Charlieu (p. 28-32).

CHAPITRE VI.

Le renégat.

On laissa, selon l’habitude, le mort tout nu, à la merci des animaux carnassiers et des oiseaux de proie, mais on recueillit avec soin le cadavre du Cosaque, que l’on plaça en travers sur le cheval du montagnard, à l’arçon duquel pendait déjà sa tête ; un Cosaque prit le cheval par la bride et le ramena à la forteresse d’où il était parti il y avait une heure à peine.

Quant au cheval du Cosaque qui avait eu la cuisse cassée par la balle qui m’était destinée, il s’était relevé, et sur trois jambes il avait regagné notre troupe.

Comme il n’y avait pas moyen de le sauver, un Cosaque le conduisit près d’un fossé, et d’un coup de kangiar lui ouvrit la carotide. Le sang jaillit comme d’une fontaine.

L’animal se sentit sans doute frappé à mort, car il se cabra sur les pieds de derrière, tourna sur lui-même en faisant jaillir tout autour de lui un cercle de sang, tomba sur le genou de sa jambe intacte, puis lentement se coucha sur le flanc, soulevant encore sa tête pour nous regarder avec des regards d’une expression humaine.

Je détournai les yeux, et m’approchant de notre chef d’escorte, je lui fis quelques observations sur la cruauté qu’il y avait, à mon avis, d’abandonner ainsi aux aigles et aux chacals le corps de ce brave Abreck qui avait succombé bien plutôt à la ruse qu’à la force, et persistai pour qu’on l’enterrât.

Mais le chef me répondit que le soin de sa sépulture regardait ses compagnons, et que s’ils voulaient rendre ce suprême devoir à ce pauvre cadavre où avait battu un si vaillant cœur, c’était à eux de le venir enlever pendant la nuit.

C’était probablement ce qu’ils avaient l’intention de faire, car on les voyait de l’autre côté du Téreck réunis sur une petite éminence, et nous menaçant à la fois de gestes que nous pouvions voir et de paroles dont le bruit, sinon le sens, arrivait jusqu’à nous.

C’était une grande honte pour eux d’avoir laissé leur compagnon seul, une plus grande honte encore d’avoir abandonné son cadavre. C’était à ne pas oser rentrer dans le village.

S’ils avaient eu au moins un cadavre ennemi à présenter en place de celui qui leur manquait !

La coutume des montagnards, en effet, est celle-ci : lorsqu’ils vont en expédition et qu’ils ont un, ou plusieurs hommes tués, ils rapportent ces hommes jusqu’aux frontières du village ; là, ils tirent des coups de fusil pour prévenir les femmes de leur retour, puis quand ils les voient paraître à l’extrémité de l’aoul, ils déposent les corps à terre et s’en vont pour ne revenir que quand ils rapportent autant de têtes ennemies qu’ils ont perdu de compagnons.

Lorsque l’engagement a eu lieu à cinq ou six journées du village, ils coupent les corps par quartiers, les salent pour les sauver de la putréfaction et en rapportent chacun un morceau.

Les trois tribus montagnardes chrétiennes qui sont au service de la Russie, Pchaves, Touschines et Tchesvours, pratiquent les mêmes habitudes.

C’est surtout pour leur pristaff qu’ils ont ces sortes d’attention, de ne laisser, sous aucun prétexte, son corps entre les mains de l’ennemi.

Cela les entraîne quelquefois à des propositions qui ne manquent pas d’originalité.

Les Touschines avaient pour pristaff un prince Tschélokaëff.

Leur prince mourut.

On leur envoya un autre pristaff ; mais celui-là n’avait pas l’honneur de s’appeler Tschléokaëff, et c’était un Tschélokaëff qu’ils voulaient.

Leurs instances furent si pressantes, que le gouvernement se mit en quête, et découvrit à grand’peine un prince Tschélokaëff, dernier du nom.

Quoiqu’il fût souffrant et d’une santé faible, on le nomma pristaff à la grande joie des Touschines, qui possédaient enfin l’homme de leur choix.

