Charlieu (p. 23-28).

CHAPITRE V.

L’Abreck.

Mon premier soin en arrivant à Schoukovaïa fut d’aller mettre mon nom chez le colonel commandant le poste.

Schoukovaïa est pour la boue la digne rivale de Kisslarr.

Puis je revins pour m’occuper du dîner.

Le plus fort était fait. Un de nos deux officiers, celui qui retournait à Derbent, avait un domestique arménien de première force sur le schislick. Il nous faisait non-seulement un schislick de mouton, mais un schislick de pluvier et de perdrix. Quant au vin, nous n’avions pas à nous en occuper, nous en apportions neuf bouteilles, et l’état de béatitude dans lequel était notre jeune lieutenant nous prouvait que le vin ne manquait pas à Schoukovaïa.

Comme nous achevions de dîner, le colonel entra : il venait me rendre ma visite.

Notre première question fut pour l’interroger sur la manière de continuer notre route. On se rappelle que pendant cent cinquante verstes la poste est interrompue, nul maître de poste ne s’étant soucié d’exposer ses chevaux à être enlevés chaque nuit par les Tchetchens et sa personne à avoir le cou coupé.

Le colonel nous assura que pour dix-huit ou vingt roubles nous ferions affaire avec les hiemchicks du pays, et promit de nous envoyer le même soir des loueurs de chevaux avec lesquels nous nous entendrions.

Notre officier de Derbent nous confirma dans la même espérance : il avait déjà entamé des pourparlers pour les trois chevaux de sa kibick, et avait arrêté prix à douze roubles.

Effectivement, un quart d’heure après la sortie du colonel, apparurent deux hiemchicks avec lesquels nous fîmes prix à dix-huit roubles, c’est-à-dire à soixante-douze francs.

C’était fort raisonnable pour trente lieues, d’autant plus raisonnable que, grâce à notre escorte avec laquelle nos hiemchicks pouvaient revenir, leurs chevaux ne couraient aucun risque.

Pleins de confiance dans la parole de nos deux Schoukovaïotes, nous nous étendîmes sur nos bancs et nous nous endormîmes comme si nous eussions été couchés sur les matelas les plus moelleux du monde.

En nous réveillant, nous fîmes dire à nos hommes d’envoyer les chevaux.

Mais au lieu des chevaux, ce furent les hiemchicks qui vinrent eux-mêmes.

Ils s’étaient ravisés, les honnêtes gens : ce n’était plus dix-huit roubles qu’ils voulaient, c’était vingt-cinq roubles ; c’est-à-dire cent francs.

Ils appuyaient cette prétention sur ce qu’il avait gelé pendant la nuit.

Rien ne me révolte comme le vol maladroit. Celui-ci l’était dans toute la force du terme. Sans savoir comment nous partirions, je commençai par mettre mes hommes à la porte en accompagnant cette action d’un juron russe que j’avais appris pour les grandes occasions, et qu’à force de travail j’étais parvenu, j’ose le dire, à prononcer avec une certaine pureté.

— Eh bien, maintenant, qu’allons-nous faire ? me dit Moynet, quand ils furent partis.

— Nous allons voir une chose charmante que nous n’eussions pas vue si nous n’avions pas eu affaire à deux coquins.

— Qu’allons-nous voir ?

— Vous rappelez-vous, cher ami, la permission de dix heures de notre ami Giraud ?

— Parfaitement.

— Eh bien, il y a au Caucase un joli village cosaque qui a une telle réputation pour la courtoisie des hommes, la complaisance des parents et la beauté des femmes, qu’il n’y a pas un jeune officier au Caucase qui n’ait demandé, au moins une fois dans sa vie, à son colonel, une permission de soixante heures pour le visiter.

— N’est-ce pas le village dont nous a parlé d’André, et qu’il nous a recommandé de voir en passant ?

— Justement. Eh bien, nous allions passer sans le voir.

— Comment l’appelait-il donc ?

— Tschervelone.

— Et à combien est-ce d’ici ?

— Porte à porte.

— Mais enfin ?

— À trente-cinq verstes.

— Eh ! eh ! près de neuf lieues.

— Neuf lieues pour aller, neuf lieues pour revenir, dix-huit lieues.

— Et comment ferons-nous le chemin ?

— À cheval, donc.

— Bon ! puisque nous n’avons pas de chevaux ?

