Calmann-Lévy éditeurs (p. 34-53).
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IV

Le petit Pierre Arbrissel entrait dans la vie comme dans une voie sacrée sous la projection lumineuse du génie paternel.

Ce fut un bébé ravissant, aux boucles brunes, mais dont les cils sombres filtraient l’éclat métallique des yeux d’azur qu’il avait pris comme de forée à sa mère, la blonde Annie. Ce rapt contrariait les prétentions puériles du jeune père qui professait qu’un fils doit constituer comme une continuation de l’être procréateur. Tout ce qu’il retrouvait de soi-même dans ce petit d’homme encore inconscient, tous les signes particuliers qui le marquaient déjà et semblaient chez lui un don paternel, comme la nature de sa chevelure bouclée, la sensibilité précoce qui le faisait éclater en cris ou pleurer de lourdes larmes silencieuses pour un mot vif, tout ce qu’il pouvait avaliser dans ce chèque humain, il le portait à con avoir avec une voracité d’avare. Quand l’enfant sortait dans sa voiture de vannerie montée sur roues de bois et poussée par la nourrice quimpéroise qui, coiffée aujourd’hui d’un bonnet enrubanné, portait la longue cape traditionnelle, le jeune père gonflé d’orgueil les regardait, le petit dieu et sa prêtresse, s’en aller par la rue Saint-James vers le bois ; et il scrutait les regards que lançaient les promeneurs à ce bébé : de riches. « Mes succès, pensait-il alors, riant tout seul, je m’en moque bien aujourd’hui ! Mais mon fils, je veux qu’il ait du génie… » Entre lui et la jeune mère il y eut une secrète et inconsciente rivalité pour conquérir les bonnes grâces du poupon. Arbrissel jouait à l’élever en l’air dans ses bras et buvait le rire cristallin de l’enfant comme un sportif qui s’amuse à se verser en gorge, dans le même geste, l’eau de sa gourde. Il souffrait que la main aux doigts minuscules fourrageât dans sa barbe et le déchirât cruellement. Il allait jusqu’à discuter avec Annie des façons de l’habiller. On mettait alors les garçons en robe jusqu’à quatre ou cinq ans. Obsédé par le rose divin que son œil avait pour toujours capté à la tunique de l’Enfant Jésus couché sur la paille à la crèche de la cathédrale de Quimper vingt-cinq ans plus tôt, il exigea qu’Annie courût les magasins pou : trouver un mètre de ce tissu céleste. Mais à chaque échantillon rapporté, Hyacinthe était pris d’impatience. Hé ! non, ce n’était point cela ! « Mais, chère Annie, expliquait-il, n’avez-vous donc jamais regardé l’aurore en Bretagne ? » Il répétait : « L’aurore !… L’aurore ! » Et l’on sentait qu’il contemplait en esprit toute l’écharpe d’Iris ceignant son pays aux ciels légers. Enfin, du Bon Marché, Mme. Arbrissel ramena certain soir un coupon de « satin magnifique » couleur chair, où la lumière, par jeu, mettait des cassures blanches. Les femmes en firent une robe dite « princesse » pour le petit dieu. Le jour qu’elle fut finie, Arbrissel prit son fils par la main et l’emmena en promenade au Bois pour jouir de l’effet voluptueux des complémentaires sous l’émeraude et le vert Véronèse des frondaisons.

