Calmann-Lévy éditeurs (p. 54-65).
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V

C’est dans les mois qui suivirent cette révolution du mysticisme chez l’enfant le plus sensible du grand Collège, qu’après avoir découvert son Dieu il mesura soudainement son père qui lui apparaissait maintenant, comme au second degré, par les dits de ses camarades, par le prestige qu’avait sur un « nouveau » le nom même qu’il portait. Ne voyait-il pas cet éclair d’étonnement qui s’allumait dans les yeux de l’entrant quand il se nommait : « Pierre Arbrissel. » « Le fils d’Hyacinthe ? » lui demandait alors avec un imperceptible sursaut le garçon, tombé du coup en arrêt, et qui le dévisageait avidement. « Mais oui, mon vieux, répondait-il avec une certaine grâce inexprimable qui était en lui ; Pierre Arbrissel, fils de son père. » Un certain jour, ce fut un petit Argentin de quatorze ans que ses parents envoyaient aux religieux parisiens pour qu’il subit la formation latine la plus pure avec la plus rigoureuse scolastique de saint Thomas d’Aquin. Il entrait dans la classe du jeune Pierre. Quand celui-ci se présenta lui-même, le petit étranger tomba positivement en arrêt. « Seriez-vous le fils du grand Arbrissel ? — Je suis le fils du peintre, oui, répondit l’enfant avec une timidité toute pleine de modestie. — Ah ! reprit le petit Argentin, je suis content de vous connaître. Mais votre père… que je voudrais le voir ! »

En réalité ce n’était pas seulement pour sa gentillesse personnelle que les camarades de Pierre lui attribuaient un traitement de faveur. Car il était effectivement — et de loin dans toute sa classe — celui qui recevait le moins de coups de poing et de bourrades. Le prestige de son père n’était pas étranger à cette relative aménité. De tels gages accordés au fils formaient comme un piédestal au grand peintre sans que son nom fût même prononcé. « Jusqu’aux Amériques, pensait le petit garçon, mon père est célèbre ! » Et il y eut aussi un jeune Anglais des Indes britanniques qui se montra encore plus curieux d’Hyacinthe Arbrissel que l’Espagnol. Il fut si pressant qu’un jour Pierre décida de supplier ses parents pour qu’ils voulussent bien inviter ce camarade à Neuilly. Le Supérieur donna son assentiment pour l’estime où il tenait le grand artiste, et un certain dimanche on vit arriver à la villa de l’avenue de Madrid le jeune Wilfrid, fort troublé, qui comparut devant M. et Mme Arbrissel. Celle-ci portait une robe de foulard mauve avec draperies aux hanches et « pouf » par derrière : et ses yeux charmants étaient encore adoucis par la frange de cheveux blonds qui coupait son front en ligne droite. Pour le grand homme, dans toute la force de sa quarantaine bien sonnée, la carrure puissante, mais aminci par la redingote à longues basques, il apparut, au petit Anglais, tout pétri de poésie et de mythologie : « Aux Indes, on parlait beaucoup du grand peintre Arbrissel, monsieur… » balbutia-t-il avec un accent délicieux.

Aux Indes ! Quelle poésie ce seul mot évoquait aux oreilles de Pierre, dans cet atelier où trainaient çà et là, par terre ou sur chevalet, de gigantesques études ! C’était l’époque où Hyacinthe Arbrissel s’attaqua au nu masculin pour préparer son Combat de Géants qui allait devenir sa « profession de force ». Il y avait là des cartons où étaient recherchées particulièrement la musculature d’une jambe, la saillie tourmentée d’un biceps, l’anatomie d’un thorax d’athlète parfois transposée à l’échelle énorme. Ces études formaient une assemblée de corps herculéens d’où ressortaient violemment muscles et tendons. Croyait-on qu’il ne pouvait peindre que des nymphes errantes dans les bois ? Sa puissance ne s’exprimait-elle que-dans l’intensité de la couleur, dans l’éclat des complémentaires, la vivacité des roses, l’acidité des verts, la mélodie des bleus où il surpassait presque Manet ? Les formes en elles-mêmes lui étaient-elles insensibles ? On allait bien voir ! Mais déjà, avant que le public connût cette nouvelle manifestation de son pinceau, les Indes lointaines elles-mêmes lui envoyaient ce petit ambassadeur enfant pour porter un hommage à sa puissance.