— Des chevaux de voiture, non, mais des chevaux de selle, tant que nous en voudrons. Kalino, exposez à notre officier remonteur le désir que nous avons d’aller à cheval à Tschervelone, et vous verrez qu’il va mettre toute sa remonte à notre disposition.

Kalino exposa la demande à notre lieutenant.

Mogeno [1], répondit Kalino, mais il y met une condition.

— Laquelle ?

— C’est qu’il sera des nôtres.

— J’allais le lui offrir.

— Mais des chevaux pour demain ? fit Moynet, l’homme prévoyant de la société.

— D’ici à demain, nos hommes réfléchiront.

— Demain, ils nous demanderont trente roubles.

— C’est probable.

— Eh bien ?

— Eh bien, alors, que voulez-vous ! nous aurons des chevaux pour rien.

— Ce sera enjoué.

— Vous pouvez d’avance parier pour moi.

— Allons donc à Tschervelone.

— Prenez votre boîte d’aquarelle.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous aurez un portrait à faire.

— Lequel ?

— Celui de la belle Eudoxia Dogadikha.

— D’où la connaissez-vous ?

— De Paris, où j’ai fort entendu parler d’elle.

— Prenons la boîte d’aquarelle.

— Ce qui n’empêchera pas que nous ne prenions chacun notre fusil à deux coups et douze Cosaques d’escorte. Kalino, mon ami, allez réclamer les douze Cosaques.

Au bout d’une demi-heure, les cinq chevaux étaient sellés, les douze Cosaques prêts.

— Maintenant, demandai-je à notre lieutenant, outre le colonel commandant le poste, il y a ici le colonel commandant le régiment, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Le colonel Chatinoff.

— Où demeure-t-il ?

— À dix pas d’ici.

— Mon cher Kalino, soyez assez bon pour porter ma carte au colonel Chatinoff, et pour dire à son demchick qu’à mon retour de Tschervelone, ce soir, ou demain matin si je reviens trop tard, j’aurai l’honneur de lui faire une visite.

Kalino revint.

— L’avez-vous trouvé, cher ami ?

— Non, il était encore au lit. Il a conduit hier sa femme à un bal de noces, et ils sont rentrés à trois heures du matin ; mais son petit garçon, qui n’a pas été au bal, était levé, lui ; et quand il a entendu votre nom, il a dit :

— Je le connais, moi, M. Dumas, c’est lui qui a fait Monte-Cristo.

— Charmant enfant ! il a dit là douze paroles qui nous vaudront six chevaux demain, entendez-vous, Moynet ?

— Dieu le veuille ! fit Moynet.

— Dieu le voudra, soyez tranquille. Vous connaissez ma devise : Deus dedit, Deus dabit. À cheval !

Nous montâmes à cheval. Je dois dire que je me trouvais fort mal à mon aise sur une selle cosaque, qui est de huit pouces plus haute que le dos du cheval. Il est vrai qu’en échange les étriers étaient de six pouces trop courts.

En une heure et demie nous fûmes à la forteresse de Schedrenskaïa. Nous y fîmes halte pour faire souffler les chevaux et changer d’escorte.

Nous retrouvions encore une fois notre ami le Téreck. Cette belle Cosaque qu’il portait au vieux Caspis, et que le vieux Caspis reçut avec tant de reconnaissance de ses mains, était sans doute native de Tschervelone.

Mais je m’aperçois que je parle à mes lecteurs un langage à peu près inintelligible, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Dépêchons-nous donc de devenir clair.

Vous connaissez Lermantoff, n’est-ce pas, chers lecteurs ? c’est, après Pouschkine, le plus grand poëte de la Russie. Exilé au Caucase pour avoir fait des vers sur la mort de Pouschkine, tué en duel, il fut tué en duel au Caucase.

Lorsque parurent ses premiers vers, le commandant de Pétersbourg, Martynoff, le fit venir.

— On m’assure que vous avez fait des vers, lui dit-il d’un air où le doute se mêlait à la sévérité.

Lermantoff avoua le crime.

— Monsieur, lui dit le commandant, il n’est pas convenable qu’un noble, qu’un officier aux gardes, fasse des vers. Il y a des gens pour faire ces choses-là, que l’on appelle des auteurs.

Vous irez passer un an au Caucase.

Au lieu d’un an, Lermantoff y passa cinq ou six ans.

Pendant ce temps-là, il a fait force beaux vers. Quelques-uns de ces vers sont intitulés : les Dons du Téreck.