Ses succès véritables commençaient alors. Il semblait qu’il ne fût pas encore jusqu’ici entré dans la carrière mais qu’il y pénétrât seulement aujourd’hui. Le signe le plus sensible en fut bientôt l’aménagement nouveau de son marchand de couleurs, Bonassy, qui acheta rue Bonaparte la maison contiguë à la première afin de pouvoir organiser de vraies expositions, alors que sur la rive droite les impressionnistes restaient fidèles à Durand-Ruel. Mais souvent, aux fins de journée, quand on n’y voyait plus assez pour travailler, Hyacinthe Arbrissel montait jusqu’à la place Pigalle, au café de «La Nouvelle Athènes » où il retrouvait ses amis les plus chers : les « extrémistes » comme Monet, Pissarro, Renoir ; les magiciens comme Degas auquel il disait : « Tu m’apparais, Degas, dans l’apothéose d’un ballet éternel dont les danseuses sont des femmes-fleurs. » Mais c’était Manet qu’il chérissait comme le plus puissant et le plus sensible. C’était également celui dont son génie se rapprochait le plus, car il n’avait pas suivi Monet dans son application du « Chromatisme » à l’art de peindre. Monet, lui, disait bonnement que la couleur n’existe pas, qu’elle est seulement une irradiation de la lumière solaire, des sept tons du spectre avec leurs vibrations différentes qui créent les variétés du prisme. Que ce qu’il faut rechercher lorsqu’on veut peindre, c’est la composition de l’atmosphère qui gît entre l’artiste et l’objet à reproduire. Que les rayons du soleil sont seuls responsables de la couleur. Que le peintre, en conséquence, au lieu d’user de couleurs achetées toutes faites, devra donc imiter les procédés de la nature, décomposer le prisme pour que l’œil du spectateur reprenne à son compte la synthèse des vibrations.

En conséquence encore, pas de mélanges de couleurs sur la palette ; mais, sur la toile, une série de taches de couleurs qui vibreront au fin fond de l’œil humain jusqu’à recréer la véritable coloration des choses.

En marge de cette théorie qu’il ne repoussait pas entièrement, le génie d’Arbrissel montrait de plus en plus sa puissance. Il avait, en 1875, peint ce fameux portrait de Gambetta, dont les études préalables se trouvaient encore sur la cimaise de son atelier. Le grand Méridional inspiré, en qui la famille d’Annie de Kerzambuc ne voulait voir encore aujourd’hui qu’un affreux républicain, trônait donc toujours ici comme un familier en plusieurs essais d’un fusain magistral. Dans la force de sa quarantaine approchante, sa chevelure de tribun au vent dégageant le front, le faux col dans les puissantes épaules que remontaient les bras croisés, il était vraiment le symbole de la fougue démocratique prête à tout affronter. On y voyait aussi les premières esquisses d’autres portraits demeurés célèbres : celui de Charles Gounod, dans l’encadrement de sa barbe grisonnante et qui semblait défier l’âge de toute l’incroyable jeunesse de ses yeux ; celui du grand prédicateur dominicain, le Père Monsabré, que l’on courait alors entendre à Notre-Dame et de la robe blanche duquel Arbrissel avait tiré des lumières si étudiées. Et puis les esquisses parfois ébauchées, mais souvent fort poussées de ses grandes toiles. Vers 1877, il avait découvert à sa porte les rives de la Seine, ces berges encore encombrées de guinguettes où il composa une vingtaine d’études pour en tirer trois ou quatre grandes toiles : vues sur les coteaux de Suresnes ou sur ceux de Courbevoie. Prise d’en bas, du niveau de l’eau, l’arche unique du pont de Neuilly, qui possède un caractère d’architecture puissante, était posée de telle façon par rapport à l’œil du peintre — donc à celui du public — que l’œil de ce public pouvait apercevoir, inscrite dans cette ligne admirable qu’est une courbe distendue, toute la colline de la rive opposée, Suresnes ou Courbevoie, écrins de mille joyaux de couleur donnés par les toits de tuile rouge, la mèche verte d’un cyprès dans un jardin, la frondaison pourpre des arbres d’automne, alors qu’au premier plan les barques de plaisance sur la Seine se hérissent de mâts grêles qui allègent de leur ligne droite, rose et orangée, toute cette vision féerique d’une journée d’été. Les tableaux parachevés avaient été achetés par de grands amateurs anglais ou américains. Les études, véritables originaux, demeuraient ici pour la joie des visiteurs.

