E. Flammarion (p. 27-44).
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II

Le frère et la sœur dînent ensemble dans le vieil hôtel de la cour de Rohan. C’est plutôt un pavillon qu’un hôtel, mais il a grand air parmi les maisons sordides qui l’entourent.

Au rez-de-chaussée, une cuisine et ses dépendances, un peu obscures, au premier deux chambres à coucher, séparées par un cabinet de toilette, et, au second, sous les combles, l’atelier qui prend jour sur une cour qu’on ne voit pas, heureusement, pour les promiscuités du voisinage, à cause du vitrail serti de plomb qu’on n’ouvre jamais. L’air est renouvelé par un lanterneau laissant pénétrer tout le ciel.

Il n’y a pas de salle à manger et on installe le couvert dans cet atelier, sur un coin de la table octogone où le frère corrige des dessins, tire des plans pour ses réductions de portraits.

Michel Faneau est graveur. Il a du talent, plus de talent que de métier. C’est un très mauvais sujet, assagi, que Marie Faneau a sauvé des pires situations en lui payant d’abord ses dettes, et en lui imposant, ensuite, son patient amour du travail. De quelques années plus jeune qu’elle, Michel est en homme ce qu’elle est en femme, une figure séduisante, seulement il est blond au lieu d’être roux. Ce sont deux épreuves du même cliché, dont la seconde est plus floue, moins bien venue. Il serait fort joli garçon s’il n’avait pas cet air tourmenté, souffrant, cette perpétuelle gaîté factice qui fatigue comme l’obsession d’un refrain trop entendu. Est-il tuberculeux ou simplement névrosé, malade physiquement ou moralement ? On n’en sait trop rien, car il a un appétit d’enfer, boit beaucoup, parle sans cesse et ne se soigne guère, aimant à risquer toutes les imprudences qui lui sont possibles.

D’une instruction et d’une éducation réelles, il affecte d’ignorer le français en se servant d’un langage vulgaire pour dire des choses toujours regrettables. Sous le spécieux prétexte que sa sœur est un peintre estimé, il emploie le plus effroyable des jargons d’atelier pour scandaliser la femme qui, d’ailleurs, en prend son parti en tant qu’artiste. Toutes les scies lui sont familières et il exécute les danses les plus excentriques avec une souplesse de reins qui fait peur. Il y a du reptile en lui. Mais Marie Faneau le voit comme un pauvre gamin, retardé dans sa croissance, très étourdi, très fiévreux, elle lui pardonne tout, et, quand elle le gronde, elle y met des précautions maternelles vraiment touchantes.

Pour Michel, Marianeau, comme il l’appelle, est à la fois le trésor qu’il admire, veut conserver pour lui seul et le trésorier dont il a un incessant besoin. Ce n’est pas un vilain Monsieur — il est si joli ! — dans toute l’acception du terme, mais il oscille entre le vice et la vertu. Sans cette fille vaillante, patiente, laborieuse, qui, elle, a besoin de se dévouer, il tomberait dans n’importe quelle boue, parce qu’il est dépourvu de sens moral. Il aime sa sœur, tantôt fougueusement, tantôt avec tous les froids calculs de son égoïsme. Il est à la fois jaloux comme un amant et intéressé comme un parasite. N’ayant pas de fortune personnelle, incapable de gagner sa vie sans la direction de son aînée, ses conseils, surtout la virilité de son exemple, il tremble de la perdre, soit par un mariage, soit par un de ces brusques revirements qui placent les femmes libres devant encore plus de liberté : celle de l’amour. Ivre de la mauvaise ivresse d’une victoire à laquelle il n’a pas du tout contribué, il ne rêve que noces et dancings. Il est le vibrant et joyeux petit cyprin de l’ « après nous le déluge ». Il se meut, là-dedans, comme dans son élément. Il est le vénusien né de l’écume rouge de la guerre. À peine adolescent, il a connu le désespoir charnel des veuves, le dévergondage des vieillards et le fameux système D employé par les gens les plus raisonnables. Rien ne l’étonne, rien ne l’attendrit. Il ne redevient naïf que lorsqu’il souffre. Ce qu’il gagne, en qualité de graveur, malgré son savoir-faire, ne peut être mis en balance avec ce qu’obtient Marie Faneau d’une vogue constante comme peintre de portraits, et il ne se sent sérieux qu’au moment précis où elle pourrait avoir la légitime envie de le mettre à la porte. Au demeurant, le frère et la sœur s’entendent fort bien, parce qu’ils ne sont pas des bourgeois. Ennemis, à cause de goûts très différents, ils restent des amis devant un commun danger et retrouvent toujours le même goût pour leur intelligence, quand il s’agit de tout concilier. Marie Faneau, pour réagir contre les faiblesses de son cadet, reprend toujours possession de sa force d’artiste généreuse, parce qu’elle a confiance en elle et que cela lui suffit pour avoir, dans une certaine mesure, confiance en lui.