Une expédition fut résolue, les Touschines en faisaient partie ; leur pristaff naturellement marchait à leur tête ; mais la fatigue de la marche influençant sur sa santé déjà chancelante, il fut facile de s’apercevoir que ce grand courage seul, si naturel aux Géorgiens, qu’il semble n’être plus chez eux un mérite, le soutenait.

Les Touschines jugèrent que c’était un homme perdu, et qu’évidemment un peu plus tôt ou un peu plus tard, il ne pouvait manquer de succomber.

Ils se réunirent en conseil et délibérèrent.

Le résultat de la délibération fut qu’on enverrait une députation au pristaff.

La députation se présenta devant sa tente et fut admise à l’instant même.

Elle salua son chef avec tout le respect qui lui était dû, et l’orateur prit la parole.

— L’avis général, dit-il au prince Tschélokaëff, est que Dieu l’a marqué pour une mort prochaine, et que tu ne peux aller loin ainsi.

Le prince dressa l’oreille, l’orateur continua :

— Si tu meurs dans deux ou trois jours, c’est-à-dire quand nous serons engagés tout à fait dans les montagnes, tu seras un grand embarras pour nous, qui tiendrons, tu le comprends bien, à rapporter ton corps à ta famille ; en cas de retraite précipitée même, nous ne pourrions pas répondre, comme nous serons obligés de te couper par quartier, qu’il ne se perdra pas quelque morceau de ta respectable personne.

— Eh bien, après ? demanda le prince Tschélokaëff, en ouvrant des yeux de plus en plus grands.

— Eh bien, nous venons te proposer, pour que ton corps ne coure pas tous ces risques qui doivent te préoccuper, de te tuer tout de suite, et comme nous ne sommes qu’à cinq ou six journées de ta maison, ton corps arrivera sain et sauf à ta famille.

Si caressante que fût la proposition, le prince refusa : il y eut plus ; la proposition fit ce que n’avait pu faire la quinine, elle lui coupa subitement la fièvre.

À partir de ce moment, la santé du prince alla s’améliorant. Il fit bravement la campagne sans attraper une égratignure, et se chargea de rapporter lui-même à sa famille un corps parfaitement intact.

Seulement, la proposition de ses hommes l’avait tellement touché, qu’il ne pouvait la raconter sans attendrissement.

Maintenant, comment étant en nombre inférieur, les Tchetchens nous avaient-ils attaqués ? S’ils eussent été seuls, ils se fussent bien certainement tenus cois et couverts.

C’était l’Abreck qui se trouvait avec eux, et qui se fût, en vertu du serment qu’il avait fait, regardé comme déshonoré s’il eût laissé passer le danger si près de lui sans le provoquer.

Les Abrecks, nous l’avons dit, font serment, non-seulement de ne reculer devant aucun danger, mais encore d’aller au-devant du danger.

Voilà pourquoi, quand ses compagnons évitaient une lutte trop dangereuse, lui provoquait témérairement cette lutte.

Je ne pus me décider à m’éloigner sans aller voir de près le cadavre.

Il était couché la poitrine contre terre. La balle l’avait frappé au-dessous de l’omoplate gauche et était sortie au-dessous du téton droit. À la manière dont il était atteint, on eût pu croire qu’il avait été atteint en fuyant. Cela me faisait une certaine peine ; j’eusse voulu que ce brave Abreck ne fût point calomnié après sa mort.

Quant à la balle du pistolet, elle lui avait cassé le bras.

Le Cosaque fit alors la revue de son butin.

Le montagnard avait un assez beau fusil, une schaska à poignée de cuivre prise certainement à un Cosaque, un mauvais pistolet et un assez bon poignard. Quant à l’argent, sans doute un des vœux de l’Abreck était-il le vœu de pauvreté ; il n’avait pas un kopeck sur lui.

Il portait en outre en signe d’honneur une plaque d’argent ronde, de la largeur d’un écu de six francs, donnée par Chamyll, Elle était niellée de noir et portait pour inscription : Chamyll, effendy.

Les deux mots étaient séparés par un sabre et une hache.

J’achetai au Cosaque ces différents objets pour trente roubles. Par malheur, j’ai perdu dans les boues de la Mingrélie le fusil et le pistolet, mais il me reste le kangiar et la décoration.