Souvent, mais spécialement les jeudis et les dimanches d’hiver, quand le soleil disparaissait de bonne heure derrière les coteaux de Saint-Cloud, emportant les dons de sa magie et faisant place aux lampes à huile, l’atelier d’Arbrissel s’emplissait de visiteurs qui se mélangeaient aux toiles en travail, au désordre des cartons, aux merveilleuses étoffes, soies, brocarts, velours de couleurs éclatantes traînant sur les divans et les canapés, le tout autour d’un poêle où ronflaient les longues flammes de la houille. Ces visiteurs étaient ordinairement de marque. Beaucoup de vieilles personnes, de dilettantes âgés qui renâclaient, comme chevaux offusqués devant un obstacle, à chacune des rencontres que le hasard leur ménageait avec les « impressionnistes » et leurs partis pris de jeunes hommes entêtés. Avertis de ce qu’aurait de saisonnier leur initiative, rénovatrice au fond, de la décomposition de la lumière, ils se tournaient, bien aises, vers cet autre jeune homme qui, tout en bannissant de sa peinture « les bitumes », comme on disait alors, avait capté chez les rénovateurs, ou plutôt bu aux mêmes sources de l’évolution picturale, la couleur enivrante.

C’était une société bien diverse. De rends

amateurs ; des politiciens de l’ancien régime ; des conservateurs qui boudaient fièrement cette troisième République dont le président, le maréchal de Mac-Mahon, se trouva d’aventure ici avec son Éminence l’Archevêque de Paris. La charmante Annie ravissait et harmonisait ensemble des personnalités aussi hétéroclites que marquantes, légitimistes, bonapartistes ou républicaines.

Un soir d’hiver, dans l’atelier d’Hyacinthe Arbrissel tout sonore, à l’heure du goûter, du bavardage de dix à quinze personnes excitées par la lumière des lampes, la chaleur du chocolat, la diversité même, sociale, politique ou religieuse de ces admirateurs du grand peintre, la porte fut entre-bâillée très lentement, sans bruit, et le petit Pierre, vêtu de sa robe rose d’Enfant Jésus, se glissa hésitant dans l’étroit passage. Il avait trois ans et demi et ses yeux de pur azur montraient tant d’éclat sous ses boucles brunes que les dames s’écrièrent : « Oh ! le ravissant baby ! » donnant à ce mot toute la distinction que lui confère la prononciation anglaise. Il passait de bras en bras, sans timidité, disant aux dames qui le mignotaient avec délice : « Tu sais, moi aussi, je fais des tableaux comme papa. » Et, en retour des caresses reçues, il fouillait sa petite poche pour en tirer quelque papier bien chiffonné où, grâce à des pastels de marque, dons du marchand de couleurs Bonassy, il avait édifié, ici une maison en équilibre quelque peu instable, là quatre pommes rondes, au veinage rouge singulièrement bien « tournant », ici encore, dans un vase, des roses indiscutables d’une sphéricité parfaite. Et le père, complaisant, interprétant ces essais en riant, expliquait que son petit garçon n’était pas encore dans la phase de l’invention, mais que le sens de l’imitation était cependant né en lui. « Votre enfant sera lui aussi un génie de la peinture », disaient les visiteuses. Mme Arbrissel tirait le cordon de la sonnette pour qu’on vint chercher le petit garçon. Tout le monde se récriait : « Non, non, laissez-nous ce délicieux baby ! » Un jour la Maréchale, qui se trouvait là, renchérit et poussa la condescendance jusqu’à demander au petit Pierre s’il voudrait bien lui faire don d’un de ses essais qu’elle dénommait avec une politesse de grande dame « vos pastels. » « Ce sera plus tard, ajoutait-elle, quand il deviendra célèbre comme son père, un document de haute valeur ! » Hyacinthe rit de tout son cœur à cette pensée de : « Pierre Arbrissel, fils et successeur de son père » comme il disait. « Je suis honteux, Madame, ajoutait-il en voyant la bonne Maréchale lisser du bout de son gant le chiffon de papier, je suis confus d’un tel présent. Veuillez le pardonner à l’âge de ce jeune artiste. — Laissez, laissez, reprenait-elle ; petit artiste deviendra grand ! » Et elle vit le regard du père fuir comme sur un horizon infini que l’on scrute. Le masque d’Arbrissel prit alors tout à coup cette expression du vertige qu’on a aux tournants dans la montagne quand, à angle aigu, la route oblique et que la ligne droite choit dans l’abîme. « Ces artistes sont bien sensibles, pensa-t-elle avec sympathie ; les menaces que l’avenir contient pour tous leur sont plus tangibles qu’à nous autres, simples mortels. Il vaut mieux les maintenir dans le présent dont ils ont déjà tant de peine à jouir… »