Très jeunes, ils ont perdu leurs parents, un couple de demi-fous. Elle, Marie, l’aînée, déjà presque consacrée par l’opinion des critiques d’art, s’est jetée dans le travail comme on se jetterait à la mer pour sauver l’enfant qui se noie, le pauvre petit cadet, élève d’un cher maître libertin. Elle l’a ramené au rivage et, maintenant, elle ne va pas s’attarder aux détails de ce sauvetage hardi : s’il a rapporté de la vase d’on ne sait quel bas fond social, elle le couvre de son manteau de reine assez ample pour tout cacher. Puis elle se souvient du père alcoolique, de la mère, hantée d’une sombre jalousie, que Michel n’a pas pu bien connaître et qui sont les responsables de ce caractère indécis dans la bonne comme dans la mauvaise conduite. Une sincère pitié l’émeut en songeant qu’elle a hérité d’eux pour tout ce qu’ils pouvaient avoir de bon, de puissant, d’exalté, cérébralement et physiquement, et que lui n’a récolté que les prédispositions aux fêlures mentales.

Vivre seule ? Elle n’en a pas trouvé le courage. Il lui faut une affection, serait-ce une affection intéressée. L’amour ? Il lui a laissé un triste souvenir ! S’est-elle donnée ou l’a-t-on prise ? Elle a chassé l’intrus de son cœur et de ses bras. Un jour elle a appris qu’il était mort. Une paix profonde s’est abattue sur elle, non comme un deuil, mais comme une délivrance, et elle croit ne plus rien attendre en dehors des satisfactions que lui apporte son travail acharné. Elle a pu constater que le secret de l’art, de la vie intérieure, quand on l’a vraiment découvert, vaut tous les secrets sentimentaux, y compris ceux de la volupté. Au moins le pense-t-elle, parce qu’elle n’est pas encore une voluptueuse, et, loyalement, sans chercher à se duper sur sa propre valeur morale, très sévère pour elle-même, elle est pleine d’indulgence pour la valeur morale des autres, cesserait-elle de les estimer.

… Sur ce coin de table il y a un napperon de dentelles, des carafons de vieux cristal taillé, des assiettes de Chine. Un panier de fruits d’automne présente sa riche nature morte à la joie des amateurs gourmands et un perdreau fume, rôti, sur un plat d’argent, entouré de son jus velouté qui allume la convoitise de Michel Faneau.

— Marianeau, c’est un vrai ?

— Découpe-le toi-même et tu verras qu’il n’est pas en carton, gamin ! Ermance le déclare tendre. Elle s’y connaît la fille du Morvan.

— Marianeau, tu me donneras la tête et les pattes, modestement. Aussi les intérieurs, où il y a le parfum des baies sauvages. Et puis les deux cuisses qui ont couru dans les sillons. Et puis les deux ailes qui ont connu un ciel de province que je n’ai jamais vu. Je te garderai un blanc, le meilleur, mais tu n’aimes pas la chasse… alors, tu le recracheras sur mon assiette. J’aurai donc tout, y compris tes restes.

Elle rit, haussant les épaules :

— Prends donc tout, tout de suite. Ne te gêne pas. Si j’aimais le perdreau, on en servirait deux. Moi, j’ai de la bonne purée normande, mon régal.

Ermance, la fille du Morvan, proteste, en déposant une jatte remplie de purée de pommes de terre qui répand une saine odeur de beurre fin.

