E. Flammarion (p. 45-68).
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III

Marie Faneau dormit, cette nuit-là, d’un sommeil agité.

La petite chienne, blottie près d’elle, donna tout à coup de la voix, une pauvre petite voix d’enfant pleurard, en entendant appeler impérieusement :

— Marianeau !

— Quoi donc ? C’est toi, Michel ? Quelle heure est-il ?

— À peine deux heures, je rentre. T’en fais pas… mais il faut que je te raconte une histoire épatante. C’est beaucoup plus raide que le buisson de roses, le ruban noir et le fil de perles, ça, je t’en réponds. Ça vaut même de m’offrir à souper. Viens chez moi. Il y a du feu.

Elle hésita, un peu fatiguée de le sentir si férocement égoïste, puis elle finit par se lever, car, d’une façon ou d’une autre, elle n’aurait pas eu la paix.

Elle tremblait, ressentant une impression de froid bizarre en se remémorant tout à coup l’aventure de la veille. Son frère avait-il fait quelques sottises irréparables ?

Calmant la petite Fanette d’une maternelle caresse, elle s’habilla, releva ses cheveux, ferma hermétiquement le haut de son peignoir et gagna la chambre de Michel qui était séparée de la sienne par un cabinet de toilette.

Cette chambre s’encombrait de bibelots inutiles, de gravures assez licencieuses et de vêtements d’homme abandonnés au hasard de l’endroit où ils n’auraient pas dû être. Il y brûlait un poêle à pétrole à flamme concentrée qui procurait une chaleur d’étuve en même temps qu’une odeur désagréable.

Marie Faneau fut suffoquée.

— Tu devrais ouvrir la fenêtre ! dit-elle. On étouffe ici, ce n’est pas sain.

Il n’avait pas encore enlevé son pardessus, qu’il mangeait, déjà, du bout de ses gants blancs, les beaux fruits de la corbeille du dîner, qu’il avait installée sur son lit et il trempait des biscuits dans du Porto.

— Penses-tu ? Je vais te servir bien plus explosif comme chaudière, ma chère : ton type est au poste !

Marie Faneau avait la grande habitude du langage imagé de son frère, mais, énervée par son réveil en sursaut, elle se fâcha :

— En voilà assez, mon petit. Si c’est une nouvelle scie de ton atelier, moi, je ne veux plus entendre ces différents couplets dans le mien ! Je t’ai dit que j’avais une pose demain, ou plutôt, aujourd’hui, à neuf heures. Demande tout de suite ce que tu désires ajouter aux fruits et, bonsoir, ou bonjour.

Il hocha la tête solennellement :

— Marianeau, je te répète que M. Yves de Pontcroix, de Pontivy, de Pontorson ou de Ploermel, ce grand mondain irréprochable, est au poste, tu comprends ? Je l’y ai accompagné moi-même avec Fusard et quelque trois cents personnes. Entre nous, c’est rudement bien fait.

Marie Faneau tomba sur un tabouret, près du lit, la face dans ses mains :

— Va toujours. Je dors…

— Ouais ! Nous allons voir si tu dormiras longtemps.

Il se mit, les jambes croisées, sur son lit, posa le panier sur un genou, son verre de Porto sur l’autre, et jongla audacieusement avec les fruits.

— Dois-je continuer ? Il y a déjà une poire derrière le lit. Ça fera hurler Ermance qui marchera dessus, demain matin.

— Je l’en prie, fit sa sœur à bout de patience. Parle vite, que je puisse retourner dans le mien !