Quand le petit Pierre eut sept ans, ses parents s’accordèrent pour le confier aux Pères dominicains de Neuilly. Ceux-ci auraient préféré qu’il fût pensionnaire, alléguant l’éloignement de leur établissement aux confins de Levallois. Mais quand la douce Annie, qui s’occupa de ces tractations, transmit à son mari cette réponse du préfet des études, Arbrissel frémit des pieds à la tête. Il eut sur sa femme un regard déchirant : « Vous voulez m’arracher mon seul vrai bonheur ! dit-il d’une voix éteinte, — Et moi, que suis-je donc pour vous alors ? » s’écria-t-elle. Et les larmes lui perlaient aux yeux. « Je n’ai pas trop de vos deux amours ! » soupira le peintre, incapable de celer entièrement sa voracité sentimentale. C’était un insatiable. Il ne pouvait goûter de contentement si d’autres désirs impérieux en lui n’avaient pas été satisfaits. Pour leur accomplissement il employait autant de génie secret qu’à réalisec sur la toile sa vision intérieure. Non, jamais il ne pourrait renoncer au divin plaisir — son dernier coup de pinceau donné — de descendre à la salle à manger pour y retrouver ce petit dieu qui se précipitait dans ses bras, aussi doux, aussi ardent que l’Amour même.

À la fin, ce fut Hyacinthe qui gagna la partie. La nourrice de Pierre, demeurée à la villa en qualité de femme de chambre et qui avait laissé le bonnet ruché pour reprendre le hennin carré et la gorgerette empesée des filles de Quimper, fut chargée d’escorter matin et soir l’allée et la venue du petit écolier nouveau.

Hyacinthe Arbrissel n’en considéra pas moins comme une épreuve sévère ces Journées nouvelles dépouillées d’une présence trop chère : « On m’arrache mon fils, prétendait-il ; chaque jour un peu plus ma vie est amputée de lui. Les dominicains s’en emparent. » Et, avec la fièvre d’un écolier, il se mit à attendre les jeudis et les dimanches qui lui rendaient son idole. C’était le temps où il peignait ses grandes compositions de nu en plein air ; le temps où son nouveau modèle, une grande fille maigre mais admirablement serpentine, posait pour lui, nue malgré la fraîcheur hâtive de l’automne 1882, dans le petit parc de la villa. Et il pensa que la pauvre Cloclo l’avait fait aussi — mais par amour. Il n’en restait pas moins que si celle-là gagnait un mal grave, ce serait pour le service de son génie à lui, Arbrissel. Parfois, sur cette pente de sa méditation, il en venait à concevoir ce génie comme indépendant de sa propre personne. Un être surnaturel vivant aux dépens de son âme, un hôte impérieux dont il était possédé comme certains de Satan et qu’il fallait nourrir à tout prix pour qu’il produisit — et de la magistrale peinture.

Il y avait là, non pas de la prétention, mais au contraire une sorte de modestie qui lui faisait dissocier son moi de ses conceptions, de ses facultés picturales. Mais au cours des heures sacrées de la production les barrières tombaient, l’hôte divin se confondait avec lui-même. Ils ne faisaient plus qu’un et parfois, au front de l’artiste, des gouttes de sueur perlaient pendant qu’un jeune corps à la chair rose étendu sur le gazon devant lui frissonnait et risquait la pneumonie ou la tuberculose, pour l’insatiable dieu caché en lui.