— Vous le gâtez tellement, le petit Monsieur, qu’il en fera des maladies pour de bon. Si c’est permis, un bel oiseau pareil !

— C’est de moi que vous parlez ? demande Michel s’adjugeant le perdreau entier le plus simplement du monde.

— Ah ! non ! j’aurais dit : vilain. Le perdreau va dans les vingt francs. Vous, vous ne valez pas quatre sous.

Le frère et la sœur éclatent. Ermance aussi. Les yeux de cette simple créature se réfugient sous deux bourrelets de graisse qui sont ses paupières et, quand elle rit, on n’aperçoit plus qu’un rayon jaune, comme le disque, imperceptiblement lumineux, d’un regard de poule couveuse. Elle est franchement laide, criblée de toutes les taches de rousseur que Marianeau, la belle rousse, n’a pas, et sa bouche, fendue un peu de travers, lui donne des prétentions au comique non justifiées, car elle pense parler fort sérieusement. Son âge est des plus canoniques (Marie Faneau ne garderait pas une servante jeune ou jolie, à cause de son frère). Voici bientôt trois ans qu’ils ont recueilli cette domestique, perdue dans une gare, à la descente du train, et ils y tiennent comme elle tient à eux.

Le feu pétille, lance des reflets merveilleux sur les meubles, les tableaux, les chevalets encombrés de soieries chatoyantes. Fanette, la petite chienne, se met debout pour avoir un os et dans le splendide désordre de l’atelier règne une heure de doux abandon, de pleine liberté qui fait de leur intérieur tout un poème d’intimités élégantes, ne sentant pas trop la bohème.

— Qu’as-tu fait, aujourd’hui, Michel ?

— J’ai ajusté et tiré moi-même ton dernier modèle : le sieur Yves de Pontcroix, qu’on attend à l’imprimerie Brès. Mâtin ! Quel coup de crayon tu as, quand tu te mêles de te payer la tête d’un type ! Sans blague, tu as eu grand tort de ne pas lui demander les mille balles de rigueur. Tu oublies la vie chère… et que tu me fais manger du perdreau, ce que je le pardonne, d’ailleurs, facilement.

— Pas moyen, Michel, de m’en sortir autrement, puisqu’il avait la singulière fantaisie de… m’acheter celles des autres.

— Tu n’as plus entendu parler de lui !

— Non. Je continue à l’ignorer absolument.

— Moi, je connais leur livre. C’est un tirage de luxe. Il y a des vues du front, des carcasses de chevaux très réussies, par Janou. C’est tout plein gai et ton bonhomme, en première page, ça va évoquer un enfer de premier ordre. (Il se met à fredonner : Mourir pour la patrie !) J’imagine ton Monsieur tout en bois, ce qui se fabrique de mieux comme articulé de guerre, et il lui faut un pont, à lui tout seul, pour porter ses différentes récompenses.

— Il ne porte même pas le ruban traditionnel. Michel, ne plaisante pas là-dessus. Tu as été réformé pour faiblesse de constitution, c’est entendu, mais c’en est une bien plus grande que d’avoir l’air de t’en vanter.

— J’étais à peine majeur. Bon Dieu, tu es aussi dure que ton perdreau est tendre, rigide Marianeau ! Ton type est parfaitement décoré. J’ai parcouru leur opuscule et il y a des citations à la pelle. Ils ont, selon l’usage, accompli tous les tours de force possibles, y compris les impossibles acrobaties comme celles de sauter en l’air, d’être éventrés, de retomber morts, et d’être sauvés par un médecin allemand. On peut boucler après cette dernière aventure !… Ça me fait l’effet de la littérature de l’Action française, ça me donne envie de devenir bolcheviste ! Espérons qu’il l’enverra un exemplaire de cette histoire de guerre pour nouveaux riches.

— Qui l’a écrite ?

— Pas lui. Le poète de leur bande. Un Monsieur très coté parmi les inconnus. Les deux autres têtes sont demeurées dans l’ombre et on a pensé, chez Brès, que ça suffisait bien de celle que tu leur as montrée pour situer tout le reste dans un cauchemar. Tu vas ramasser, lui aussi, un succès pas ordinaire…

Il fut brusquement interrompu par le timbre de la porte d’entrée. Ermance, qui leur servait des beignets rutilants comme des orfèvreries d’ostensoir, dégringola rapidement ses deux étages pour les remonter, essoufflée, en disant :

— Mademoiselle, c’est un jardinier qui apporte un rosier rouge.