— Ah ! ça va mieux ! Imagine-toi que j’arrive dans le promenoir avec mon copain. C’était la première d’un numéro de clowns tout battant neuf et il y avait des poules empanachées, une basse-cour vraiment royale. Tous les noceurs chic, tous les journalistes, un vrai gala. On n’aurait pas laissé tomber une épingle de cravate. Nous tournons, nous lorgnons, les femmes nous arrêtent, nous avons bien du mérite à sauvegarder notre pudeur, quand nous nous heurtons à un groupe où je distingue immédiatement ton bonhomme, que je n’avais jamais tant vu. En passant, que je te félicite, c’est rudement ça, c’est trop ça !… Il est moins bien quand il rigole, mais, quand il est en colère, il vous a une allure très sur le pont de Pontcroix ! ou d’ailleurs. Il était avec des types de la haute que Fusard connaît, du cercle Machin, ou de la colonie américaine, et puis des gueules de l’armée, des écrivains combattants, de ceux qui continuent à fracasser tout dans les colonnes des feuilles qui paient cher. D’après ce que nous saisissons de leurs propos, ils discutaient sur un coup de jiu-jitsu. C’était en situation, puisqu’on venait de nous montrer une scène où l’on voyait un policeman roulé par un petit jap haut comme une botte. Ces Messieurs s’attrapaient ferme, absolument comme dans la rue. Fusard me dit que c’était passionnant. Moi, je n’aime pas les coups ni les histoires de coups. Ce qui m’intéressait, c’était ton type. Ah ! que celui-là sait donc s’habiller ! C’est rien de le dire ! Faut le voir au milieu des autres, qui n’ont sûrement pas le même tailleur. C’est un je ne sais quoi dans la courbe de la ligne, ou le pli, ça vous prend les yeux, malgré vous, et ça le ferait reconnaître entre mille. Il parlait moins fort que les voisins, d’une drôle de voix sourde et, malgré ça, il finit par se faire écouter. Fusard me souffla qu’il devait être un vrai professionnel pour situer une prise de cette façon : seulement Fusard voit des professionnels partout ! Je ne peux pas, à mon tour, t’enguirlander de termes techniques, car ce n’est pas utile pour la démonstration, comme tu vas t’en convaincre. Ce jiu-jitsu est vraiment un joujou terrible ! Ah ! j’en ai encore la chair de grue ! Ce fut véritablement le clou de la soirée !… Figure-toi qu’une créature superbe tâchait d’attirer l’attention, tout en écoutant aussi. C’est leur métier, n’est-ce pas ? Elle avait un en peau mirobolant, un déshabillage tout constellé de rubis, des bretelles pour tout corsage et un chapeau, velours noir et plumes en averses, que l’eau m’en venait à la bouche ! Le Monsieur type était en train de désigner son propre avant-bras en leur déclarant qu’on appuyait, là, sur la saignée et que ça faisait : clac, simplement parce que le bras se retournait, paralysé ou brisé net… Alors… voilà cette fille qui se tenait derrière ton grand diable, qui lui flanque son bras nu sous le nez, un bras superbe, ma foi, en lui disant, d’un ton bien gentil : « Tiens ! Marquis, fais-moi ça ! » Il ne s’est même pas retourné, il a pris le bras tendu, a appuyé son pouce sur la saignée… on a entendu le clac, personne ne pipait, tu penses… et la fille est tombée à ses pieds en hurlant, le bras cassé net.

Marie Faneau s’était redressée, les yeux agrandis par l’horreur.

— Tu n’as rien bu, Michel, cette nuit ? dit-elle, la gorge contractée.

— Rien bu que ce Porto et rien mangé que ces biscuits, je te le jure ! Ça m’a coupé l’appétit, cette machine-là ! Mais, c’est pas fini. Il y a eu un tumulte à étouffer l’orchestre. Les femmes criaient : à l’assassin ! Les agents sont arrivés. On a voulu arrêter tout le monde. Il disait, et il fallait voir de quelle manière : « Qu’on me mette en présence du protecteur de cette dame, je réglerai la chose moi-même. » Quelqu’un lui a crié : « Vous n’êtes pas Français, monsieur ! » et il a riposté : « J’étais à Verdun quand vous restiez ici » ; ce qui, d’ailleurs, était exact. On a tous suivi, en chœur, pour l’accompagner au poste. Moi, en revenant, j’ai jeté mon bouton de rose au ruisseau… Il sait s’habiller, oui, mais quelle brute !

Marie Faneau rêva un instant, les yeux refermés.