Le petit Pierre Arbrissel avait obtenu des Pères dominicains de suivre les offices du dimanche avec ses parents en leur église paroissiale de Neuilly, bâtie sur l’avenue même, où sa morne façade haussée sur un large perron et son fronton grec s’alignent avec les bonnes maisons bourgeoises dans toute la rigidité du premier Empire. C’est là dans ce sanctuaire obscur et froid où les petits vitraux en plein cintre ne versent qu’une demi-clarté, qu’à six ans, à sept ans, — sans que ses parents vissent rien d’autre en lui qu’un enfant sage — Pierre Arbrissel connut les premiers embrassements de son Dieu. Il y reçut, entre un père et une mère sensibles simplement aux enseignements évangéliques, et stricts observateurs de leur religion, une initiation mystique directe et farouchement secrète. Fondant d’amour, par exemple, devant un ostensoir, de douleur devant un crucifix au point de ne pouvoir retenir ses larmes ou tout au moins de gros soupirs. Hyacinthe Arbrissel, si puissant amant de la vie terrestre, s’arrêtait interdit devant ce brasier spirituel dont la nature lui échappait.

En même temps, dans le secret de cette âme d’enfant on voyait rougeoyer un autre brasier qui tenait plus, celui-là, de la nature que de la grâce. Une hérédité rare mais bien impérieuse chez lui — et indéniable — avait donné à ce petit garçon le goût de peindre. C’était ce goût qui à trois ans, à quatre ans, lui faisait barbouiller de pastels, de crayons de couleur, le moindre papier blanc. « L’enfant est un petit singe », disait en riant le grand Arbrissel. Et il ne démordait pas de ce principe que les lois de l’imitation voulaient qu’à cet âge, sans don spécial, le petit Pierre bût aussi à cette coupe de l’enivrante couleur.

Cependant il s’en ouvrit à son ami très cher, Édouard Manet, un soir de l’hiver 1888 où les deux amis tiraient paresseusement sur leurs pipes à la lueur des lampes, dans l’atelier du grand impressionniste déjà malade. Arbrissel lui mit sous les yeux certains petits cartons où l’enfant de neuf ans, hanté par des images de l’église, avait représenté, au moyen de couleurs de prix, ici une croix enlacée d’étranges fleurs mystiques, là un ciboire resplendissant au centre d’une nuée lumineuse et là un tabernacle drapé de pourpre. Mais le plus étrange de ces essais était une figuration de la Sainte Hostie se découpant toute blanche sur un fond d’ailes rosées, emmêlées, sans visage ni apparence humaine, qui devait évoquer, semble-t-il, un grand vol de séraphins entourant le Sacrement de l’autel et dont le petit garçon n’aurait su peindre les traits. Manet, déjà bien proche de sa fin, puisqu’il ne devait pas survivre à l’amputation de sa jambe paralysée opérée cette même année, déclara :

— Ton fils, vieil Arbrissel, ne sera pas le petit singe de son génial père. Il a déjà sa manière propre. Où retrouveras-tu ici ta puissance de coloration ? Ces fleurs ne sont pas terrestres. J’y vois, moi, des roses mystiques écloses à la lueur d’une lampe de sanctuaire, en pleine atmosphère surnaturelle.

Arbrissel se débattit en vain contre le dit de Manet :

— Mon vieux, lui lança-t-il, ta passion de la couleur t’aveugle. Tu vois pâle en comparaison de la nature. Pour moi, je sens bien que Pierre n’a peut-être pas su rendre sa vision, mais que sa vision était éclatante de lumière et d’ardeur !

— Cher Arbrissel, reprit l’artiste malade, tu n’es qu’un peintre sensuel, destiné à faire naître la joie dans les yeux. Ton gosse sera un peintre mystique, et ne maniera, pour s’exprimer, que le symbole !