— J’aime le jardinier, objecta Michel. Vous ne pourriez pas dire : un garçon fleuriste ?

— Bien, fit Marie Faneau. Donnez-lui une coupure et rapportez-nous le rosier.

— Mademoiselle, ça ne passera pas par l’escalier.

— Quelle plaisanterie !

La bonne redescendit, bougonnant, et mit un certain temps à remonter, les bras encombrés d’une énorme corbeille de roses pourpres liée d’un ruban noir. Machinalement, Marie Faneau cherchait la carte en dépouillant les branches de leur papier transparent.

— Que c’est beau ! Quelle couleur et quel parfum dans ces fleurs orgueilleuses qui vont rendre l’âme en nous méprisant de les regarder mourir !

— De qui ? demanda Michel !

— Je ne trouve rien. Ça vient d’un magasin de la rue de la Paix. Pas de carte. On l’aura oubliée.

— Jamais dans ces maisons-là. Mais pourquoi diable un ruban noir ? C’est sinistre.

Ermance débarrassa un coin du piano crapaud qui, derrière un paravent de laque, jouait le monstre dans une caverne. On y posa les fleurs.

Ils achevèrent de dîner. Michel alluma une cigarette.

— Des roses rouges anonymes ! Un ruban de deuil ! Parbleu ! Ça coïncide avec l’annonce de la plaquette. Il y a au moins un mois que l’on a livré ton fameux portrait. Ma chère, c’est ton type. Je le parie. Il ne pouvait pas faire moins, je pense. Très chic ! Quant au ruban noir, il signifie qu’il a pris le deuil de toute espèce de prétention à te plaire…

Pendant qu’il pérorait, sa sœur poussa un cri, puis elle lui jeta un regard affolé. Elle tenait quelque chose dans sa main froissant du papier de soie.

— Quoi ? Tu t’es piquée ?

— Non ! Oui ! C’est-à-dire, j’ai eu peur.

— Tu as trouvé le nom de l’expéditeur, Marie, et tu ne veux pas le dire. Tu me caches quelque chose ?

— Mon Dieu, que tu es irritant avec ta cervelle qui bout ! Je n’ai rien trouvé, que ça, un écrin.

— Ah ! Elle est bien bonne ! Que ça, un écrin ! (Il ouvrit la petite boîte ronde, en maroquin rouge.) Pas de signature, mais un fil de perles… et des vraies, Marianeau, je m’y connais. Ça vaut cinq mille balles comme un sou nickelé ! Félicitations ! Je vais danser un pas…

Mais il s’arrêta, un pied en l’air, parce que sa sœur éclatait en sanglots.

— Allons bon ! Des larmes sur les perles, une rivière sur un collier ! Qu’est-ce que tu as ? Ma parole, tu es malade ?

— Encore une fois, Michel, j’ignore d’où ça vient, hoqueta la jeune femme, mais je n’admets pas le procédé. Je suis une artiste, je ne suis pas une fille… et il n’y a que les filles pour accepter des bijoux de n’importe qui ! J’étais si contente, tout à l’heure ! Ces roses sont si belles ! Je voudrais être seule : j’ai des nerfs. Ces fleurs sentent trop fort. Qu’on les enlève ! Comment vais-je faire pour lui rendre ça ? Et si ce n’était pas lui ? Ah ! je ne mérite pas cette injure ! Michel, tu vas aller lui dire… Mais non ! Que penserait-il, si ce n’est pas lui ? C’est très lâche, ce qu’il a fait là !

Son frère la regardait anxieusement. L’idée d’une injure possible ne lui serait pas venue.

— Où demeure-t-il ?

— Je n’en sais rien. Il m’a dit, je crois m’en souvenir, qu’il demeurait à l’hôtel, l’hiver à cause des appartements mal chauffés. Ah ! je ne me rappelle plus. Écoute, Michel, va-t-en. Laisse-moi. Je suis très ennuyée et demain j’ai un modèle dès neuf heures. Je ne pourrai pas travailler si je ne me couche pas tout de suite. Obéis-moi !