— A-t-il vraiment cassé le bras de cette fille ?

— Pour ça, aucun doute, Marianeau. Maintenant avec un bon chirurgien et un emplâtre de billets de banque, ça peut se guérir… à moins que la belle ne préfère un petit procès à scandale qui la lancerait dans une plus haute galanterie.

Alors, Marie Faneau fit glisser cette phrase extraordinaire, du bout des lèvres où il y avait tout le dédain des femmes honnêtes pour la prostituée :

— Mon Dieu, au fond, c’est plus propre qu’autre chose et ça lui rapportera bien davantage ! Bonjour, Michel, je vais dormir. Je n’en peux plus tellement j’ai sommeil.

Et elle sortit laissant son frère dans la méditation, un peu ahuri de cette conclusion philosophique.

Le lendemain, le frère et la sœur, séparés par leurs travaux quotidiens, l’un se rendant à son atelier de gravure, faubourg Montmartre, et l’autre demeurée dans le sien, cour de Rohan, ne purent se communiquer les nouvelles, c’est-à-dire constater, ensemble, qu’il n’y avait rien dans les journaux, ni aux échos mondains, ni aux faits divers.

Ce singulier petit drame n’avait point transpiré en dépit de la présence des écrivains combattants… ou peut-être à cause d’eux.

Marie Faneau, cependant, y songeait. Elle pensait, surtout, à lui renvoyer les perles, mais où ? puisque le personnage était en prison.

Huit jours se passèrent en racontars fabuleux que Michel rapportait de chez Fusard. Tantôt on croyait savoir que le héros avait été remis en liberté avec des excuses, tantôt on apprenait qu’il avait été reconduit à la frontière en qualité d’étranger suspect.

— Quelle frontière ? ajoutait Michel, gouailleur. Il n’y en a plus nulle part !

De temps en temps, Marie ouvrait l’écrin de maroquin rouge, où l’on avait soigneusement effacé le nom du bijoutier, et elle égrenait ce collier comme un chapelet de pénitence dont chaque perle lui faisait l’effet d’une larme solide. Elle n’aimait pas les bijoux. En outre quand elle avait eu l’occasion de faire un portrait de soldat elle s’était sentie comme coupable… parce qu’elle aussi profitait de la guerre ! Que de pauvres mères ou de pauvres veuves étaient venues la trouver avec une très mauvaise photographie en la suppliant de faire revivre les traits à jamais effacés sous une terre inconnue ! Comme elle aurait voulu les offrir tous, ces souvenirs pieux entretenant la misère des cœurs et la soutenant, elle, dans sa misère momentanée d’artiste, par la réputation d’habileté qu’ils lui donnaient !

« Vous m’avez ressuscité mon fils ! » lui écrivait une provinciale éplorée, qui ne tenait plus au monde que par la vision de cette pâle effigie dont elle avait tiré, en la transfigurant, une sorte de saint auréolé de la seule gloire du martyre.

Et, cette fois, elle s’était trompée, en osant faire l’aumône de son talent à un personnage insolent, cruel, énigmatique, un grand seigneur ou un aventurier qui ne voulait rien lui devoir. Jamais son orgueil d’artiste n’avait été mis à mal de cette arrogante façon !

Elle reçut, de la maison Brès, la fameuse plaquette annoncée, illustrée de son dessin en première page. Un somptueux exemplaire de luxe sur japon impérial. Cela s’intitulait :

LES REVENANTS.

Elle n’avait guère le loisir de lire ce genre d’œuvres (car il lui aurait fallu fermer son atelier aux modèles, tellement elles étaient nombreuses), mais elle se jeta sur celle-ci et coupa fiévreusement ce livre, sans pitié pour les hachures qu’elle infligeait à son solennel papier. L’auteur, un nom totalement dépourvu de célébrité, y avait apposé une dédicace banale. Il ne lui apprit pas grand’chose, sinon que le lieutenant Yves de Pontcroix avait eu d’affreuses blessures, en en ayant, auparavant, fait, sans doute, de non moins affreuses à ses ennemis, puis le fortin dans lequel s’étaient réfugiés ces trois enragés, décidés à ne pas se rendre, avait sauté… L’auteur s’étendait peu au sujet de la catastrophe. On était parti dans les airs sans espoir de retour au sol et on s’était retrouvé, à peu près morts, deux en deçà des lignes allemandes et un au delà. On perdait la trace du principal héros, le sieur de Pontcroix, qui n’était revenu, lui, que beaucoup plus tard, délivré d’une ambulance boche par l’irruption d’un bataillon de chasseurs alpins.