Au collège, Pierre passait pour un des meilleurs élèves des petites classes. Un peu timide, levant sur les grandes personnes le regard presque angoissé de ses yeux d’un bleu de glaçon sous l’ardeur sombre de sa chevelure ébouriffée, il ne s’échauffait que dans les batailles où son regard, eût-on dit, prenait feu. Mais il n’entrait pas dans son goût de se battre ; il fallait le pousser à bout — étant bien en cela de Quimper-Corentin. Les billes lui agréaient mieux que les coups de poing. Cependant, si les lois du point d’honneur qui régissent les petits garçons l’exigeaient, que ce fût le croc-en-jambe d’un camarade au passage ou le choc qui fait voler en l’air les livres du cartable lorsqu’on se rend au cours de septième par les corridors du collège, il n’hésitait pas, ses livres jetés par terre, à sauter sur plus fort que lui, tête en avant, son petit poing grêle détendu par un incroyable ressort sur quoi l’on riait ensemble comme deux bons chevaliers d’autrefois, toute offense lavée. Une seule faiblesse l’humiliait. Celle de ne pouvoir retenir des larmes intarissables quand le professeur de mathématiques déclarait en chaire, par exemple, que l’élève Arbrissel avait diamétralement erré dans son problème ; ou bien lorsqu’une main impitoyable avait mis sous séquestre son cahier de français inachevé dont il avait employé les dernières pages à copier en classe la Cène de Léonard de Vinci, ou la Vierge de Fra Angelico. Les larmes de Pierre Arbrissel étaient légendaires chez les Dominicains de Neuilly. C’est une bien humiliante célébrité pour un garçon. Vainement il se mordait les lèvres ; inutilement ses paupières se crispaient sur ses yeux pour les assécher. La source s’obstinait à ne point tarir, et sa sensibilité, lom de s’endurcir au contact brutal des indifférences, parfois des méchancetés enfantines, s’y écorchait chaque jour davantage. Ses camarades l’avaient surnommé « la Fontaine ». Et il savait que dans tout le collège il se trouvait le seul à connaître ces pleurs incoercibles qui le diminuaient même dans sa propre estime.

En tout cela rien ne trahissait cette secrète ardeur surnaturelle dont avait parlé Manet ; et Hyacinthe Arbrissel se disait : « Ma foi religieuse est une valeur. Mon art en est une autre, Dieu a fait le monde extérieur pour la joie de nos yeux. La matière est belle en elle-même. Toute ma puissance d’imagier s’appuie sur elle. Un peintre est difficilement robuste dans le mysticisme — si ce ne fut au xive siècle et au xve. J’aime Dieu. Je me mets à genoux devant les Évangiles. Jésus m’éblouit chaque jour un peu plus dans sa doctrine. Je ne fais pas un trop mauvais chrétien. Du moins, il en est de pires. Mais, nom d’un chien ! la nature existe ! J’adore sa force. Je veux faire robuste pour faire vrai. C’est de quoi est sortie ma « manière ». Je m’y tiens. Les critiques aiment beaucoup accoler à mon nom l’épithète de puissant. Ce n’est point pour des prunes, je pense. Eh bien ! je désire que mon fils ne soit pas un sous-Angelico, un apprenti Raphaël, un copiste de Ghirlandajo. Il sera lui-même, c’est-à-dire le fils d’Arbrissel, mon vrai rejeton — pas un dégénéré. La force ! la force ! voilà ce que je veux pour lui. S’il n’acquiert pas la puissance comme artiste, qu’il reprenne l’étude familiale à Quimper-Corentin !

Parfois Hyacinthe Arbrissel — comme souvent les pères — se mettait en quête de l’opinion que pouvait bien avoir de lui son petit garçon. C’est une curiosité fréquente chez les parents. Mais l’artiste en est bien autrement mordu que les autres pères, lui qui n’a comme principale nourriture morale que l’assentiment intellectuel, l’admiration de ses contemporains et comme ragoût que leur louange. Le petit Arbrissel, élevé dans l’atmosphère de cette louange publique prodiguée à son père, avait-il jamais jaugé personnellement le génie de celui-ci ?