« Comme mon père est grand ! » pensait Pierre. Et se grisant de mots, comme à cet âge, il répétait : « Mon père est colossal ! colossal ! »

Les jours de congé, les dimanches, les après-midi des jeudis où il restait à la maison, Pierre Arbrissel, cet enfant si tranquille et secrètement passionné, s’emparait avec une sorte de frénésie dissimulée de ses jouets préférés, les seuls qui l’eussent satisfait pleinement : c’étaient une ancienne palette de son père et des couleurs dont parfois le vieux Bonassy lui faisait cadeau en cachette : « Tiens, mon gaillard, lançait-il à ce frêle gamin qui portait mal l’épithète, voilà de quoi concurrencer ton géant de père ! — Oh ! ne dites pas de pareils sacrilèges, monsieur Bonassy, je sais bien que je ne serai qu’un avorton de la peinture aux côtés de mon père, mais je ne peux pas, pour autant, me retenir de peindre !

— N’importe, gosse, reprenait alors le brave homme ; prends ce vermillon, il est fameux, un pur mercure | ! Il donne à une étoffe la profondeur de la pourpre. Et puis ce bleu de cobalt dont, avec des mélanges, tu feras tout ce que tu voudras. Essaye. Tâtonne. Ton géant paternel n’a pas procédé autrement. Je me souviens du jour où je l’ai découvert à Quimper…

Et pour la dixième fois le fils d’Hyacinthe Arbrissel écoutait dans le ravissement l’histoire de cette découverte, faite par le vieux marchand, du grand peintre auquel il devait sa propre fortune.

— Il n’en menait pas large, tu sais, le jour qu’il a débarqué à Paris.

« Ce n’est pas vrai ! se disait mentalement l’enfant. Mon père en a toujours « mené large », j’en suis certain. Il est arrivé à Paris comme un conquérant, sûr de la victoire ! »

Mais le jeune Pierre, lui, connaissait une timidité de petite fille. Ce qu’il admirait le plus dans Arbrissel, c’était justement cette tranquille assurance datant d’avant les plus enivrants succès qu’un artiste puisse connaître et qui avaient été les siens. Lui, Pierre, n’osait même pas rétorquez les dits du vieux marchand de tableaux. Et il partait d’ici les poches pleines des tubes de couleurs dont le père Bonassy l’avait comblé.

Le don essentiel du petit garçon, en dehors d’une singulière facilité de dessin, semblait être celui de suggérer plutôt que d’affirmer — résultante d’une sensibilité prématurée. Le monde extérieur était pour lui le moins intéressant. Il aurait voulu exprimer son château intime, donner une forme symbolique à son ardente spiritualité, traduire ses enivrements célestes, en évoquer l’objet sans en oser la représentation directe. L’amour de Dieu pour sa créature, dont la seule pensée le mettait en extase, se fit pour lui la clef de sa métaphysique entreprise. Un seul signe matériel pouvait le traduire : le cœur du Christ. Il s’en empara, le peignit couleur de sang sur un fond dégradé de pourpre, une pourpre éclaboussée aussi de sang. Alentour on voyait se tendre vers ce cœur blessé des mains suppliantes, de longues et expressives mains de primitifs plus éloquentes que la plus touchante prière. Puis il en revint à l’évocation du monde des esprits célestes qui avait déjà hanté son enfance et qu’il exprimait derechef, sans y mêler nulle figuration de l’humain, par des ailes repliées et comme orantes en présence d’une hostie flamboyante, un ostensoir de feu. Le tout, d’une effarante subtilité.

Un jour, Hyacinthe Arbrissel exigea qu’on lui montrât ces essais dont il était curieux et, il serait plus juste de le dire, méfiant. Là devant il buta — il n’est pas d’autre mot — sur des formes floues et comme empruntées au spiritisme. Il fit un éclat. L’avait-on jamais vu, lui, Arbrissel, peindre ainsi dans une sorte de vacillation générale des lignes ? La géométrie est primordiale. Pas touche ! Une œuvre d’at doit être une œuvre de paix, une œuvre de vie. A-t-on jamais fait mieux que l’Olympia de Manet ?

Debout dans le coin du grand atelier où semblaient circuler les géants nus des études paternelles, Pierre Arbrissel connaissait l’effondrement du désespoir. Tout croulait puisque son père génial se refusait à comprendre sa sincérité, le résultat honnête de sa vision. Une voix se levait bien en lui, impérieuse, qui lui disait : « Ton père se trompe. Il n’a pas compris. Il ne t’a pas fait confiance parce que tu es différent de lui. » Mais il répondait : « Non, mon père ne se trompe pas, il ne peut pas se tromper. C’est un colosse de l’art. Il a créé l’exagération de la puissance. Dans quelques années, peut-être dans quelques mois, il aura mis debout sa grande composition mythologique. Moi, je suis le nain devant l’athlète. »

Ce fut le grand drame de ses quinze ans. Sous le prétexte de sa première partie de bachot qu’il préparait, il demeura huit ou dix mois sans reprendre une brosse. Et si l’épreuve ne fut pas pour lui abominable, c’est qu’il s’absorbait alors de plus en plus dans la possession de son Dieu.

