La Normandie romanesque et merveilleuse/08

J. Techener & A. Le Brument (p. 140-162).

CHAPITRE HUITIÈME.

Trésors cachés.



Trésors des Fées ; Chercheurs de trésors ; Trésors cachés par les Anglais,
par les Templiers ; Lieux divers en Normandie, supposés receler
des trésors ; légendes qui s’y rattachent : le manoir Fauvel,
Néaufle, Annebaut, etc. Trésors magiques ; Robert
Guiscard et Richard Cœur-de-Lion.

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Très souvent le hasard, mieux encore que les plus ingénieuses recherches, révèle la présence de nombreux trésors enfouis au sein de la terre. Aux époques barbares et turbulentes, les désastres civils, les migrations des peuples, les dévastations du territoire, commandaient, en quelque sorte, ces dépôts mystérieux ; les soins jaloux de l’avarice en perpétuèrent l’usage jusqu’à notre siècle industriel et spéculateur, qui ne souffre plus désormais l’oisiveté improductive des richesses. Mais ce sont surtout les antiques sépultures et les débris d’anciens édifices détruits, qui constituent la portion la plus intéressante et la plus magnifique de nos trésors souterrains, tour-à-tour signalés et défendus, violés ou conservés par les préjugés populaires.

L’ensemble de ces préjugés compose, en effet, un système bizarre et mystérieux, très propre à soumettre la cupidité des crédules à des alternatives terrifiantes. — N’en doutez point, vous diront les habitans des campagnes, tous les trésors sont gardés par des esprits malins, des démons, des nains, des fées. — Malheur, ajouteront-ils, à celui qui, le premier, porterait une main téméraire sur un trésor enfoui ! il mourrait sans rémission dans l’année[1]. — D’ailleurs, qui ne sait que tous les trésors qui ont passé cent ans en terre, appartiennent de droit au diable, qui les garde pour en faire part à l’Ante-Christ ? Sans cette précaution, où cet imposteur puiserait-il les richesses qu’il doit prodiguer à ceux qui le suivront ?[2] — Voulez-vous mettre un trésor à l’abri des ravisseurs ! Enterrez-le près d’un mort ; celui-ci en sera le dépositaire et devra le défendre. — S’il vous faut un gardien plus vigilant et surtout plus terrible, égorgez un malheureux ou un ennemi à l’endroit qui recèle votre or ; ce fantôme irrité, attaché désormais à ce poste sanglant, ne le quittera plus[3].

Chaque article de ce système, dont nous venons d’offrir un aperçu, prévaut et se diversifie suivant l’esprit des localités et la nature des traditions en vogue.

Dans les contrées, par exemple, où le merveilleux de la féerie fut long-temps en honneur, c’est à lui que se rattachent les opinions qu’on se forme sur les trésors cachés, ainsi que le témoignent plusieurs légendes célèbres. D’après la plupart de ces récits, qui se ressemblent au fond, et diffèrent seulement par quelques détails d’ailleurs analogues, la garde des trésors appartient à un esprit fée, à une enchanteresse, victime d’un pouvoir supérieur, et condamnée, pour une expiation quelconque, à habiter, sous une forme hideuse, les profondeurs d’un lieu souterrain. Si un mortel curieux ou égaré pénètre dans sa sombre demeure, elle se réjouit, court au-devant de ses pas, et se fait aussi piteuse, aussi suppliante que le lui permettent les entraves de sa métamorphose. Elle ne réclame qu’une grâce bien humble, une faveur bien légère ! Trois baisers seulement… qu’elle doit recevoir sous la forme hideuse dont elle est revêtue, mais qui lui rendront la beauté divine qu’elle possédait avant sa cruelle transformation. Le hardi visiteur auquel elle adresse ses plaintes en est ému et touché ; il veut tenter l’épreuve des trois baisers ! Chacun d’eux rend la pauvre captive plus affreuse, plus repoussante, plus épouvantable ! Malheur pourtant au lâche qui fuirait en ce moment ; une prompte mort punirait son manque de courage. Mais ceux qui, en semblable aventure, ont su vaincre l’horrible prestige, ont reçu en récompense tous les trésors que la fée gardait dans sa grotte[4].