Nous avons encore vingt et une verstes à faire sur les bords du Téreck avant d’arriver à Tschervelone. Nul bruit n’accompagne mieux la cadence poétique que le murmure d’un fleuve. Je vais vous dire les Dons du Téreck de Lermantoff, en essayant, autant qu’une traduction le permet, de conserver aux vers du poëte leur couleur originale.

Mugissant, furieux, sauvage,
Roulant ses rochers de granit,
Le Téreck descend tout en nage
Des monts où l’aigle fait son nid.
Sa sueur jaillit en écume ;
Mais quand, sur la plaine qui fume,
Il s’est, rusé Circassien,
Répandu comme une onde honnête,
Présentant son humble requête,
Il dit au vieux lac Caspien :

— Ô vieillard, partage ton onde,
Et reçois mon flot éperdu :
Assez longtemps j’ai, par le monde,
Erré comme un enfant perdu.
Il est temps qu’enfin je me range
Et que d’existence je change.
Près du mont Kassheck je suis né,
Je viens des cimes inconnues ;
Enfant allaité par les nues,
À l’orage prédestiné !


J’ai grandi, faisant dans ma course,
Autant que je l’ai pu, le mal ;
À peine sortant de ma source,
J’ai dévasté le Darial ;
En rocs arrachés à leur base,
Je t’amène tout le Caucase… —
Mais bercé du bruit de ses flots,
Occupé de quelque merveille,
Le vieillard fit la sourde oreille ;
Et Téreck reprit en ces mots :


— Je comprends : tu ris de l’audace
Que j’ai d’offrir si peu, pardon :
Laissons mes rochers à leur place,
Je veux te faire un plus beau don ;
C’est le plus brave des Tcherkesses.
La mort, arrêtant ses prouesses,
A pris le hardi cavalier
Au moment où dans sa colère,
Pour mieux frapper son adversaire,
Il se dressait sur l’étrier.


Il a son harnais de bataille,
Qui vaut, à lui seul, un trésor :
Une riche cotte de maille,
Des brassards damasquinés d’or.
Ses cartouches pleines de poudre,
Dont chacune lançait la foudre,
Sont d’argent pur de Téhéran ;
Son kangiar était une flamme,
Et porte, gravé sur sa lame,
Un verset tiré du Coran.


Son œil semble, ouvert et farouche,
En face regarder la mort ;
Un sang vermeil rougit sa bouche
Sous sa moustache qu’elle mord.
Sa tresse, humide de rosée,
Descend de sa tête rasée
Sous son papack de mouton noir… —
Mais Caspis sur la mer se penche,
Muet, mirant sa barbe blanche
Dans son gigantesque miroir.


Téreck alors : — Écoute, père,
Je vais te faire un don sans prix ;
Et cette fois enfin, j’espère,
Tu seras content, vieux Caspis.
J’ai soustrait aux regards du monde
Et je t’apporte sur mon onde
Le corps plein de suavité
D’une Cosaque jeune et belle
Qui pour la mort garda, rebelle,
La fleur de sa virginité.


Sa chevelure déroulée
A les tons du blé qui mûrit ;
Son épaule pâle est hâlée,
Sa bouche tristement sourit.
De même qu’un nuage voile
Parfois la splendeur de l’étoile,
Sur son front la pâleur descend,
Et de son cou, sur sa poitrine,
Comme une larme purpurine,
Coule un faible filet de sang. —


Le fleuve se tait. Froide et blanche,
Alors sur le flot mugissant,
La Cosaque aux yeux de pervenche
Apparaît en se balançant.
Sa natte tombe échevelée
Sur sa gorge à demi voilée ;
Réseau d’or sur un marbre pur,
Où la mort, artiste suprême,
De sa main décharnée et blême,
Des veines dessina l’azur.


En la voyant, Caspis sur l’onde
Se dresse, le front ruisselant,
Et sous son arcade profonde,
Son œil s’allume étincelant
Il étend les deux bras vers elle,
Et sur sa poitrine immortelle
Presse le suave contour,
L’entraîne dans l’humide espace…
Et la vague sur tous deux passes
Avec un murmure d’amour.