Un jour de congé, Hyacinthe l’arracha à un thème latin auquel l’enfant s’appliquait dans sa chambre. Ce fut sous le prétexte de ranger avec lui l’atelier. Toutes les études qui avaient précédé ses grandes compositions lui passèrent par les mains : les vues de la Seine ; celles du petit parc ; celles des biches si fugitives qu’il avait fallu un œil tel que le sien pour fixer leur mouvement ; des morceaux de nu pour lesquels avait posé son magnifique modèle — enfin tous les témoignages de sa conscience impitoyable, mais aussi, au surplus de la documentation la plus assurée, ce caractère d’intensité qu’il savait dans toute son œuvre furent déployés devant son enfant ébloui.

— Tu vois, gosse, ce n’est pas là de la peinture à la mie de pain, ni même à la gelée de groseille. Cela ne tremblote pas, cela n’hésite pas. En art, vois-tu, il faut affirmer puissamment. L’artiste doit aller jusqu’au bout de sa force, se vider entièrement, vigoureusement de sa vision intérieure. Le premier caractère de cette vision doit être l’intensité. Je préfère le brutal au tiède !

Et, fourrageant sa barbe puissante, éclatant de santé, de vigueur, de vie, de gloire, le grand peintre semblait défier tous les sorts contraires. Aux yeux du petit garçon ébloui, il était de l’étoffe même des héros de l’antiquité classique, une sorte d’Apollon merveilleux, dieu de la beauté et des mouvements sublimes que la beauté engendre. Et voici que soudain, devant un génie si robuste, le petit garçon s’effondra d’admiration, une admiration muette, impuissante à s’exprimer par des mots, même un peu craintive. Il éprouva devant son père une timidité, le trouble du pygmée devant le géant. En secret il se mit à l’admirer passionnément. Mais il allait, par contre, devenir plus silencieux que Jamais à ses côtés. Son âme se ferma, crainte de livrer ses trop ardents frémissements. Même lorsque le grand Manet mourut, vers cette époque, et que Hyacinthe Arbrissel en mena si

  • grand deuil qu’il demeura des mois entiers sans

pouvoir toucher une brosse, se lamentant, disant qu’il avait perdu bien plus qu’un frère, c’est à dire l’Ange même de son propre talent, Pierre tournait autour de lui comme autour d’un dieu blessé qu’il n’est pas permis de plaindre, encore moins de consoler. Ainsi qu’il se devait en pareille occurrence, Arbrissel imputa ce mutisme à l’indifférence : « Cet enfant est complètement insensible ! disait-il à la mère. Depuis la mort d’Édouard il n’a pas eu un mot de compassion pour mon deuil affreux, comme si je ne perdais pas là mon meilleur ami ! — Ah ! reprenait la douce Annie, comment voulez-vous qu’un petit garçon de neuf ans trouve dans son vocabulaire même les formules de condoléances dont s’arrangent en pareil cas les grandes personnes ? Moi, je sais qu’il est triste lorsqu’il vous regarde, mon ami. Est-ce que cela ne devrait pas vous suffire ? »

Néanmoins elle dit à son petit garçon : « Tu devrais parler quelquefois à ton papa de ce pauvre M. Manet. » Il répondit : « J’ai peur de le faire pleurer ! » Et il eut lui-même là-dessus une crise de larmes.

Pendant les semaines qui précédèrent sa première communion en 1885, Pierre Arbrissel fut pensionnaire chez les Dominicains, de quoi il goûtait d’avance un enchantement. Il entrait dans une autre vie, dans un autre monde, dans le surnaturel même dont participaient les grands bâtiments, les couloirs sonores, les cloîtres enfermant de ravissants jardins intérieurs dans leur feston de pierre. Pris par un charme religieux nouveau pour lui, le petit garçon avait vu s’évanouir ce que les Pères appelaient : « le siècle ». Un grand silence s’était fait. Un asile mystique l’avait recueilli, puis les portes de la rue s’étaient lourdement refermées pour l’enclore, l’emprisonner dans une sorte de ciel terrestre où, sans le voir, il sentait régner le Seigneur Jésus. Ce n’était pas seulement à la chapelle que cet enfant secrètement avide de spiritualité le retrouvait dans un tête-à-tête ineffable. Grâce à un jeune novice, maître d’études, il eut en mains l’Imitation de Jésus-Christ. Ce fut pour lui la clef des architectures sublimes du mysticisme. Il s’était en quelques jours bâti une sorte de château intérieur bien connu des saints où il se promenait avec délice : … « C’est une grande chose que l’amour et tout à fait un grand bien, lisait-il dans ce livre séraphique ; seul il rend léger tout ce qui est pesant et supporte également ce qui n’est pas égal, car il porte une charge sans en être chargé, et tout ce qui est amer il le rend savoureux. L’amour de Jésus, noble amour ! donne l’impulsion aux grandes œuvres, il excite à désirer toujours plus de perfection. Rien n’est plus doux, que l’amour, ni plus élevé, ni plus étendu, ni plus agréable, ni plus abondant, ni meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut, fors en Dieu et au-dessus de toutes choses créées, se reposer. »