L’ouvrage comportait toute la sécheresse technique d’un artilleur, très ferré sur son métier, et s’ornait des phrases un peu poncives du bon soldat qui ne sait pas les fabriquer lui-même.

Tout ce qu’elle put saisir, c’est qu’Yves de Pontcroix était breton, marquis, et officier de carrière, sorti de Saint-Cyr… probablement avec les gants de la légende. Maintenant, il devait être réformé, libre de tous liens, parce qu’il était trop riche, trop libre !

— C’est fort honorable pour lui, tout ça, grommelait Michel Faneau, mais, s’il y était resté, ça l’aurait empêché de finir au poste. Certains héros ne devraient jamais revenir. Ils font plus riche quand ils sont morts. Un héros, par définition, c’est quelqu’un qui est hors la loi.

Marie Faneau se rendit, en grand mystère, chez le fleuriste de la rue de la Paix.

— Madame, lui répondit la patronne de l’établissement d’un ton rogue, nous n’avons pas l’habitude de nous enquérir de l’identité de nos clients pourvu qu’ils règlent le montant de leur facture. Un chauffeur est venu nous apporter une boîte et nous commander une corbeille, en effet, nouée d’un ruban noir, et on a apporté le tout à votre adresse. Qu’est-ce qu’il y avait donc dans cette boîte ?

— Oh ! rien, murmura Marie rougissant sous sa voilette, une plaisanterie qui m’a été désagréable.

De plus, une objection s’imposait : si ce n’était pas lui, le donateur anonyme ? Elle avait eu pas mal de modèles qu’elle ne connaissait pas plus que lui ! Des hommes, peut être respectueusement épris, tentant la trop audacieuse déclaration, des femmes excentriques, de ces détraquées, osant jouer le rôle romanesque de Méphisto ?

Cela troublait profondément la jeune femme. Qui ? On ne pouvait pas certifier que ce fût lui et s’il s’était procuré, si c’était lui, toute latitude pour mentir.

En décembre, Marie et Michel furent invités à la grande soirée annuelle que Gompel, le marchand de tableaux très en renom, donnait dans sa galerie des boulevards. Il était de tradition, pour le frère et la sœur, d’y aller, parce que c’était, en quelque sorte, une obligation d’atelier. On recevait là un peu de tout : les peintres, les dessinateurs, les graveurs, des gens de lettres, des gens du monde, des critiques d’art hirsutes et des princesses très coiffées de couronnes authentiques, quoique toujours prêtes à les lancer par-dessus les moulins. Gompel, un gros père pansu, mettait la plus affectueuse ostentation à y produire Marie Faneau, car c’était une bonne marque de sa maison, une belle artiste doublée d’une jolie femme.

Ce soir-là, Marie, si simple, daignait s’habiller. Michel emplissait sa chambre de ses exclamations de rapin que le morceau enthousiasme, très fier, lui aussi, de servir de chaperon à cette fille raisonnable qui n’en avait nul besoin.

— Ce que tu peux être étonnante en hortensia bleu ! Tous ces tons dégradés, du rose à l’azur, te donnent l’air d’une fleur pâlissant à l’endroit du cœur. Ah ! que j’aimerais des perles pour mouiller ta gorge au lieu de ce pendentif de corail blanc, un peu jeunet.

— Tu as raison, fit-elle froidement. Je vais l’enlever. Il fait trop petite pensionnaire et je n’aime pas ça.