J’avais fait cette traduction la veille : je l’avais encore tout entière dans l’esprit, et je m’en allais en me la disant à demi-voix, laissant mon cheval prendre l’allure qui lui convenait, sans plus m’inquiéter ni du chemin que nous suivions, ni de l’aspect du paysage, ni de mon escorte, qui, divisée en trois parties, faisait avant-garde, arrière-garde et centre.

Nous avions une douzaine d’hommes en tout, comme je crois l’avoir dit, deux marchaient en avant, deux en arrière, huit m’entouraient.

Une espèce de taillis de trois pieds de hauteur, au milieu duquel, de place en place, s’élevait un massif d’arbres d’une autre essence, s’étendait aux deux côtés du chemin, à ma droite, à perte de vue, à ma gauche, jusqu’au Téreck.

Mon cheval, en appuyant capricieusement à gauche, fit lever, à quinze pas du chemin, une compagnie de perdrix.

Instinctivement j’arrachai mon fusil de mon épaule et mis en joue, mais je me rappelai que, chargé à balles, il était inutile de tirer.

Les perdrix allèrent se poser à une cinquantaine de pas au milieu des dergei-dérévos.

La tentation était trop forte : je substituai à mes cartouches à balles deux cartouches de plomb no 6 et mis pied à terre.

— Attendez-moi, me dit Moynet, en descendant de cheval à son tour.

— Êtes-vous donc chargé à plomb ?

— Oui.

— Alors, marchons à cinquante pas l’un de l’autre, nous prendrons la volée entre nous deux.

— Dites donc, fit Kalino.

— Quoi ? demandai-je en me retournant.

— Le chef de notre escorte dit que c’est imprudent, ce que vous faites.

— Bon ! les perdreaux sont à cinquante pas à peine ; n’étant pas farouches, ils ne gagneront pas au pied. D’ailleurs, que cinq ou six Cosaques nous suivent.

Quatre Cosaques se détachèrent, tandis que l’on faisait signe à l’avant-garde de s’arrêter et à l’arrière-garde de presser le pas pour nous rejoindre.

Nous marchâmes dans la direction des perdrix, et en même temps dans la direction du Téreck.

Les perdrix partirent à vingt pas de moi.

J’en blessai une de mon premier coup, mais voyant qu’elle n’avait que la cuisse cassée, je doublai sur elle et la tuai.

Elle tomba.

— Avez-vous vu où elle est tombée ? criai-je à Moynet. J’ai tiré en plein soleil, je sais qu’elle est tombée, voilà tout.

— Attendez, j’y vais, me dit Moynet.

Il n’avait pas achevé, qu’à cent pas devant nous un coup de fusil partit, et en même temps que je vis la fumée, j’entendis la balle qui passait à trois pas de moi, faisant son chemin tout en brisant les cimes des buissons où nous étions noyés jusqu’à la ceinture.

Nous étrennions enfin !

Les Cosaques qui nous accompagnaient firent cinq ou six pas en avant pour nous couvrir.

Un seul resta à sa place, ou plutôt accompagna dans sa chute son cheval qui se couchait.

La balle que j’avais entendue siffler avait atteint la pauvre bête au haut du fémur et lui avait brisé une jambe de devant.

Pendant ce temps, tout en regagnant le chemin, j’avais glissé deux balles dans mon fusil rechargé.

Un Cosaque tenait mon cheval en bride : je remontai dessus et me dressai sur les étriers afin de voir plus loin.

Ce qui m’étonnait, avec ce que je savais déjà des mœurs des Tchetchens, c’était la lenteur de l’agression : d’habitude une charge à fond suit le coup de feu.

En ce moment nous vîmes filer sept ou huit hommes du côté du Téreck.

— Hourra ! s’écrièrent nos Cosaques en s’élançant à leur poursuite.

Mais en même temps que ces sept ou huit hommes fuyaient, un homme, un seul, au lieu de fuir, sortait du buisson d’où il avait tiré le coup de feu, et brandissant son fusil au-dessus de sa tête, fait :

— Abreck ! Abreck !

— Abreck ! répétèrent les Cosaques, et ils s’arrêtèrent.

— Que signifie Abreck ? demandai-je à Kalino.

— Cela signifie : Un homme qui a fait serment de chercher tous les dangers et de ne fuir devant aucun.

— Et que veut celui-ci ? Il ne prétend pas nous attaquer tous les quinze à lui seul ?

— Non, mais il propose le combat singulier, probablement.

Et en effet, il avait ajouté quelques mots à ces deux cris : Abreck ! Abreck !

