E. Flammarion (p. 7-25).
II  ►

Le grand saigneur


I

Il fait froid. Cette gêne douloureuse, qu’insinue la basse température dans tous les membres, paralyse aussi les cerveaux et leur conversation tombe, se traîne un instant sur le tapis des lieux communs, s’efforce, péniblement, au rebondissement poli et finit par mourir faute d’un aliment nouveau où puisse briller la curiosité.

Marie Faneau continue à travailler.

On n’entend plus que son crayon de pastel qui grince sur le carton avec le bruit discret d’une dent de rat entamant un livre.

Marie Faneau, si elle n’aime pas le froid, n’est pas très éprouvée par lui. Elle a passé deux hivers de guerre sans feu et elle a découvert, dans ce genre de supplice, encore inédit pour elle, une consolante vérité : le froid conserve ! Il raidit l’être contre une fatalité naturelle qu’il est donc naturellement possible de dominer et elle le subit avec le simple frisson d’un plaisir orgueilleux. En toutes saisons elle demeure vêtue de la même robe de soie. Elle a horreur des étoffes lourdes et des fourrures. Sans corset, une ceinture de dentelles défend mal ses seins, sous sa robe, dont la forme est un peu trop précisée par le corsage droit ; cependant, elle n’a pas la coquetterie de sembler le savoir ou la ruse d’en vouloir témoigner. Son corps, fessé sur son chevalet, penché ou collé au long du grand carton, épouse si exactement son labeur qu’il semble une machine remontée, tendue vers le résultat qu’elle en espère. Elle ne voit rien que son modèle et il lui faut rendre, avec intelligence, une étrange figure, celle de l’homme qui pose devant elle, à quelques mètres, noyé dans la pénombre de son atelier déjà envahi par le crépuscule, un homme qui, probablement, lui, souffre du froid.

Le feu est depuis longtemps éteint. La bonne est sortie pour des courses. Elle a oublié le thé, les bûches et tout ce protocole mondain qui n’entre pas dans ses habitudes de paysanne indépendante.

Près de la cheminée, il y a un cordon de moire, un ornement épiscopal. Marie Faneau le tire irrévérencieusement, sonne. Un grelot fêlé tinte, mais… personne ne vient. Alors elle recule brusquement son chevalet et elle se met à rallumer le feu. Ses gestes sont vifs, d’une prestesse animale. Elle n’a rien de la dame qui reçoit. Elle est sans affectation, comme un être qui accomplit logiquement ce qu’il faut faire, et c’est pour cela qu’une harmonie puissante et singulièrement impressionnante se dégage de tous ses mouvements.

L’homme la regarde, un sourire figé aux lèvres, un sourire étonné ou méprisant, celui de la pose.

Il est assis dans un fauteuil anglais, de cuir jaune, dont il n’ose bouger parce qu’il craint d’en perdre le contact jusqu’à un certain point réchauffant. Il est drapé de sa pelisse en vison, d’un brun lustré, qui donne à toute sa silhouette une allure princière, hautaine, mais souligne terriblement la dureté de son masque. Coiffé de cheveux très noirs, rejetés en arrière selon la mode du moment, semblant livrer au vent toutes les ondulations ou les fluctuations de la pensée, le front est vaste, intelligent. Les yeux, très fournis en cils et en sourcils, ont l’aspect d’un étroit bandeau de fourrure sous lequel scintillent deux pierres… précieuses, par les lueurs qu’elles dégagent, mais contribuant, par leur aiguë fixité, à rendre ce masque inquiétant. Les méplats fort accusés des joues et de la mâchoire font ressortir la bouche, épaisse, d’un dessin violent, qu’on souhaiterait à part du reste de ce visage, tellement elle a l’air de ne pas être faite pour lui. Sous un nez droit, court, légèrement relevé du bout, cette bouche est venue se placer comme un défi à l’humanité des traits supérieurs. Ses dents fortes, irrégulières, celles d’un carnassier, lui rendent, sans doute, impossible la tendresse d’un sourire et ne laissent pas beaucoup d’espoir en la bonté du caractère de l’individu. Grave, il aurait peut-être une apparence de sévérité réfléchie, latente ; souriant, il ne doit que se moquer et son ironie ne saurait rien ménager.