Elle ôta le pendentif, mais elle ne mit point les perles, qui restèrent à se morfondre dans l’armoire à trois glaces où se reflétaient trois dames en bleu.

Sa robe, brodée de nacre, imitait un ciel du matin, légèrement rosée pour le soleil qui vient et plus profondément azurée pour la nuit qui s’en va. Une touffe d’hortensias roses et bleus agrafaient l’écharpe blanche, un nuage barrant la taille, très basse. Aucun bijou. La tête, rousse, coiffée de ses seuls cheveux roux, éclatait, là-dessus, comme un objet d’art, d’albâtre et d’or pur, un buste polychromé. Mais le pli boudeur de la bouche la montrait hostile à toute idée de plaire.

— Marie, Marianeau ? Pourquoi me fais-tu la tête ? demanda Michel qui mettait, lui, une tubéreuse à sa boutonnière.

— Tu serais gentil de ne plus me parler de cette histoire de perles.

— Ah ! le fil ? Il faudra donc que je te le vole et que j’aille le laver. C’est idiot, nos scrupules !

Le pis, c’est qu’il y pensait souvent.

Chez Gompel, c’était déjà, dès dix heures, la grande crue mondaine, des vagues de toilettes claires qui déferlaient sur l’écueil des habits noirs, à l’assaut des indifférences bourrues de Messieurs les critiques ou de Messieurs les chers maîtres. Les jeunes hommes, surtout, étaient entourés, hélas, la denrée masculine se faisant rare !… L’offre devenait multiple et la demande presque nulle. Ces héros de l’arrière ou de l’avant se transformaient en Phénix, car… ils ne renaissaient pas tous de leurs cendres, ceux de l’avant !

Le frère et la sœur furent vivement séparés par Gompel, au bas de l’escalier fleuri de roses France qui conduisait de la galerie aux salons du premier. Le gros papa marchand et protecteur se montrait toujours très heureux de promener en liberté celle qu’il appelait : sa lionne. Il la présentait, ou lui faisait des présentations, en la forçant à entendre des compliments qui n’amusaient pas toujours cette sauvage.

Les galeries, aux arcades très élevées, s’ornaient de superbes plantes vertes sur lesquelles des plafonniers opalins répandaient une clarté lunaire favorable aux fards des femmes, lesquelles en abusent vraiment beaucoup, depuis, sans doute, qu’elles ont à dissimuler les rides précoces du chagrin.

Gompel murmura :

— Vous êtes toujours ravissante, quoique terriblement pâle, ce soir, ma petite filleule. Est-ce que quelque chose n’irait pas ?

Familier comme un parrain, car il était son parrain, il lui parlait franchement, la désirant un peu plus attentive à sa gloire par la réclame vivante qu’elle aurait pu se faire.

— Non, mon cher Gompel. Je suis très heureuse d’assister à votre fête qui est magnifique. Une belle rentrée ! Vous avez tout Paris, cela se voit. Moi, j’ai dû pâlir sur mon ouvrage. Il y en a tant, grâce à vous. À propos, je voulais vous poser quelques questions au sujet de La reproduction du portrait de…

Elle demeura court, au milieu de sa phrase, parce que, sous une arcade, d’un groupe de jeunes hommes venait de se détacher un habit noir que son frère aurait déclaré reconnaissable entre mille. Elle eut brusquement la vision, pourpre et or, du revenant de jadis, tombé derrière les ronces barbelées, le presque mort, le grand miraculé de guerre ! Il venait droit à elle… et la fête n’avait plus qu’un éclat livide, elle ne voyait plus rien que le bas de sa robe bleue, parce qu’elle baissait les yeux, saisie d’un vertige inexplicable.

— Monsieur Gompel, voudriez-vous me rappeler au bon souvenir de Mlle Faneau, qui ne me reconnaît pas, certainement ? Grâce à son merveilleux talent, je ressemble si peu à mon portrait !

La voix sourde, dédaigneuse, raillait aimablement.

Gompel se mit à rire.

