresses diseuses de bonne aventure. Vêtues d’un surplis blanc, agitant de la main gauche le goupillon de papier, et de la droite une trousse de grelots, elles accompagnent leurs prophéties de pas rhythmés, dont un coskei, coiffé du bonnet de Kioto, marque la mesure, au son d’un gros tambour. L’autre catégorie ne sort qu’au nouvel an pour faire une tournée générale, où chacun donne à volonté. Les personnages chargés de cet office sont les principaux coskeis des temples kamis, suivis chacun de son propre coskei. Le valet en chef est costumé à la mode des anciens prêtres kamis de la cour des mikados, avec bonnet laqué, grand sabre, pantalon bouffant, et il tient, de la main droite, le classique éventail de bois de cèdre. Son valet, à son tour, déguisé en coskei de Kioto, porte un petit tambourin et un sac destiné à recevoir les dons en nature.

Des danses, des chansons comiques, des pantomimes burlesques forment les artifices oratoires des deux solliciteurs. Les bouffonneries du premier valet sont rehaussées par les charges triviales de son adjoint. C’est ainsi que la sainte collecte s’opère de palais en palais, au milieu des rires et des applaudissements des nobles familles féodales, dont l’existence politique repose précisément sur cette religion qu’elles contribuent à ridiculiser.


Le castel.

En suivant la chaussée qui longe les terrasses du palais du Régent, nous montons au quartier de Bantsio, et après l’avoir traversé, nous atteignons le plateau sur lequel est situé le quartier de Sourougats.

Là, nous sommes au nord-est du Castel : le point culminant que nous occupons est à peu près au niveau des glacis de l’enceinte intérieure ; la résidence du Taïkoun nous apparaît, assise sur l’extrême massif sud-est de la longue chaîne de collines et de plateaux que couvrent les quartiers du sud, de l’ouest et du nord de la capitale.

Les lignes onduleuses du relief de Yédo, du côté du midi, présentent l’image d’un vaste cirque, dont les gradins descendent vers la baie. L’on y distingue au loin comme des couloirs, formés par les sinuosités de trois rivières : la plus méridionale coule entre Sinagawa et Takanawa ; la deuxième, entre ce dernier quartier et ceux d’Asabou et d’Atakosta ; la plus rapprochée, et la plus considérable, entre Atakosta et Kourada : c’est la rivière de Tamoriiké, qui alimente les fossés du Castel et les canaux navigables de la Cité marchande, entre le Castel et la mer.

Du côté de l’orient aucune sommité ne frappe nos regards ; la ville se développe dans une plaine continue, à l’embouchure, et sur les rives d’un grand fleuve, que l’on appelle l’Ogawa. Au delà du fleuve les populeux quartiers du Hondjo se perdent dans les brumes de l’horizon. Toute cette partie de Yédo à l’est du Castel nous était encore complétement inconnue ; et aussi loin que notre vue pouvait l’embrasser, nous n’en découvrions pas la fin.

L’immensité de la capitale japonaise cause une étrange sensation. L’imagination, aussi bien que la vue, se fatigue à planer sur cette agglomération, sans bornes, de demeures humaines, toutes marquées, petites ou grandes, d’un même cachet d’uniformité. Nos vieilles cités d’Europe ont chacune sa physionomie propre, fortement accentuée par des monuments de divers âges, unissant à de grands effets artistiques le charme austère des anciens souvenirs. À Yédo, tout est de la même époque et du même style ; tout repose sur un seul fait, sur une seule donnée politique, la fondation de la dynastie des Taïkouns. Yédo est une ville toute moderne, qui semble attendre son histoire et ses monuments.

La résidence même des Taïkouns, considérée à distance, n’offre rien de remarquable que ses dimensions, sa vaste enceinte de terrasses soutenues par d’énormes murailles de granit, ses parcs aux magnifiques ombrages, ses fossés semblables à des lacs paisibles, constamment animés de milliers d’oiseaux aquatiques.