Et quelquefois, à la chapelle, en oraison après le sermon biquotidien du prédicateur de la retraite, on le voyait s’essuyer les yeux du revers de sa main qui tenait le livre, ce livre qui redisait l’appel éperdu vers le Christ Jésus : « Voici, c’est moi Je viens à toi, Seigneur, pour bénéficier de ton cadeau et pour être en liesse à ton saint repas que par la douceur tu as préparé pour le pauvre. Ô Dieu ! être sans toi, je ne Le puis ! »

En ces heures-là, une page des Évangiles le faisait défaillir, car il comprenait tout à coup, lui qui n’y avait jamais réfléchi, le prix que vaut l’enseignement du Christ directement enregistré dans ce livre. Aucun doute ne trouvait asile dans ce cerveau enfantin directement illuminé, Il ne croyait pas : il voyait. Et il suffoquait d’un excès d’allégresse. Dès le premier jour de la retraite, il pénétra dans ces jardins mystérieux de l’âme dont il ne devait plus se distraire désormais, sans se croire en exil. Dès le second jour, le Père prédicateur s’informa près du surveillant de ce petit garçon aux boucles noires qui avait des yeux d’ange. Il lui fut répondu que c’était le fils du grand peintre Arbrissel, ce qui augmenta encore l’intérêt éveillé par l’enfant. Ce bon Dominicain devait avouer beaucoup plus tard qu’à partir de ce deuxième jour, ses sermons avaient été presque entièrement destinés au petit garçon céleste qui absorbait sa parole comme une terre altérée la douce et pénétrante pluie de mai.

Enfin se leva le matin sacré. Comme le veut l’usage, on avait réservé des places à la chapelle pour les parents. M. et Mme Arbrissel, alphabétiquement, se trouvèrent au premier rang. Ils adressèrent des signes discrets à leur enfant, comme l’eût fait n’importe qui ; mais leur enfant avait d’autre souci que de les reconnaître. Son âme n’était attentive qu’à percevoir la voix de l’Époux qui s’avançait vers lui, lentement, pas à pas. Les retardements de l’instruction dernière avant le moment vers lequel il soupirait, défaillant de désir, lui furent insupportables. Il n’écouta cet ultime sermon qu’en esprit de pénitence, sachant qu’user de patience dans un tel instant était encore preuve d’amour pour Celui qui approchait. Enfin un signal mit soudain debout les communiants. Son nom le plaça en tête du touchant défilé. Il allait le premier, les bras croisés, la tête inclinée comme sous le poids de sa noire chevelure crêpelée. L’orgue s’était tu. Jamais nul « meurt-de-faim » des grands chemins n’a béé vers-le pain chaud du fournil comme cet enfant vers cette nourriture mystérieuse. « Ecce Agnus Dei ! » disait le célébrant. Et Hyacinthe Arbrissel vit la Sainte Hostie déposée sur les lèvres de son enfant angélique qui, revenu à sa place, s’effondrait dans une sorte d’extase.

Un pli caché sous sa barbe abondante contracta tout le visage du grand peintre. Il avait les larmes aux cils. « Est-ce que je serais jaloux du Christ ? » se demanda-t-il…