Mme Arbrissel disait à son mari : « Cet enfant a complètement cessé de peindre ! — Bast ! reprenait le grand homme, ce n’est pas une grande perte pour l’art ! — Vous n’en savez rien. Peut-être aurait-il montré une grande originalité. — Non, non, chère amie, je vous assure. Il voit mièvre. C’est détestable. Qu’il fasse donc des mathématiques ou des lettres ! »

C’est la théologie qu’en marge de ses humanités il étudia au collège. Très « bon » en latin, il se mit à traduire, avec une aisance que justifiait la facilité apparente de la syntaxe latine propre à ce livre, la Somme, de saint Thomas d’Aquin. Mais cette traduction lui donna des troubles et des inquiétudes telles que ses maîtres lui en défendirent la lecture en dehors des cours d’instruction religieuse où l’on expliquait cet ouvrage difficile.

Ce fut la grande crise de son adolescence L’année qui précéda son premier bachot s’avéra encore plus lourde que l’autre pour ses seize ans. Il assistait à l’atelier de son père à l’exécution de la grande toile d’Hyacinthe, le Combat des Géants. Il passait là ses jeudis et ses dimanches à le regarder peindre, négligeant le livre qui posait sur ses genoux. Le moindre accent que jetait la brosse paternelle pour faire. « tourner rond » un muscle saillant lui semblait miraculeux. La matière prenait son volume, devenait plus substantielle par d’insaisissables artifices du peintre : une tache claire, une ombre imperceptible, et l’hercule lentement se construisait. Hyacinthe, palette en main, chantonnait en travaillant. Rarement une parole tombait de sa bouche, mais les chansons de l’époque : « Mademoiselle, écoutez-moi donc ! » ou « Sur la Place de la Bastille, je me promenais l’autre soir… » Cette simplicité attendrissait Pierre. Il aurait voulu prendre son père et le serrer dans ses bras comme si les rôles eussent été inverses : le père, l’enfant. Mais il était devenu timide. Cette affection qui naissait en lui et croissait à mesure qu’il découvrait, en pleine adolescence, le charme ingénu de ce père si puissant, demeura farouchement ensevelie au fond de lui-même. Un soleil se levait pourtant sur sa vie.

Mais, en dépit d’un travail qui n’avait connu aucun désistement, aucune relâche, Pierre — en partie du fait de sa timidité — échoua à l’oral.

On le vit rentrer le soir à la villa de la rue Saint-James, les épaules courbées, la nuque ployée comme un condamné qui va au supplice. Sa mère devina tout du carreau de sa fenêtre où elle guettait son retour. Il montait maintenant l’escalier ouaté de tapis, d’un pas appuyé de vieil homme. Le cœur serré, Annie fit un pas vers la porte pour l’accueillir, pressée de l’accabler de caresses. Mais elle entendit qu’il poursuivait sa montée jusqu’à l’atelier de son père, là-haut. Et elle eut un sourire mille fois plus triste que des larmes.

Hyacinthe Arbrissel, lui, and Pierre ouvrit la porte du sanctuaire, demeura figé, là palette au poing. Le vitrage de l’atelier, dévoilé, laissait passer les rayons d’un beau coucher de soleil dont le dernier acte se jouait là-bas sur Saint-Cloud et, ici, nimbait l’artiste. Celui-ci paraissait plus grand que nature. L’enfant s’était juré d’être stoïque. Mais cette réalité du père, cette image vivante qu’absent il recréait sans cesse dans son esprit, déjoua ses projets. Il s’abattit en sanglotant sur la poitrine du demi-dieu et là enfin vida son cœur :

— Je suis collé : oui, tu entends bien, collé. Un an de travail pour rien ! Je suis un âne. Mais ça m’est égal puisque tu es là. C’est pour toi que je suis terriblement embêté. Songe donc, pour un artiste comme toi n’avoir pour progéniture qu’un crétin, c’est humiliant. D’un côté toute ta gloire, Paris qui t’adore, la jeunesse artiste qui ne jure que par toi, les peintres qui n’aspirent qu’à faire du sous-Arbrissel, les étrangers qui viennent de Londres ou de Haarlem rien que pour dire qu’ils ont vu tes « salons » au Champ de Mars, les journaux qui t’épient afin de rassasier les curiosités que le monde a de toi, de ta personnalité colossale ; cette atmosphère presque olympienne enfin qui émane de toi — et puis, face à tant de grandeur, un fils unique stupide qui n’est même pas de taille à décrocher un pauvre bachot !