À l’intérieur, on admire les grandes proportions de toutes choses : murailles, allées d’arbres, canaux, portails, maisons de gardes du corps et de gens de service. L’exquise propreté des places et des avenues, le silence profond qui règne aux alentours des bâtiments, la noble simplicité de ces constructions de cèdre aux soubassements de marbre, tout est combiné pour produire un effet solennel, et provoquer ces impressions de majesté, de mystère et de crainte dont le despotisme a besoin pour soutenir son prestige.

Ici, comme dans les temples japonais, l’on ne peut qu’admirer la sobriété des moyens employés par les architectes indigènes pour réaliser les plus hardies conceptions. C’est toujours à la nature qu’ils empruntent dans ce but les ressources les plus puissantes. La salle des audiences du Taïkoun ne possède ni colonnes, ni statues, ni ameublement quelconque. Elle se compose d’une enfilade de vastes pièces très-élevées et séparées les unes des autres par des châssis mobiles, qui atteignent la hauteur du plafond. On les dispose en perspective, comme des coulisses de théâtre, et le fond de la scène ouvre sur les vastes pelouses et les allées d’arbres des parcs avoisinants.

Le trône du Taïkoun est une sorte de divan, exhaussé de quelques marches et adossé à la paroi qui fait face à l’entrée principale. C’est à sa gauche et à sa droite que siégent les résidents délégués de la cour de Kioto, les ministres d’État, les membres du conseil représentatif des daïmios. Dans toute l’étendue de la salle, aussi loin que la vue peut s’étendre, les hauts fonctionnaires de la cour, les princes des provinces féodales, les seigneurs des villes, des châteaux, des districts de la campagne, les hattamotos ou gens de la noblesse impériale, créée par les Taïkouns en opposition à la noblesse territoriale, se rangent par centaines, et, dans les grandes réceptions, par milliers, aux places que leur assigne leur position hiérarchique. Nul bruit ne se fait entendre au sein de cette foule. Tout le monde est sans armes et marche sans chaussure, les pieds emprisonnés dans les plis de grands pantalons traînants. On reconnaît les daïmios à leur haut bonnet pointu et à leur long manteau de brocart, orné, sur les deux manches, de l’écusson de leur famille. Les fonctionnaires du Taïkoun portent un surtout de gaze de soie, s’étalant sur les épaules, sous la forme de deux ailerons fortement empesés.

Toute l’assemblée, divisée en groupes distincts, s’accroupit en silence avant l’arrivée du Taïkoun, sur les épaisses nattes de bambou qui recouvrent le plancher ; puis elle se prosterne devant son souverain aussitôt que celui-ci paraît et jusqu’à ce que, s’étant installé sur son trône, il ait enjoint à ses ministres de recevoir les communications mises à l’ordre du jour de l’audience.

Chaque orateur ou rapporteur se prosterne de nouveau en s’approchant du trône, lorsqu’il est invité à prendre la parole.

Le costume du Taïkoun se compose d’un vêtement de brocart à larges manches, serré au milieu du corps par des cordons de soie, et d’un ample pantalon bouffant, qui recouvre les bottines de velours dont il est chaussé. Il porte, fixée sur le sommet de la tête, une toque d’or, qui rappelle le bonnet des doges.

Quelle décoration plus splendide et plus majestueuse aurait-il pu donner à sa salle du trône, que cette vivante galerie des gloires du Japon, cette auguste assemblée de princes, de seigneurs et de hauts fonctionnaires, personnifiant la richesse, l’illustration, la puissance de l’empire ?

Ce tableau que le Taïkoun voit avec orgueil se dérouler devant ses yeux, c’est l’œuvre caractéristique de Hiéyas. Elle lui appartient en propre, et n’est point la continuation de l’œuvre de Taïkosama. Celui-ci a été le dernier Siogoun. Hiéyas est le vrai fondateur de la dynastie des Taïkouns. Jamais, à la vérité, il n’a reçu pareille qualification. Il a son nom honorifique dans les annales du Japon, et c’est celui de Gonghen-Sama. Quant à l’origine du titre de Taïkoun, elle est toute moderne et ne remonte qu’à l’an 1854.