Irréprochablement habillé, il porte un vêtement de drap sombre, d’une coupe savante, du linge flou, une cravate ponctuée d’une perle grise. Ses mains longues et maigres ont des doigts souples, aux ongles très soignés, qui démentent l’expression sauvage de la bouche.

— Vous avez froid, n’est-ce pas ? demande Marie Faneau en l’examinant comme si elle le voyait pour la première fois, car un homme vivant, quand revient la vie, n’est plus du tout le modèle qu’on étudiait.

— J’avoue ! fait laconiquement l’homme qui ne cache pas son ennui d’être surpris en état d’infériorité.

— Je suis désolée, cher monsieur. J’aurais bien dû m’en apercevoir plus tôt.

Maintenant le feu flambe dans la cheminée. Marie Faneau a poussé, près de lui, une table turque et, sur cette table, les traditionnels ustensiles : théière, tasses et petits fours.

— Vous n’avez pas le chauffage central ? questionne le Monsieur pour dire quelque chose.

Marie Faneau se met à rire.

— Non. Nous sommes ici dans une maison qui date de Philippe-Auguste, au moins pour ses fondations, et il paraît qu’elle ne saurait se plier au confort moderne sans être entièrement démolie. D’ailleurs, mon frère ne s’occupe jamais de notre intérieur. Il n’a jamais le temps. Moi, je suis une très mauvaise ménagère. Quand je travaille, je ne pense plus à rien. Vous avez pu vous en douter tout à l’heure ! On ne risque chez nous, que du feu de bois et, si c’est artistique, ça ne chauffe guère… que l’imagination.

L’homme se lève, s’étire légèrement, parce que la vue des flammes lui fait plaisir. Il est grand, svelte, paraît à peine trente-cinq ans. De profil, son oreille se détache de la tête, toute petite, très délicatement ourlée.

— Est-ce que je peux regarder ? demande-t-il avec une déférente courtoisie.

Elle répond par un haussement d’épaules, conservant une physionomie méditative qui prouve qu’elle n’est pas contente de son travail.

L’homme s’approche et a un rire sourd. Il est aussi mécontent qu’elle ; pourtant flatté.

— Vous n’allez pas condamner votre talent à me faire en mieux ? dit-il ironiquement.

— Non ! je voudrais seulement vous faire tel que vous êtes et je réussirais une belle chose.

— Sous le rapport de l’art, bien entendu, car vous me trouvez très laid, n’est-ce pas ?

Marie Faneau penche le front et cligne sur le portrait ébauché en lui présentant un miroir. L’artiste reparaît en elle pendant que l’homme s’efface, derrière le carton, pour faire place au modèle.

Il n’y a plus là qu’une matière sur laquelle on étudie les secrets des muscles.

— Mais non. Vous n’êtes pas laid, déclare-t-elle tranquillement. Ceux qui vous ont dit que vous étiez laid n’ont pas eu peur de vous. Donc ils ne vous ont pas bien vu, monsieur.

— Si je comprends le langage des artistes, riposte l’homme dont les yeux jettent une lueur, sans doute reflétant le jeu des flammes qui se tordent et crépitent en face de lui, cela signifie que je suis… laid à faire peur ?

— Oh ! restez là, monsieur, ainsi, sans bouger, le regard droit, je vous en prie ! s’écrie-t-elle. Croyez ce que vous voudrez. Ça n’a aucune importance, en ce moment. Je vois, je m’explique… Ce qui manquait, c’était la chaleur, la flamme, l’étincelle, un peu de colère, enfin, votre vrai tempérament. Vous n’étiez pas dans votre atmosphère. Que je suis donc sotte ! Voilà des heures que je m’efforce de découvrir une pauvre parcelle de vérité en vous examinant dans un glaçon, en guise de loupe !

Et Marie Faneau, ayant saisi, successivement plusieurs pastels, s’enfièvre dans son ouvrage, précipite ses coups de crayon, barbouille, du pouce, toute une partie de la figure, reconstruit l’autre, et enveloppe ce visage d’une intense fulguration pourpre et dorée, qui, de cet impassible masque de mondain déguisant son air brutal, révèle son insolence triomphante, et en fait une créature vraiment diabolique, mais vivante, menaçante, superbe : une œuvre d’art.

Elle est satisfaite. Malgré l’ombre, de plus en plus envahissante, elle ne veut contrôler son dessin que par l’épreuve du feu.