— Ma foi, monsieur de Pontcroix, vous arrivez bien. Je vais vous passer l’honneur de conduire Mlle Faneau là-haut, où l’on danse. Justement, nous parlions du portrait, sinon du modèle.

Gompel abandonna sa filleule au baise-main réglementaire et s’en alla, de groupe en groupe disant, très haut :

— Hein ! Quel contraste ! Ils sont à peindre, le Greuze et le Delacroix ! Sans compter que cela forme tout de même un beau couple.

Marie Faneau appuyait sa main gantée sur le bras de cet homme, en tremblant, malgré sa résolution d’oublier qu’il brisait celui d’une femme à l’occasion. Elle avait décidé de lui donner une leçon et elle la lui donnerait coûte que coûte. Mais comment était-il libre ? Était-ce bien le même individu ?… Elle respirait si difficilement qu’il ne pouvait point ne pas s’apercevoir de son malaise.

— Je continue à vous faire peur ? dit-il de son ton froid, très calme, comme résigné.

— Oui, répondit-elle laconiquement.

Marie Faneau n’avait aucune expérience mondaine et les puérils manèges des coquettes lui répugnaient.

Ayant gravi lentement l’escalier encombré de flirts, au lieu de la conduire vers le bal, d’où leur parvenait une musique des plus américaines, il l’amena dans une petite salle où se trouvaient exposées les plus belles toiles du maître de la maison, un prétendu Raphaël et un Corot, peut-être authentiques, placés dans cette sorte de boudoir-fumoir, seulement éclairé par les projecteurs de leurs cadres, pour les mieux livrer aux méditations des amateurs. Des boîtes de Havanes tentaient le passant et l’engageaient à s’asseoir, loin de la foule. Ils n’y rencontrèrent encore personne.

Il lui désigna un fauteuil ombragé par un palmier nain enguirlandé d’une superbe orchidée aux fleurs vénéneusement teintées de leurs couleurs métalliques.

— Voulez-vous me donner un tango-causerie, à moi, qui ne danse pas, mademoiselle ? Je voudrais essayer… de vous rassurer.

Il riait ou faisait semblant. On devinait qu’il mordait trop souvent sa lèvre inférieure de ses incisives pour finir par rire franchement.

Elle s’assit, leva enfin les yeux.

— Moi non plus, je ne danse pas. Je ne sais pas, fit-elle très simplement. Avez-vous vraiment quelque chose à me dire ?

Elle étudiait, de nouveau, cette étrange physionomie.

— J’ai à vous remercier, d’abord, ce que je n’ai pas encore fait. Vous avez dû recevoir le livre : Les Revenants ! J’aurais voulu vous le porter moi-même, de la part de l’auteur, qui est dans le midi, actuellement. J’ai eu des empêchements, tous ces jours pluvieux, un retour de mes fièvres… qui, elles, ne guériront jamais, ni dans le midi, ni dans le nord.

— Vous avez été blessé, dans l’explosion de ce fort, en 1914 ? demanda-t-elle, oubliant tout à fait l’histoire de l’Olympia.

— Oh ! comme tout le monde, là-bas, terriblement secoué. On ne saute pas, en des exercices aussi périlleux, sans y laisser la notion normale de l’existence, mais j’en suis revenu. Cauchemar ou beau rêve, la vie ne réalise jamais rien, absolument, et quand on est mort, on ne s’en aperçoit même pas… Mademoiselle, votre robe est délicieuse, c’est l’aurore… absolument réalisée.

Il s’accoudait sur le dossier du fauteuil et la regardait de près, la dureté de son œil fixe un peu adoucie par le reflet de tout cet azur céleste.

— Il y manque des bijoux ! coupa-t-elle de sa voix claire et désireuse d’avoir le dernier mot le plus vite possible.

— En effet, remarque-t-il d’un ton plus sourd, plus mordant. Sans indiscrétion, est-ce un vœu un défi aux rivales, ou tout simplement une suprême coquetterie d’artiste ?