J’ai déjà dit que les Cosaques de la ligne étaient d’admirables soldats. Ce sont eux qui font avec les Tatars soumis la police de tous les chemins du Caucase.

Ils se divisent en neuf brigades complétant les dix-huit régiments déjà formés.

Au moment de mon passage, deux autres étaient en formation.

Ces brigades sont ainsi divisées :

Sur le Kouban et la Macla, c’est-à-dire sur le flanc droit, six brigades ;

Sur le Téreck et la Songia, c’est-à-dire sur le flanc gauche, trois brigades.

Quand on veut faire un nouveau régiment, on commence par former six stanitzas.

Chaque stanitza fournit son contingent.

Quoique le contingent soit de cent quarante-trois hommes, sans les officiers, de cent quarante-six avec les officiers, on appelle le contingent une centaine.

Ces stanitzas nouvelles se forment avec des Cosaques tirés des anciennes, on les déplace du Téreck ou du Kouban qu’ils habitaient, et on les transporte à leur nouvelle destination, jusqu’à concurrence de cent cinquante familles.

On y adjoint cent familles des Cosaques du Don, et de cinquante à cent de l’intérieur de la Russie, et surtout de la petite Russie.

Chaque Cosaque doit faire vingt-deux ans de service, mais il peut être remplacé pendant deux ans sur quatre, par un de ses frères.

À vingt-ans, le Cosaque commence son service, qu’il quitte à quarante-deux ; à cet âge, il passe du service actif au service de la stanitza, c’est-à-dire qu’il devient garde national ou à peu près.

À cinquante-cinq, il quitte tout à fait le service, et a droit à devenir garde de l’église ou juge de la stanitza.

Dans chaque stanitza, il y a un chef élu par la stanitza et deux juges.

Les élections appartiennent aux habitants.

Chaque Cosaque est propriétaire : le chef a mille arpents de terre, chaque officier deux cents, chaque Cosaque soixante.

Ainsi, les colonies sont agricoles et militaires en même temps.

Chaque Cosaque reçoit quarante-cinq roubles argent de solde annuelle, il se fournit de tout ; nous avons dit que pour un cheval tué ou blessé, le Cosaque recevait vingt-deux roubles.

En cas d’attaque, les cent quarante-trois hommes de la garnison sortent, et le reste de la stanitza soutient le siége, rangé contre les haies comme contre un rempart.

Dans ce cas, et de crainte d’incendie, chaque femme doit avoir à portée de sa main un seau plein d’eau. En cinq minutes, chacun est à son poste, un coup de canon et le son des cloches donnent l’alarme.

D’après la façon dont nous avons parlé dans le chapitre précédent de Tschervelone et des pélerinages que font les jeunes officiers à cette stanitza, on pourrait croire que les femmes de ce charmant aoul n’ont dans leur histoire que des pages dignes, comme eussent dit le poëte Parny ou le chevalier de Bertin, d’être tournées par la main des amours.

Détrompez-vous, l’occasion s’en présentant, nos Cosaques sont de véritables amazones.

Un jour que toute la partie masculine de la stanitza était en expédition, les Tchetchens, sachant le village habité par les femmes seulement, firent une pointe sur Tschervelone.

Les femmes s’assemblèrent en conseil de guerre, et l’on résolut de défendre la stanitza jusqu’à la mort.

On réunit toutes les armes, on réunit toute la poudre, on réunit tout le plomb.

Le village renfermait en farine et en animaux domestiques tout ce qu’il fallait de vivres pour que l’on ne craignît point d’être pris par la famine.

Le siége dura cinq jours, une trentaine de montagnards restèrent, non pas au pied des remparts, mais au pied des haies.

Trois femmes furent blessées, deux tuées.

Les Tchetchens furent obligés de lever le siége et de rentrer dans leurs montagnes, ayant fait, comme disent les chasseurs, buisson creux.

Tschervelone est la plus ancienne stanitza de la ligne des Cosaques Grebenskoï, c’est-à-dire de la crête, ils proviennent d’une colonie russe dont l’origine n’est pas historiquement déterminée ; une légende dit que lorsque Yermak partit pour la conquête de la Sibérie, un de ses lieutenants se détacha avec quelques hommes et fonda le village d’Indré du nom d’André qu’il portait. — Andreiewa derewnia, — ce qu’il y a de certain, c’est que quand Pierre Ier voulut établir la première ligne de stanitzas, le comte Apraxine, chargé par lui de cette mission, trouva dans le pays un certain nombre de compatriotes qu’il établit à Tschervelonnaïa, nom dont, en le francisant, nous avons fait Tschervelone.