Lui, ne bouge pas, le l’égard tombé sur elle, de haut, parce qu’elle est plus petite que lui. Il voudrait bien que ce fût terminé. On le devine au supplice.

Elle, qu’il est forcé de contempler, comme un chien tiendrait l’arrêt devant une perdrix, c’est une rousse, mais sans les fameuses taches, de peau pâle, presque bleuâtre, tellement sa blancheur transparaît sur certaines veines. Elle a des yeux larges et gris, d’un gris givré, de fleurs de menthe, des sourcils d’un marron luisant, dont l’orbe semble fuir en coups de pinceau chinois pour aller rejoindre la masse des cheveux mal arrangés, couleur de cuivre rouge et qui, aux reflets du feu, prennent, en certaines mèches tordues, comme le gluant du sang. Son nez est rond, sa bouche fraîche, fine, d’un contour puéril. Elle est jeune, mais son âge n’est pas en question, parce qu’elle donne une sensation d’existence forte, de personnalité très saine qui attire, en dehors de tous les rites sociaux.

— Voilà ! dit-elle gaiement. C’est fini. Il ne faut pas m’en vouloir, monsieur de Pontcroix. Je vous ai tenu debout, mais on voyait trop, dans l’autre visage, que vous étiez assis et que vous vous rongiez d’impatience. Maintenant, vous êtes libre. Prenez le thé ou venez voir. Je vous permets tout, parce que je suis contente.

Elle s’étire, à son tour, s’essuyant les doigts à un petit mouchoir. Sa robe de satin-jersey marron, exactement du même luisant que ses sourcils, sans bijou, sans lingerie, est brodée, sur le côté gauche, d’une fleur de perles d’or, un chrysanthème écrasé sur la patte qui s’attache à l’épaule et qui semble s’épanouir avec l’envol du bras levé. Marie Faneau peut se grandir en se déployant tout à coup, trouvant en elle un ressort unique, son orgueil à créer qui la porte comme un pavois.

C’est une femme ordinaire, mais une belle travailleuse qui se montre extraordinaire, subitement, quand elle est possédée par son art comme on le serait par un Dieu.

En ce moment elle ne voit plus rien que le portrait qu’elle achève. L’homme lui est absolument indifférent. Elle ne le connaît pas, du reste.

… Et, ce qu’elle en a vu de ces modèles mondains, très froids, très polis, soucieux du reflet de leur cravate !…

— À propos, cher Monsieur : j’ai tout supprimé, le linge, le col, la perle et le plastron. J’ai mis, là, derrière, en ombre, un pan de fourrure qui est un prétexte, une indication de vêtements. Si vous y tenez, je peux, tout de même, y ajouter un revers de veston, un pli d’étoffe ?

Il s’approche et regarde. Il ne dit rien. Une étrange tristesse couvre à présent son visage, qui s’abîme dans une soudaine réserve. Seuls, les yeux conservent encore une lueur, mais ternie ; ce n’est plus un éclair du feu dansant. On dirait qu’une eau fond l’étincelle pour la diluer en une clarté intérieure, une nuance d’émotion, sinon une larme.

— Je vous remercie, mademoiselle. Ce que vous avez fait là est vraiment étonnant. Non, ce n’est plus moi, et je suis confus, presque navré, que vous dépensiez tant de talent à… me transfigurer. Maintenant, si j’en crois la nouvelle formule, me voici beau à faire peur !

— Vous m’en voulez, monsieur ?

Et Marie Faneau sourit, en lui tendant sa main ferme, une toute petite main de garçon, beaucoup plus destinée à se battre contre les choses qui résistent qu’aux galanteries des gens du monde. Lui, n’appuie pas le baiser, très correct. On dirait qu’il redoute un peu les traces de pastel, sous les ongles, et aussi toute espèce d’effusion.

Ils prennent le thé, silencieusement. Marie Faneau n’est pas une femme provocante et elle ne sait pas du tout s’amuser aux complications de l’esprit. Comme ce silence devient pénible, elle sonne pour obtenir de la lumière, car le feu n’en donne plus assez.

La bonne entre, en coup de vent, essoufflée, portant un petit loulou blanc, à nez pointu, mi-renard, mi-épagneul, qui saute des bras de la servante dans ceux de sa maîtresse.