— C’est peut-être, monsieur, parce que je n’en possède pas…

— Alors, mademoiselle, murmura-t-il, en se penchant vers elle, de ce ton sourd, confidentiel, qui l’exaspérait, voulez-vous me permettre de vous en offrir ? Je n’aurais jamais osé vous en envoyer, et je pensais que… des fleurs seraient tellement une banalité ! Demain, prenons rendez-vous chez tel bijoutier qui vous conviendra et… vous choisirez.

Il la couvait de ses yeux fixes, un véritable regard de bête de proie, et, peu à peu, elle se sentait plongée dans une ombre, un silence émouvant où passait un souffle d’épouvante.

Elle était bien trop saine pour ne pas essayer de réagir immédiatement. Elle se raidit, songeant qu’elle venait de se tromper et que la peur d’un mal l’avait conduite dans un pire.

— Monsieur, Marie Faneau n’a pas l’habitude de ces hommages… équivoques. J’ai tellement peu envie de recevoir des bijoux que je vous demanderai de venir me voir demain pour me rendre un service : lancer, par-dessus un pont, des perles fines dans la Seine.

— Oh ! très amusant ! fit-il avec son même rire sourd. Et moi qui m’imaginais tout le contraire ! Tenez, j’aime mieux ça ! C’est plus crâne. Seulement, si j’accepte le rendez-vous, sur un pont, j’entends que vous me laissiez chercher le nom de l’envoyeur. Soyez tranquille. Ce sera discrètement… et je le mettrai à la raison, puisqu’il vous a déplu.

Absolument désemparée, sinon convaincue, Marie ne savait plus quelle contenance garder. Les accents de cet homme étaient très moqueurs, cependant toujours respectueux, ne dépassant jamais le ton de la conversation mondaine ou de la galanterie permise durant une causerie-tango.

Elle ravageait la touffe de fleurs de son écharpe, déchirant, sans s’en rendre compte, la soie fragile de leurs pétales.

— Belle, froide et fière, c’est, je crois, la devise de la fleur que vous tourmentez en ce moment, mademoiselle. On arrache les secrets sous l’empire de la souffrance, oui, mais c’est une fleur fausse, vous, vous êtes une fleur vraie !… Je ne connais rien de plus exquis que votre teint, qui se colore si facilement quand vous vous animez. Votre clair visage est le seul, ici, qui se passe de l’éclat de vos pastels. Il suffit, pour le farder, de votre propre irritation. Nous essaierons de vous venger. Que c’est beau, le sang pur qui court sous la chair ! Vous avez une santé superbe, n’est-ce pas ?…

Il débitait ces fadeurs sans un geste, sans un manque de mesure dans l’attitude. Cela sentait à la fois le dilettantisme et la torture. Elle aurait vraiment préféré une insulte normale. À présent, elle regrettait que cet envoyeur anonyme ne fût pas lui.

— Je vous demande pardon de mon erreur, monsieur de Pontcroix. Mais il me semble impossible de découvrir… le coupable, car personne, je vous l’assure, ne me doit quelque chose, sinon vous et, encore, les roses, tout au plus !

— Vous en aurez demain, vous en aurez tous les jours. Songez que je suis ravi de l’occasion offerte. Sans cet insolent inconnu, je ne savais comment me tirer d’une très ridicule situation. Je ne vous plais pas et il m’est défendu de… vous déplaire davantage. Je commence à être horriblement jaloux du Monsieur aux perles fines. Vous n’avez aucune indication ?

À ce moment où Marie Faneau se demandait si elle ne devenait pas folle de confusion, un couple entra, en tournoyant dans le fumoir, s’arrêta, essoufflé, riant et se livrant aux déhanchements les plus exagérés des danses en vogue. La femme, en apercevant Marie Faneau qui s’était levée, très anxieuse, s’arrêta un peu hésitante, salua, s’approcha d’un miroir pour se refaire une beauté, puis se sauva.

Quant à son cavalier, médusé, face au personnage qui flirtait avec sa sœur, il s’écria :

— Ça, c’est trop fort ! Vous êtes donc sorti de prison, monsieur le Marquis ?