À cette époque, dans l’une des conférences du commodore Perry avec les délégués du gouvernement japonais à Yokohama, le négociateur américain voulant désigner dans le traité le chef politique de l’empire et se trouvant fort embarrassé de choisir parmi les titres de Siogoun, de Koubosama, et d’autres encore, que les Mikados ont conférés à leurs lieutenants temporels, l’interprète Hyashi proposa de convenir d’une dénomination uniforme, exprimée par les deux signes chinois Taï-Koun, qui signifient grand chef, ce qui fut agréé de part et d’autre. Dès lors, bien que le gouvernement japonais se soit montré, à diverses reprises, peu satisfait de cette innovation, elle a passé officiellement dans toutes les conventions internationales qu’il a conclues, et même elle est devenue sans peine tout à fait populaire. Cette circonstance, à elle seule, prouve que, dans l’esprit du peuple japonais, la notion du taïkounat était parfaitement distincte de celle du pouvoir des Siogouns, bien avant qu’elle eût reçu sa dénomination propre.

Quelques mots sur la carrière de Gonghen-Sama feront comprendre en quoi le régime politique qu’il a inauguré se distingue de celui des Siogouns.

La lutte engagée en premier lieu par Yoritomo, et poursuivie à outrance par Taïkosama contre la noblesse territoriale, devait aboutir, tôt ou tard, à l’anéantissement de la féodalité, à l’annihilation du daïri, à la transformation de l’empire des Mikados en une monarchie absolue, dont le sceptre demeurerait héréditaire dans la famille de l’ancien palefrenier Faxiba.


Officier du mikado en délégation à Yédo. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Aussitôt que Hiéyas se vit débarrassé de l’unique rejeton de cette famille, il n’eut d’autre souci que de travailler à l’édification de sa propre dynastie. Loin de s’enivrer du succès de ses armes, il profita du moment de sa plus grande fortune pour entrer dans la voie des compromis avec les chefs de la noblesse féodale qui tenaient encore la campagne. Ils étaient au nombre de dix-huit. Hiéyas leur offrit la paix, qu’ils acceptèrent avec empressement, et il régla, de concert avec eux, les conventions qui forment aujourd’hui, sous le nom de lois de Gonghen-Sama, les bases constitutionnelles de l’empire japonais.

Le texte de ces lois n’est pas encore parvenu à la connaissance des étrangers, et il est défendu aux interprètes indigènes de fournir à qui que ce soit des informations relatives à l’organisation politique de leur pays. Tout semble indiquer cependant que les prérogatives dont jouit le Taïkoun sont singulièrement limitées. Il dispose, à la vérité, des forces de terre et de mer ; il concentre en ses mains l’autorité législative aussi bien que le pouvoir administratif. C’est lui qui nomme souverainement les cinq ministres dont il compose son cabinet ou conseil d’État, le « Gorogio, » et c’est de lui que relèvent directement tous les fonctionnaires civils et tous les officiers militaires qui sont au service de la couronne.

D’un autre côté, les lois qu’il édicte sont soumises au contrôle et placées sous la garantie du Mikado, et les daïmios entretiennent à Yédo un corps représentatif de dix-huit à vingt-quatre membres, le « Kokoushi, » qui, sans jouer un rôle actif dans les affaires de l’État, peut s’opposer à la promulgation de nouvelles lois et intervenir, en certains cas, dans l’élection d’un nouveau Taïkoun. L’on dit même que parfois les trois cent quarante-deux principaux daïmios de l’empire, c’est-à-dire ceux dont les revenus annuels dépassent la somme de huit cent mille francs, se réunissent en conseil à Yédo pour remplir le rôle d’une assemblée consultative auprès du Taïkoun ou du corps électoral chargé de désigner son successeur. Ce corps électoral ne se constitue que lorsque les circonstances l’exigent. On ignore quelle en est la composition. Il est probable que, tout en faisant une part au Gorogio, elle a pour base le Kokoushi, en sorte quelle tend à donner une certaine satisfaction aux intérêts des héritiers présomptifs aussi bien qu’aux prétentions des grands vassaux de l’empire.