— Entendez-vous ? me dit Kalino.

— J’entends, mais je ne comprends pas.

— Il défie un de nos Cosaques au combat corps à corps.

— Dites-leur qu’il y a vingt roubles pour celui qui acceptera.

Kalino fit part de mon offre à nos hommes.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel ils se regardèrent entre eux comme pour choisir le plus brave.

Pendant ce temps, à deux cents pas de nous, le Tchetchen faisait faire toutes sortes d’évolutions à son cheval, en continuant de crier : — Abreck ! Abreck !

— Sacrebleu ! passez-moi donc ma carabine, Kalino, criai-je à mon tour, je meurs d’envie de descendre ce gaillard-là.

— N’en faites rien, vous nous priveriez d’un spectacle curieux. Nos Cosaques se consultent pour savoir qui ils lui enverront. Ils l’ont reconnu, c’est un Abreck très-renommé. Tenez, voilà un de nos hommes qui se présente.

En effet, le Cosaque dont le cheval avait eu la cuisse cassée, après s’être assuré qu’il ne pouvait remettre sa bête sur ses jambes, venait réclamer son droit, comme on demande à la chambre la parole pour un fait personnel.

Les Cosaques se fournissent leurs chevaux et leurs armes de leurs deniers ; seulement, quand un Cosaque a son cheval tué, son colonel, au nom du gouvernement, lui paye vingt-deux roubles.

C’est huit ou dix roubles qu’il perd, un cheval passable coûtant rarement moins de trente roubles.

Vingt roubles que j’offrais à celui qui accepterait le combat lui donnaient donc dix roubles de bénéfice net.

Sa demande de combattre l’homme qui l’avait démonté me parut tellement juste, que je l’appuyai.

Pendant ce temps notre montagnard continuait ses évolutions ; il tournait en cercle, élargissant le cercle à chaque fois, de sorte qu’à chaque fois il se rapprochait de nous.

Les yeux de nos Cosaques lançaient du feu : ils se regardaient comme défiés tous, et cependant pas un n’eût tiré un coup de fusil sur l’ennemi après le défi porté ; celui qui eût fait une pareille chose eût été déshonoré.

— Et bien, dit le chef de l’escorte à notre Cosaque, va.

— Je n’ai pas de cheval, dit le Cosaque, qui m’en prête un ?

Pas un Cosaque ne répondit. Aucun ne se souciait de faire tuer peut-être son cheval entre les jambes d’un autre, le gouvernement eût-il, en pareille circonstance, payé les vingt-deux roubles promis.

Je sautai à bas du mien, excellent cheval de remonte, et le donnai au Cosaque, qui s’élança en selle.

Un autre homme de notre escorte qui m’avait paru très-intelligent, et auquel trois ou quatre fois j’avais fait, par l’intermédiaire de Kalino, des questions pendant la route, s’approcha de moi et m’adressa quelques mots.

— Que dit-il ? demandai-je à Kalino.

— Il demande, s’il arrive malheur à son camarade, la permission de le remplacer.

— Il se presse un peu, il me semble ; mais, en tout cas, dites-lui que c’est accordé.

Le Cosaque rentra dans les rangs et se mit à examiner ses armes, comme si son tour de s’en servir était déjà arrivé.

Pendant ce temps, son compagnon avait répondu par un cri au défi du montagnard et était parti à fond de train dans sa direction.

Tout en courant, le Cosaque fit feu.

L’Abreck fit cabrer son cheval : le cheval reçut la balle dans les chairs de l’épaule. Presque en même temps le montagnard fit feu à son tour, et enleva le papack de son adversaire.

Tous deux jetèrent le fusil sur leur épaule. Le Cosaque tira sa schaska, le montagnard son kangiar.

Le montagnard manœuvrait son cheval, tout blessé que fût l’animal, avec une adresse admirable, et quoique le sang ruisselât sur son poitrail, il ne paraissait pas le moins du monde affaibli, tant son maître le soutenait des genoux, de la bride et de la voix.

En même temps un torrent d’injures ruisselait de ses lèvres et inondait son adversaire.

Les deux combattants se joignirent.

Je crus un instant que notre Cosaque avait transpercé son adversaire avec sa schaska. Je vis la lame briller derrière son dos.

Mais il avait seulement percé sa tcherkesse blanche.

À partir de ce moment, nous ne vîmes plus rien qu’un groupe de deux hommes luttant corps à corps. Au bout d’une minute un des deux hommes glissa de son cheval.