— Il a failli encore passer sous l’oribus ! déclare la brave femme à peine dégrossie, ayant plutôt conduit les oies sur les pentes du Morvan que les chiens de luxe sur les trottoirs parisiens.

Le modèle consent à sourire, malgré lui, et la paysanne le regarde, familière :

— Oui, monsieur, ce chien-là me donne des sueurs, chaque fois que je le mène. S’il y passait, dessous… Mademoiselle me réglerait mon compte et ce n’est pas un sort de trembler pour sa peau à cause de celle d’un animal aussi enragé que ce chien-là !

— Une lampe, Ermance. Allumez vite, nous sommes dans l’obscurité.

Quand elle est sortie, Marie Faneau laisse le chien grimper sur ses genoux et elle s’excuse :

— C’est une simple, Ermance, presque une innocente de son village et il est impossible de la styler. Seulement, comme elle est très honnête…

Il examine l’atelier, en fait le tour, découvrant peu à peu des meubles intéressants, tout le bric-à-brac de rigueur, avec, cependant, le minimum d’ostentation, c’est-à-dire de mise au point. Il y a un tapis de Smyrne lie de vin de toute beauté, quoique copieusement taché par la peinture, la poussière de pastel, et surtout la boue du dehors. Des fleurs de la saison, chrysanthèmes et grandes fougères. Puis, dans un fond encadré par une grande verrière sertie de plomb, un vrai vitrail d’église où, mystérieusement, s’endorment des anges, parce que c’est le soir et qu’ils ont des ailes comme les oiseaux.

Tout est calme, loin du bruit boulevardier, des salons brillants de cette aveuglante lumière électrique qui aura le dernier mot de la cérébralité humaine.

— C’est pour quoi faire, votre portrait, monsieur ? questionne Marie Faneau, que le silence finit par intimider, maintenant qu’une lampe est entre eux.

Il s’est rassis dans le fauteuil jaune, le front sur sa main longue où scintille une chevalière de pierre noire, gravée, sertie de platine.

— Pour illustrer… pardon de l’expression, mais il ne s’agit que de vous, mademoiselle, un petit volume de souvenirs de guerre. Quant à moi, je trouve cela bien ridicule. Nous étions trois dans un fortin qui a sauté en 1914, et, sur les trois, inévitablement, il y avait un écrivain ou quelqu’un se supposant tel. Alors, il a réuni d’assez tristes anecdotes et m’a demandé mon portrait, qui lui semble indispensable pour corser l’horreur de ce recueil. Je ne pouvais guère lui refuser cette complaisance d’anciens camarades de régiment, le second camarade non plus… et nous irons ainsi à la postérité, tous les trois, grâce à vous, Marie Faneau.

C’est très courtois, un peu sèchement dit et l’ironie en découle, plus amère et plus corrodante.

La voix de cet homme est sans timbre, basse, singulièrement gutturale, quand il se moque. Marie Faneau l’écoute, surprise par l’accent, point par les paroles. Un original qui tient à ne pas poser pour le héros. Il y en a comme cela. Ce sont les plus braves, généralement.

La guerre a reculé dans une toile de fond encore brumeuse de la fumée des incendies, mais le spectacle de l’arrière, qui est devenu celui de l’avant, étincelle d’un prestige si nouveau, ses feux de rampe ont une si étonnante lumière fausse que personne, depuis des années, ne se souvient de l’heure d’amour où l’on se battait et que tout le monde recommence à s’intéresser à la seule mêlée pour le plaisir.

Il reprend, la voix plus âpre et avec une décision non dissimulée :

— Puis-je vous adresser une prière, mademoiselle ? Je suis certainement indiscret, pourtant, j’y tiens. Est-ce que vous voudriez être assez aimable pour refuser… d’illustrer les deux autres ? M. Gompel vous les adressera peut-être comme il m’a adressé à vous… alors… Je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas, que vos conditions, à ce sujet, seront les miennes.

Marie Faneau se lève, spontanément révoltée par le ton péremptoire.

— Je n’ai aucune raison pour vouloir peindre trois personnes dans ce volume et je pense que… qu’une suffira bien à m’affirmer moi-même. Quant aux conditions, il ne peut en exister aucune lorsque je suis satisfaite de mon œuvre et qu’il s’agit d’un ancien combattant. Veuillez vous en souvenir à l’occasion, monsieur.