La loi de succession ordonne que le taïkounat soit maintenu dans la descendance directe de l’héritier choisi par Hiéyas en la personne de l’aîné de ses trois fils ; mais elle ajoute que, à défaut de descendance directe, ce pouvoir doit passer, au gré du corps électoral, dans l’une des deux branches collatérales, issues de la même souche. Il y a donc, en réalité, dans l’empire japonais, trois familles taïkounales. On les appelle les « Gosankés » et elles portent, entre autres titres, les noms des riches seigneuries dont elles furent dotées par leur aïeul Hiéyas, savoir les provinces d’Owari, de Ksiou et de Mito.

Quoi qu’il en soit de l’exactitude des renseignements qui précèdent, il est hors de doute que la loi de succession imaginée par Gonghen-Sama entraîne à sa suite tous les inconvénients combinés du régime despotique et de la monarchie élective : l’insécurité, les intrigues de famille, les conspirations de palais, l’assassinat politique.

En 1853, la famille des princes de Ksiou avait donné à l’empire une longue série de taïkouns : celui d’entre eux qui admit alors dans les eaux du golfe de Yédo l’escadre du commodore Perry, ne survécut pas, l’année suivante, au retour de la mission américaine. L’on croit aussi qu’en 1858, le taïkoun avec lequel lord Elgin fut censé entrer en négociations, n’existait plus au moment où ses délégués apposaient leur signature au traité britannique.

J’ai entendu des Japonais exprimer de mystérieuses inquiétudes au sujet du jeune prince qui occupait le trône pendant mon séjour au Japon : il y a déjà eu, disaient-ils, treize taïkouns de la dynastie de Ksiou, tandis que l’on n’en compte aucun dans la famille de Mito.

Je demandai si cette famille possédait un prétendant, depuis que le dernier seigneur de Mito, auquel on attribuait l’assassinat du régent, avait lui-même péri de mort violente : nous ne le savons pas, me répondit-on, mais il a laissé un fils adoptif universellement respecté, savoir le Stotsbaschi, qui est revêtu de la dignité de vice-taïkoun.

Vers la fin de l’année 1866, les correspondances du Japon nous apportaient la nouvelle que le Taïkoun avait succombé, à Osaka, aux fatigues de sa campagne contre le prince de Nagato, et qu’il était remplacé par le Stotsbaschi, son lieutenant général.

Pour compléter cette esquisse des mœurs politiques de la cour de Yédo, il faut ajouter qu’elle a érigé l’espionnage en système, au point d’en faire son principal moyen de gouvernement, et qu’elle a officiellement admis, à titre de correctif aux dénis de justice, aux conspirations et aux assassinats politiques, le suicide, volontaire ou prescrit d’office.


Un petit daïmio. — Dessin de Crépon d’après une photographie.

L’espionnage japonais comprend d’abord l’organisation d’une police secrète, tout à fait analogue à celle des États qui sont à la tête de la civilisation européenne ; mais il y ajoute, comme couronnement de l’édifice, toute une hiérarchie de fonctionnaires publics, désignés sous le titre général d’ometskés ou inspecteurs. Depuis les sergents de police jusqu’aux ministres d’État, il n’est pas un employé, pas un haut dignitaire de l’administration taïkounale, qui ne soit contrôlé dans l’exercice de ses fonctions par son inspecteur officiel.

J’ai assisté à des négociations où le ministre japonais présentait galamment son ometské, délibérait avec lui sur la réponse à faire à l’interlocuteur étranger. Le scribe du ministre et le scribe de l’ometské prenaient note, chacun de son côté, de tout ce qui se disait. Chaque affaire devient conséquemment l’objet de deux rapports parallèles ; le fonctionnaire supérieur auquel ils sont adressés doit, à son tour, soumettre son avis au contrôle de son acolyte, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le dossier de l’affaire ait atteint l’autorité suprême qui en fait le dépouillement et prononce en dernier ressort.

Quant au suicide, et je ne veux parler ici que du suicide noble, il consiste, comme son nom de hara-kiri l’indique, à s’ouvrir le ventre. L’on a dit qu’il remplaçait parfois le duel. Je doute que cette assertion soit parfaitement exacte. Les Japonais, il est vrai, ne connaissent pas le duel ; mais ils suppléent à cette lacune de leur organisation sociale par l’assassinat. Seulement, il est des circonstances, d’une appréciation délicate, où l’honneur ne peut être satisfait que par le hara-kiri, où l’immolation d’une victime volontaire doit servir de prétexte aux actes de vengeance de la famille outragée.