Il résulte de ces antécédents que la stanitza de Tschervelone conserve des actes et des drapeaux curieux.

Quant aux hommes, ce sont presque tous des Rascolnits fanatiques, qui ont gardé le type des anciens Russes.

Revenons aux femmes.

Les Tchervelonnaises forment une spécialité qui tient à la fois de la race russe et de la race montagnarde. Leur beauté fait de la stanitza qu’elles habitent une espèce de Capoue caucasienne : elles ont le type du visage moscovite, mais la structure élégante des femmes des hautes terres, comme on dit en Écosse. Quand les Cosaques leurs pères, leurs maris, leurs frères, ou leurs amoureux partent pour une expédition, elles s’élancent debout sur un étrier que le cavalier laisse libre, et prenant le cavalier par le cou ou par la taille, tenant à la main des bouteilles de vin du pays, dont elles leur versent à boire tout en courant, elles font ainsi trois ou quatre verstes hors du village dans une fantasia échevelée.

L’expédition terminée, elles vont au-devant des expéditionnaires et rentrent de la même manière dans la stanitza.

Cette légèreté de mœurs des Tschervelonnaises forme un étrange contraste avec la sévérité des mœurs russes et la rigidité des mœurs orientales ; plusieurs d’entre elles ont inspiré à des officiers des passions qui ont fini par le mariage, d’autres ont fourni matière à des anecdotes qui ne manquent pas d’une certaine originalité.

Exemple :

Une femme de Tschervelone donna une fois à son mari, qui l’adorait, de si grands sujets de jalousie que celui-ci, n’ayant pas le courage d’assister au bonheur de rivaux si nombreux qu’il n’en savait plus le nombre, déserta de désespoir et s’enfuit dans les montagnes, où il prit du service contre les Russes.

Fait prisonnier dans un engagement, il fut reconnu, jugé, condamné et fusillé.

Nous avons été présenté à la veuve, qui nous a raconté elle-même sa lamentable histoire, avec des détails qui lui ôtaient quelque peu du dramatique dont elle eût pu l’entourer.

— Ce qu’il y a d’affreux, nous disait-elle, c’est qu’il n’a pas eu honte de me nommer dans la procédure.

Pour le reste, ajouta-t-elle, il s’est conduit en molodetz [1]. J’ai été voir le supplice ; le pauvre cher homme m’aimait tant qu’il avait désiré que je fusse là, et que je ne crus pas devoir attrister ses derniers moments par mon refus. Il est très-bien mort, quant à cela il n’y avait rien à dire. Il a demandé qu’on ne lui bandât point les yeux, et il a sollicité et obtenu la faveur de commander le feu ; lorsqu’il donna lui-même l’ordre de tirer sur lui et qu’il tomba, je ne sais pourquoi cela me fit tant d’effet que je tombai de mon côté.

Seulement, moi, je me relevai, mais il paraît que j’étais restée quelque temps sans connaissance, car lorsque je revins à moi il était déjà enterré presque en entier, si bien que l’on ne voyait plus que les pieds qui sortaient de terre. Ils étaient chaussés de bottes de maroquin rouge toutes neuves ; j’étais si émue que j’ai oublié de les lui ôter, de sorte qu’elles ont été perdues.

Ces bottes oubliées étaient pour la pauvre veuve plus qu’un regret, c’était un remords.

Au moment où nous arrivâmes à la stanitza, on eût pu croire qu’elle était déserte. Toute la population s’était portée à la partie opposée à celle par laquelle nous entrions.

Il se passait, en effet, un événement de la plus haute gravité, lequel n’était pas, sans analogie avec celui que nous venons de raconter : seulement, dans l’ordre chronologique, au lieu de précéder le récit que l’on va lire, il eût dû le suivre.

Cet événement n’était rien moins qu’une exécution à mort.