Étonné, le jeune homme la regarde fixement, comme un objet curieux, le plus curieux de son atelier où il y a quelques jolies choses. Il ne la connaît pas du tout non plus. Gompel, le marchand de tableaux, l’a adressé à elle parce qu’il prétend que c’est l’artiste la plus consciencieuse qui puisse exister. En outre, elle est célèbre, cotée, appréciée. Si on ne la rencontre presque jamais dans les réunions déclarées artistiques : premières, thé de salon à la mode, ou soirées bien mondaines, elle est estimée à sa juste valeur. Elle eut une grande médaille à ses débuts. C’est une sauvage, mais c’est quelqu’un. Elle est, d’ailleurs, relativement pauvre et met une généreuse fantaisie dans sa façon de traiter les clients. Il vient de s’en apercevoir.

— Mademoiselle, pour qui me prenez-vous ? Je ne souffrirai pas…

— Alors, monsieur, je garderai le portrait, sans votre permission.

Ils se mesurent des yeux.

Marie Faneau ne baisse pas les siens. Leurs deux orgueils sont aux prises.

Elle ne sait, elle, que ce qu’on lui a dit en lui présentant l’homme, chez ce même marchand de tableaux :

M. Yves de Pontcroix, qui désire vivement avoir son portrait par vous.

Quand elle a répondu qu’elle voulait bien, il est parti tout de suite, après un hommage banal à son talent, comme s’il redoutait de se voir trop examiné.

— Il est intéressant, hein, ce type-là ? lui a déclaré le bavard Gompel. Bon client ! Il m’a débarrassé d’une vieille machine, à laquelle je tenais, pour son château. Et puis (Gompel s’esclaffa) il a un nom à coucher au rez-de-chaussée du Petit Parisien, Que je ferme boutique si jamais ça peut exister dans l’armorial !

— Peut-être pas dans l’armorial, mais sûrement dans l’Armorique ! riposta la jeune femme en riant.

Elle n’a interrogé personne à son sujet, parce qu’elle ne pense, d’abord, qu’à son travail.

Elle comprend qu’il sera difficile.

Maintenant, ce soir, elle est heureuse d’avoir vaincu la difficulté et sait bien ce que vaut son œuvre ; pourtant sa qualité de probe plébéienne ne lui laissera pas la possibilité d’être humiliée par ce héros… fût-il de feuilleton.

Il se lève, boutonne sa pelisse de fourrure, cherche son chapeau et ne trouve pas sa canne.

— Mademoiselle, vous me comblez, murmure-t-il, de sa voix ironique. Nous ne nous entendons pas du tout. Je me refuse à orner votre secret musée des horreurs ! C’est assez d’être laid sans chercher une apothéose. Vous me donnerez donc ce portrait et je resterai votre obligé… plein de rancune pour ce que vous mettez de perfection à me flatter.

Salut, Baise-main. Et il est parti, toujours froidement correct, malgré ses ironies.

Marie entend la bonne, Ermance, qui s’écrie, dans l’escalier :

— Vous êtes ben honnête, monsieur, mais votre canne, à elle toute seule, ne vaut pas ça !

— Pauvre Ermance ! se dit la maîtresse de la maison en étouffant un éclat de rire. Elle n’en fera jamais d’autres !

Le loulou blanc tourne autour du fauteuil anglais avec une visible impatience. En chien bien élevé, il n’a pas manifesté son antipathie durant la visite. À présent, comme la bonne, il dira ce qu’il pense tout haut. Il gronde, soit qu’il n’aime pas le jaune, soit que ce Monsieur, qui avait l’air de vouloir contrarier sa mère, ne lui revienne pas.

— Qu’est-ce que tu as, Fanette ? questionne sa mère, très ennuyée de surprendre ce mouvement de mauvaise humeur. Est-ce que tu vas lui chercher querelle, toi aussi ?

Ce toi aussi indigne Fanette et la fait aboyer à pleine gueule. Ah ! non, à la fin, Fanette est un chien qui est une chienne et elle connaît des choses que les humains ne sauront jamais.

Alors, Marie Faneau lui donne un léger coup d’appui-main, parce que Marie Faneau est troublée, et que, tout bien réfléchi, elle se sent dans son tort.