C’est-à-dire le tronc d’un homme seulement ; sa tête était restée à la main de son adversaire.

L’adversaire, c’était le montagnard. Il poussa avec une sauvage et effrayante énergie un cri de triomphe, secoua la tête dégouttante de sang et l’accrocha à l’arçon de sa selle.

Le cheval sans cavalier s’enfuit, et par un instinct naturel, après avoir fait un détour, revint se joindre à nous.

Le cadavre décapité resta immobile.

Puis au cri de triomphe du montagnard succéda un second cri de défi.

Je me tournai vers le Cosaque qui avait demandé à combattre le second. Il fumait tranquillement sa pipe.

Il me fit un signe de la tête.

— J’y vais, dit-il.

Puis à son tour il poussa un cri en signe qu’il acceptait le combat.

Le montagnard, qui faisait de la fantasia, s’arrêta pour voir quel nouveau champion venait à lui.

— Allons, lui dis-je, j’augmente la prime de dix roubles.

Cette fois il me répondit par un simple clignement des yeux. Il semblait faire provision de fumée, l’aspirant et ne la rendant pas.

Puis il partit au galop avant que l’Abreck eût eu le temps de recharger son fusil, arrêta son cheval à quarante pas de lui, épaula et lâcha la détente.

Une légère fumée qui enveloppa son visage nous fit croire à tous que l’amorce seule avait brûlé.

Le croyant désarmé de son fusil, l’Abreck fondit sur lui le pistolet à la main et tira son coup à dix pas.

Le Cosaque, par un mouvement imprimé à son cheval, évita la balle, puis portant rapidement son fusil à son épaule, à notre grand étonnement à tous, qui ne lui avions pas vu mettre une nouvelle amorce, il fit feu.

Un mouvement violent que fit le montagnard prouva qu’il était atteint.

Il lâcha la bride de son cheval et jeta, pour ne pas tomber, ses deux bras au cou de sa monture.

L’animal, ne se sentant plus dirigé, furieux lui-même de sa blessure, l’emporta à travers les buissons dans la direction du Téreck.

Le Cosaque se mit à sa poursuite.

Nous allions lancer nos chevaux dans la même direction que lui, lorsque nous vîmes peu à peu le corps du montagnard perdre son équilibre et rouler à terre.

Le cheval s’arrêta près du cavalier.

Le Cosaque ignorant si ce n’était pas une ruse et si le montagnard ne simulait point la mort, fit un grand cercle avant de s’approcher de lui.

Il cherchait évidemment à voir le visage de son ennemi, mais son ennemi, par hasard ou à dessein, était tombé la face contre terre.

Le Cosaque se rapprocha de lui peu à peu : le montagnard, ne bougeait pas. Notre Cosaque tenait à la main son pistolet dont il ne s’était pas servi, prêt à faire feu.

À dix pas du Tchetchen il s’arrêta, visa et lâcha le coup.

Le Tchetchen ne bougea pas. C’était une balle perdue inutilement. Le Cosaque avait tiré sur un cadavre.

Il sauta à bas de son cheval et s’avança, tirant son kangiar, s’inclina sur le mort, et une seconde après se releva, sa tête à la main.

Toute l’escorte cria : Hourra ! il avait gagné les trente roubles et par-dessus le marché sauvé l’honneur du corps et vengé son camarade.

En un instant, le montagnard fut nu comme la main. Le Cosaque plia toute sa défroque sur son bras, puis il saisit par la bride le cheval blessé, qui n’essaya point de fuir, lui mit son butin sur le dos, remonta sur le sien, et revint à nous.

Il n’y eut qu’une question :

— Comment ton fusil, après avoir brûlé l’amorce, a-t-il pu partir ?

Le Cosaque se mit à rire.

— Mon fusil n’a pas brûlé l’amorce, dit-il.

— Bon ! nous avons vu la fumée, crièrent ses camarades.

— Vous avez vu la fumée de ma pipe que j’avais gardée dans ma bouche, dit le Cosaque, et non celle de mon fusil.

— Voilà les trente roubles, lui dis-je, quoiqu’il me semble que tu aies un peu triché.

  1. Mogeno en russe est à la fois une demande et une réponse, selon l’intonation que l’on donne au mot. Comme demande il signifie : peut-on ? comme réponse il signifie : on peut.