Un Cosaque de Tschervelone, marié et ayant une femme et deux enfants, avait, deux ans auparavant, été fait prisonnier par les Tchetchens. Il avait dû la vie aux supplications d’une belle fille des montagnes qui s’était intéressée à son sort. Libre sur parole et sur la caution du frère de la montagnarde, il était devenu amoureux de sa libératrice, qui, de son côté, l’avait complétement payé de retour. Un jour, à son grand regret, le Cosaque apprit qu’à la suite de négociations entamées entre les montagnards et les Russes, il allait, ainsi que ses compagnons, être échangé ; cette nouvelle, qui combla de joie les autres prisonniers, le désola, lui. Il n’en revint pas moins à la stanitza et rentra dans la maison conjugale. Mais poursuivi par le souvenir de la belle maîtresse qu’il avait laissée dans les montagnes, il ne put se refaire à la vie de la plaine.

Un jour il quitta Tschervelone, regagna la montagne, se fit musulman, épousa sa belle Tchetchene, et bientôt devint célèbre par la hardiesse de ses expéditions et la férocité de ses brigandages.

Un jour il s’engagea, vis-à-vis de ses nouveaux compagnons, à leur livrer Tschervelone, la stanitza vierge qui, comme Péronne, n’avait jamais été prise.

En conséquence, il pénétra à travers les haies, après avoir fait la promesse à ses compagnons de leur livrer une des portes de la stanitza.

Une fois dans la stanitza il eut la curiosité de savoir ce qui se passait chez lui, il s’achemina vers sa maison, sauta pardessus un mur et se trouva dans sa cour.

Là il se hissa jusqu’à la fenêtre de la chambre à coucher de sa femme, qu’il vit à genoux et priant Dieu.

Ce spectacle l’impressionna tellement, qu’il tomba à genoux lui-même et se mit à prier.

Sa prière faite, il se sentit pris d’un tel remords qu’il rentra dans la maison.

Sa femme, qui demandait son retour à Dieu, jeta, en le voyant, un cri de joie et de reconnaissance et s’élança dans ses bras.

Lui la prit contre son cœur, la serra tendrement sur sa poitrine et lui demanda à voir ses enfants.

Les enfants étaient dans une chambre à côté ; la mère les éveilla et les amena à leur père.

— Maintenant, dit celui-ci, laisse-moi avec eux et va chercher le sotzky.

Le sotzky est le chef de la centaine.

La femme obéit et revint avec le centurion, qui était un ami particulier de son mari.

L’étonnement du centurion fut grand : le Cosaque lui annonça que la stanitza devait être attaquée dans la nuit, et le prévint de se mettre en défense.

Après quoi, déclarant que Dieu lui avait inspiré le repentir de son crime, il se constitua prisonnier.

Le procès ne fut pas long, le prévenu avouait tout et demandait la mort.

Le conseil de guerre le condamna à être fusillé. Nous étions arrivés justement le jour de l’exécution. Voilà pourquoi la stanitza semblait déserte ; voilà pourquoi tous ses habitants étaient réunis à l’extrémité opposée à celle par laquelle nous entrions.

C’était là que devait avoir lieu le supplice.

Une sentinelle placée à la porte et qui enrageait de ne pouvoir quitter son poste, nous donna tous ces détails, en nous disant de nous presser si nous voulions arriver à temps.

L’exécution devait avoir lieu à midi, et il était midi un quart.

Cependant elle n’avait pas eu lieu, puisque l’on n’avait point encore entendu les coups de fusil.

Nous mîmes nos chevaux au trot et traversâmes la stanitza, défendue par les fortifications ordinaires de haies, de treillis et de palissades, mais rehaussée cependant d’une certaine élégance que je n’avais pas remarquée dans les autres villages cosaques, et que je crus remarquer dans celui-ci : nous arrivâmes enfin au lieu de l’exécution : c’était dans une espèce de plaine extérieure attenante au cimetière quelle devait avoir lieu.

Le patient, homme de trente à quarante ans, était à genoux près d’une fosse tout ouverte et nouvellement creusée.

Il avait les mains libres, les yeux sans bandeau ; de tout son costume militaire il n’avait conservé que son pantalon.