Hyacinthe, qui n’avait pourtant pas prévu l’échec, en demeura moins surpris que de cet abandon tel qu’il n’en avait jamais connu chez son fils. Son cœur creva… L’aspect de cet adolescent en pleurs qui, en plein désespoir, regrettait avant tout de l’avoir déçu, l’éclaira tout à coup sur l’âme inconnue de son enfant et sur les liens qui le lui attachaient. « Petit idiot ! murmura-t-il, tu crois que j’ai honte de toi ? » Et sans rien ajouter il le regardait avec tendresse. Le plus significatif, en ces instants qui allaient définir pour toujours l’attitude réciproque de ces deux êtres si interdépendants, c’est que la matière du procès n’exista bientôt plus à leurs yeux. Peu importait que Pierre Arbrissel fût ou non bachelier. Il s’agissait de savoir si le plus puissant des peintres de l’époque pouvait trouver dans un amour filial pour ainsi dire héroïque l’appui secret, l’appui charmant et doux, mais surtout l’appui assuré après lequel béait sa grande âme.

Et voici que, reprenant feu et flamme, l’enfant maintenant murmurait :

— Tu peux me consoler de tout. Ça ne me fait rien d’être inexistant pourvu que toi, tu sois | Tu es mon soleil ! Je vis de ta lumière. Je te respire. Père, père si cher, ne me lâche pas, car tout alentour c’est l’abîme !

— Te lâcher ? Te lâcher ?

Et Hyacinthe Arbrissel éclatait d’un rire qui allumait de tout l’éclat de ses dents magnifiques son visage assyrien. Pas une atteinte de l’âge dans sa barbe noire. Seul son front empiétait un peu sur la chevelure moins épaisse aux tempes. Et devant son fils qu’il enveloppait d’un long regard ému, il murmura :

— Te lâcher, mon petit, quand j’ai si grand besoin de toi ? Tu ne sais, tu ne peux pas comprendre ce qu’un garçon comme toi est pour son père. J’ai une femme adorable. Ta mère est la seule épouse que je connaisse qui n’ait jamais en rien et le plus subtilement possible même déçu son mari — et j’en ai reçu là-dessus des confidences d’hommes, je te le jure ! Mais j’ai encore plus besoin de toi que de ta mère, car tu es un homme nouveau qui gravit le chemin terrestre, qui arrive à la connaissance, et je te sens de la même étoffe que moi.

— Est-ce vrai ? interrogeait l’enfant tout pantelant ; est-ce vrai ? Tu as dit : « de la même étoffe que toi ? » moi un cancre, incapable de décrocher un pauvre bachot ?

— Laisse donc cette négligeable question de hasard qu’est un examen. Tu te présentes de nouveau en octobre et tout est réparé. Moi, je ne te juge pas d’après cet échec. Tu ne vaux ni plus ni moins pour autant à mes yeux. Mais que dis-je là ! Je me trompe. Écoute-moi, mon fils et mon ami, tu vaux davantage, car en pleine déroute, tu es arrivé droit à moi comme une flèche à son but. Tu es venu ici te recharger en forces pour ta première traverse de petit garçon gâté. Tu as bien fait. Des traverses, tu en rencontreras d’autres sur ton chemin où tu buteras plus d’un coup. Mais ton vieil ami de père te promet d’être là pour te donner une salutaire bourrade qui te remette d’aplomb sur tes pieds. Tiens ! voici que tu ris. Je te disais bien qu’il ne fallait pas se laisser vaincre ! Va dire à ta nourrice de mettre une bouteille de beaujolais sur la table ce soir !

Pierre demeura muet sous l’action de cette parole toute-puissante qui pacifiait ses remous intérieurs. Il n’était pas consolé de son insuccès, mais le magicien avait eu l’instinct d’en minimiser l’humiliation par la manière légère dont il le prenait. Par contre, du même coup, Hyacinthe avait foncé à toute volée sur cette âme pantelante d’adolescent désespéré qui ne demandait qu’à se laisser captiver par plus fort que lui. Ce grand homme par sa magie obtint que le dîner ce soir-là n’eût rien qui ressemblât à la consternation. Le candidat malheureux et sa mère au cœur serré se regardaient à la dérobée comme deux complices pour se confier silencieusement qu’IL était « formidable ».