Un exemple le fera comprendre :

Le gouverneur de Kanagawa, Hori Oribé no Kami, échange avec M. Heusken, secrétaire-interprète hollandais de la légation américaine, une correspondance


Assemblée de daïmios autour du trône du Taïkoun. — Dessin de Thérond d’après une peinture japonaise.

officielle qui lui semble devenir insultante pour sa

dignité. Il porte plainte à son chef, Ando no Kami, ministre des affaires étrangères, et le prie d’aviser à ce que M. Heusken soit expulsé du Japon.

Éconduit par le ministre, il consulte les membres de sa famille et ses amis. Tous conviennent que sa naissance et son titre ne lui permettent pas de survivre à un pareil affront, et le fier gouverneur s’ouvre le ventre en leur présence.

Les assistants, de leur côté, savent ce qu’il leur reste à faire. L’insouciant Heusken, passant, de nuit, sur un pont de Yédo, tombe sous le fer d’une bande de conjurés, dont la vue seule a fait fuir son escorte de yakounines. Quant au ministre Ando, il ne sort que de jour, bien accompagné, l’œil au guet, et la main sur la poignée de son sabre, tout préparé à sa droite, au fond de son norimon. Aussi, à l’instant même où les conjurés se montrent, il est dehors et debout, excitant ses gens à faire benne contenance, et leur donnant lui-même l’exemple de la bravoure. Les assaillants se dispersent, laissant sur le terrain leurs morts et leurs blessés. Dès ce moment le débat était clos, la querelle vidée, l’opinion publique satisfaite, et la famille d’Oribe n’avait plus qu’à se tenir coi, ce qu’elle n’a pas manqué de faire.

Le suicide prescrit d’office remplace la condamnation à la peine capitale que peut encourir un noble japonais, soit de la part de ses pairs quand il a forfait à l’honneur de sa caste, soit par ordre du Taïkoun quand il s’agit du crime de haute trahison.


La toilette d’un Yakounine. — Dessin de Crépon d’après une esquisse japonaise.

La procédure, le jugement, l’exécution de la sentence sont entourés d’une grande solennité. On dresse pour la circonstance, dans quelque retraite de la citadelle, une vaste toiture de planches, soutenue par quatre piliers, et l’on entoure cet abri d’une cloison de bambou, revêtue, à l’intérieur, de tentures en étoffe de soie blanche. Des hommes d’armes font bonne garde autour de l’enceinte. Aux deux extrémités de celle-ci, une porte donne accès à l’accusé, accompagné de deux amis ou témoins, de son choix, et de ses défenseurs juridiques ; et l’autre, à ses accusateurs et à ses juges. L’accusé, vêtu de blanc, ainsi que ses témoins, s’accroupit au milieu d’eux, sur un tapis blanc bordé de rouge, en face de ses accusateurs, qui prennent place sur des pliants. Les juges s’accroupissent à leur gauche et à leur droite. Les défenseurs se tiennent debout, à une respectueuse distance. Les uns et les autres sont en costume de cérémonie. Seul, un personnage debout derrière l’accusé garde une tenue militaire et le grand sabre passé à sa ceinture. Il a reçu l’ordre de trancher la tête à l’accusé, si celui-ci, aussitôt la condamnation prononcée, hésitait à mettre fin lui-même à ses jours.

L’instrument du supplice est, jusqu’au moment fatal, dissimulé derrière un paravent ; c’est un long couteau à lame effilée, muni d’un manche à forte poignée. Chaque samouraï apprend, dès sa jeunesse, quelle est au juste la place où il faut plonger cette lame tout entière pour recevoir le coup mortel et perdre connaissance presque instantanément. À côté du plateau qui supporte l’instrument, sont rangés une coupe de saki, posée sur un second plateau, un seau tout rempli d’eau, et un grand baquet vide, que l’on glisse sous la victime au moment ou elle tombe la face contre terre.