La poitrine était nue des épaules à la ceinture. Un prêtre était près de lui et écoutait sa confession. Au moment où nous arrivâmes, la confession s’achevait et le prêtre s’apprêtait à donner l’absolution au condamné.

Un peloton de neuf hommes se tenait prêt, à quatre pas de là, les fusils chargés.

Nous nous rangeâmes en dehors du cercle ; seulement, montés sur nos chevaux, nous dominions toute la scène, et quoique plus éloignés que les autres nous n’en perdions pas un détail.

L’absolution donnée, le chef de la stanitza s’approcha de lui et lui dit :

— Gregor Gregorewitch, tu as vécu comme un renégat et un brigand, meurs en chrétien et en homme courageux, et Dieu te pardonnera ton apostasie et tes frères ta trahison.

Le Cosaque écouta l’allocution avec humilité ; puis, relevant la tête :

— Mes frères, dit-il en saluant ses camarades, j’ai déjà demandé pardon à Dieu, et Dieu m’a pardonné ; je vous demande pardon à vous, et à votre tour pardonnez-moi.

Et de même qu’il s’était mis à genoux pour recevoir le pardon de Dieu, il se remit à genoux pour recevoir le pardon des hommes.

Alors commença une scène tout à la fois d’une grandeur et d’une simplicité suprêmes.

Tous ceux qui avaient eu à se plaindre du condamné s’approchèrent de lui à tour de rôle.

Un vieillard s’approcha le premier et lui dit :

— Gregor Gregorewitch, tu as tué mon fils unique, le soutien de ma vieillesse : mais Dieu t’a pardonné, et je te pardonne.

Meurs donc en paix.

Et il alla à lui et l’embrassa.

Une jeune femme vint après lui et dit :

— Tu as tué mon mari, Gregor Gregorewitch, tu m’as faite veuve et tu as rendu mes enfants orphelins ; mais puisque Dieu t’a pardonné, je dois te pardonner aussi.

Meurs donc en paix.

Et elle le salua et se retira.

Un Cosaque s’approcha et lui dit :

— Tu as tué mon frère, tu as tué mon cheval et tu as brûlé ma maison ; mais Dieu t’a pardonné, et je te pardonne.

Meurs donc en paix, Gregor Gregorewitch.

Et ainsi firent les uns après les autres tous ceux qui avaient un crime ou une douleur à lui reprocher.

Puis sa femme et ses deux enfants s’approchèrent à leur tour et lui firent leurs adieux. L’un des enfants, âgé de deux ans à peine, jouait avec les cailloux mêlés à la terre de la fosse.

Enfin, le juge s’approcha et lui dit :

— Gregor Gregorewitch, il est temps.

J’avoue que ce fut tout ce que je vis de la terrible scène. Je suis de ces chasseurs impitoyables pour le gibier, et qui ne peuvent pas voir couper le cou à un poulet.

Je fis tourner bride à mon cheval et rentrai dans la stanitza.

Dix minutes après, j’entendis une détonation : Gregor Gregorewitch avait cessé d’exister, et la population rentrait silencieuse dans la stanitza.

Un groupe s’avançait plus lent et plus compacte que les autres : c’était celui qui accompagnait ceux que la justice des hommes venait de faire veuve et orphelins.

Quoique peu disposé à la gaieté, je n’en demandai pas moins la maison de la belle Eudoxia Dogadika.

On me regarda comme un homme qui arrive de la Chine. Il y avait quatre ou cinq ans qu’elle était morte. Mais de même qu’on lit sur certaine tombe du Père-Lachaise : « Sa veuve inconsolable continue son commerce, » de même on ajouta : « Sa jeune sœur la remplace, et avantageusement. »

— Et leur respectable père ? demandai-je.

— Il vit toujours, et la bénédiction du Seigneur est avec lui.

Et nous allâmes demander à Ivan Ivanowitch Dogadisky, respectable père d’Eudoxia et de Gruscha, une hospitalité qui nous fut accordée dans des conditions rappelant celle qu’Anténor reçut chez le philosophe grec Antiphon.

Notre retour eut lieu sans accident. Pendant la nuit, comme l’avait prévu notre chef d’escorte, le corps de l’Abreck avait été enlevé.

  1. Vaillant gaillard.