Michel pirouetta et disparut.

La bonne revint pour enlever le couvert. Marie fit éloigner la lampe du divan où elle s’était assisse.

Le jeune homme réapparut, tout à coup, en smoking très élégant, rasé de près, de trop près, puisqu’il avait jugé bon de se poudrer copieusement, ses sourcils fins lissés à la petite brosse, une ondulation savante dans la chevelure. Il paraissait, cependant, fort sérieux.

Il s’approcha de la corbeille de roses et en cueillit une des moins ouvertes, un bouton, qu’il passa au revers de son habit.

— Je vais à l’Olympia. Si je rencontre ton type, et, d’après ce qu’on raconte, il y va souvent avec une bande de fêtards connus, je lui demanderai s’il se croit vraiment trop bon gentilhomme pour savoir signer. Moi non plus, en y réfléchissant, je n’aime pas qu’on envoie des fleurs anonymes à ma sœur.

Ermance tourna la tête furtivement du côté de sa maîtresse en entendant Monsieur parler sur ce ton sec.

Marie faisait semblant de jouer avec la petite chienne. D’un signe elle montra la bonne et, quand celle-ci fut sortie, elle murmura, mordant son mouchoir :

— Comment connais-tu les habitudes de M. de Pontcroix, Michel ? Tu as porté toi-même le portrait chez Gompel ?

— Oui. Et si je l’avais rencontré…

— Tu lui aurais demandé un paiement, n’est-ce pas ?

— Et j’aurai eu raison, car je t’aurais évité une injure, puisque tu te prétends injuriée.

— Ah ! Michel… quelle confiance peut-on mettre en toi ?

— Me supposerais-tu capable de garder un argent qui t’appartient ?

— Non. Je n’y ai même pas songé, mais, si je ne te savais pas si léger, si gosse…

— … Tu me croirais un poids lourd, le boulet que tu traînes, ma pauvre Marianeau, et tu n’aurais pas tort.

Il se pencha sur elle, la saisit par les poignets :

— Je suis jaloux ! gronda-t-il d’un accent furieux qui pouvait intimider une autre femme que sa sœur.

— Je la connais, ta jalousie ! Elle fond au soleil d’une bonne affaire. Ne m’en veux-tu pas d’avoir donné ce portrait pour rien ? Alors, comment te confierais-je ces perles pour les lui rendre… surtout étant convaincue qu’il répondra que ce n’est pas lui ?

Il éclata d’un rire un peu forcé.

— Il y a de ça et d’autres choses. Mais tu as une âme naïve, toi, et tu ne comprends que les sentiments tout unis. Je vais à l’Olympia pour me distraire. Fusard a des entrées pour ce soir, une représentation sensationnelle. Je te promets d’être sage et de ne pas m’enrhumer. Embrasse-moi et demande-moi pardon pour avoir pleuré à cause de ce sale individu ! (Il la contempla un instant.) Tu es vraiment bath quand tu pleures, seulement, faut pas en abuser, ça me porte sur le système. Soyons sérieux. Le jour où tu auras le coup de folie, moi, tu le devines, je reste en panne… et puisque tu ne veux pas te marier, tu as droit au coup de folie, je n’en disconviens pas. Alors ?

Marie, dans la transparence vert d’eau de son peignoir moiré de broderies pailletées, était, en effet, très belle, et, tout humides, ses larges yeux s’ouvraient comme deux fleurs voilées d’un léger brouillard.

Elle s’efforça de lui sourire.

Il l’embrassa avec l’ardeur d’un garçon qui a le repentir facile.

— Je t’assure, mon Marianeau, que la meilleure action de ma vie sera de t’empêcher d’être heureuse. Vois-tu, le bonheur bourgeois, ça gâte la main. Si tu étais mariée ou moins chaste, tu travaillerais moins bien et moins vite.

Et il sortit en fredonnant :

Ses yeux étaient bleus,
Ses pieds étaient blancs,
Ses yeux étaient blancs,
Ses pieds étaient bleus.
Elle venait de Périgueux !