Lorsque la cause a été régulièrement débattue, le jury se retire derrière un paravent pour prononcer son arrêt ; et dès qu’il rentre en cour, l’accusé se prosterne pour entendre la lecture de la sentence.

On assure qu’il est extrêmement rare qu’un samouraï condamné au suicide témoigne la moindre faiblesse dans l’accomplissement du hara-kiri.


Le quartier du gouvernement.

Bien que Sourougats renferme une vingtaine de palais armoriés, il n’a pas le cachet aristocratique du quartier de Kouroda. Les maisons bourgeoises, les habitations d’employés subalternes, les écoles militaires, les greniers à riz envahissent les abords des palais ; et les belles échappées de vue qui s’ouvrent sur le Castel et sur les rives populeuses de l’Ogawa détournent l’attention des monotones résidences seigneuriales.

Avant de visiter la Cité marchande, et comme pour


Le hara-kiri : Condamnation d’un noble au suicide. — Dessin de Crépon d’après une peinture japonaise.

en finir avec les grandeurs officielles de la capitale,

nous voulûmes encore nous faire une idée de ce que l’on appelle le Daïmio-Kootsi, ou demeure des princes.

Ce n’est point, comme on pourrait le croire d’après ce titre plus ou moins usurpé, le siége par excellence de la noblesse de l’empire. Ni les grands noms féodaux du Japon, ceux des princes de Kanga, de Shendaï, de Salsouma, ni même les noms des familles taïkounales ne se rencontrent parmi les habitants du Daïmio-Kootsi. Ce quartier est exclusivement occupé par les hommes d’État et les principaux fonctionnaires de l’empereur temporel. C’est donc, à proprement parler, le quartier du gouvernement.


Partie du palais de Satsouma. — Dessin de Thérond d’après une aquarelle de M. Roussin.

Il s’étend au nord-est et à l’est du palais du Taïkoun, dans l’enceinte même de la citadelle, et communique avec Sourougats par cinq ponts, munis de portes fortifiées ; mais il ne nous fut permis de franchir aucun de ces passages : l’un est exclusivement réservé au Taïkoun ; l’autre au Stotsbaschi, et ainsi de suite, jusqu’à un sixième, attenant au quartier de la Cité, par lequel nous pûmes enfin pénétrer dans la zone privilégiée.

Elle contient une trentaine de palais armoriés et un grand nombre d’édifices publics du même style d’architecture, tels que la résidence officielle du Stotsbaschi ; l’hôtel du premier ministre, qui était alors Ogasawara Dsouzio no Kami ; l’hôtel de ville, siége du préfet de Yédo, le Kitamatsi-bounio, personnage dont l’influence auprès du souverain égale parfois celle

d’un ministre favori ; l’hôtel de l’architecte du Taïkoun, l’homme qui occupe à la cour la position la plus enviée après celle du préfet de Yédo ; le palais de justice, avec ses lugubres dépendances, les prisons, les salles de torture, la cour des exécutions secrètes ; les magasins des pompes à incendie ; les greniers à riz ; les magasins de nattes du Castel. Tout cet ensemble de résidences et de bâtiments à l’usage de l’administration supérieure du Japon porte une empreinte de simplicité et de sévérité que l’on ne rencontre en aucun autre pays.

Il faut ajouter qu’il n’y a dans tout le Daïmio-Kootsi ni maisons bourgeoises, ni demeures d’employés subalternes, ni temples, ni bonzeries, ni maisons de thé, ni théâtres, ni écoles quelconques.

Les jeunes gens qui se destinent à la carrière administrative reçoivent cependant une forte éducation, à la fois classique et moderne, civile et militaire. Ils apprennent le métier des armes dans les colléges du quartier de Sourougats ; ils font leur littérature chinoise, et leurs études de langues et de sciences européennes dans les salles universitaires du temple de Seïtô, consacré à Confucius, et situé sur les bords du canal qui, longeant la partie septentrionale de Sourougats, relie la rivière de Tamorüké au fleuve de l’Ogawa.

A. Humbert.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 289 et 305.