Ailleurs, la possession des trésors appartient à des nains. « Sous le château de Morlaix, en Bretagne, il existe de petits hommes d’un pied de haut, vivant sous terre, marchant et frappant sur des bassins ; ils étalent leur or et le font sécher au soleil. L’homme qui tend modestement la main reçoit d’eux une poignée de métal ; celui qui vient avec son sac, dans l’intention de le remplir, est éconduit et maltraité : leçon de modération qui tient à des temps reculés[5]. »

On sait que les Goubelins sont préposés en Normandie à la garde des trésors. Dans la lande de Cartot, commune de Lessay, chef-lieu du canton de l’arrondissement de Coutances, on fit la découverte, en 1828, d’un petit four en glaise, renfermant un grand nombre d’objets de fabrique gauloise. Une tradition de Trésors, de Revenants, de Goubelins, existait de temps immémorial dans ce quartier[6]. Ainsi, quelques parcelles de la vérité s’infiltrent toujours sous la trame mystérieuse des contes populaires.

On voit, par les traditions que nous venons de mentionner, comment les croyances de la féerie ont accrédité les illusions qui exagéraient la quantité de trésors que recèlent les entrailles de la terre. Les fées qui habitaient des grottes enchantées, ne pouvaient manquer d’avoir à leur disposition d’éblouissantes richesses ; ce n’était là qu’un diminutif des merveilles d’Avalon et du palais de Péri-Banou ; de même que les Duergar, devenus la phalange indisciplinée des Lutins, ou l’humble peuple des Nains, avaient dû transplanter dans les souterrains mystérieux des anciens châteaux, ou sous la pierre inexplorée des dolmens, quelques-uns de ces lingots précieux qui servaient de matière à leurs habiles travaux, lorsqu’ils avaient en leur libre possession les mines d’or et d’argent des montagnes scandinaves. Au reste, on conçoit sans peine que de semblables richesses ne font point la fortune des chercheurs de trésors ; ce qui n’empêche pas cette estimable classe d’industriels de fouiller les peulvans et les dolmens, et de bouleverser les plus curieux monumens de nos campagnes ; comme s’il n’était rien, à la fois, de plus défiant et de plus crédule que la cupidité[7].

En remarquant que la croyance, où l’on est vulgairement, que les trésors cachés sont placés sous la sauve-garde et la défense des Esprits, a été favorisée par son alliance avec le merveilleux de la féerie, accréditée ensuite par les idées du christianisme, qui considère les richesses et les biens de ce monde comme les pompes et le domaine de Satan, il n’est point inutile de rappeler que cette croyance est encore une de ces nombreuses superstitions qui remontent jusqu’aux dogmes de l’antiquité classique. On voit au Louvre, dans le musée des Antiques, un autel consacré à Jupiter gardien et au Génie des Trésors, par C. Julius, affranchi d’un empereur[8]. Il était d’usage, en effet, d’enterrer, avec les richesses enfouies, une petite idole chargée de leur défense et de leur conservation, et dont, sans doute, on ne pouvait violer le droit protecteur sans se rendre coupable d’un sacrilège, mais dont on tentait de désarmer le courroux par une pieuse offrande, quand le hasard vous avait départi quelque heureuse découverte.

C’est vraiment une considération curieuse, dans l’histoire des superstitions, que la persistance des préjugés qui obscurcissent l’intelligence, et pèsent sur la conscience humaine, et la persistance des passions, non moins tenace que celle des préjugés. Quelque chimériques que soient les croyances relatives aux trésors cachés, comme elles offrent à l’illusion un point d’appui matériel, qu’elles irritent d’une apparence de réalité l’ardeur d’un espoir cupide, elles ne pouvaient manquer de trouver de nombreux adeptes parmi cette population désireuse qui n’a point d’autre richesse que ses rêves ! On peut affirmer que, dans la Normandie, il n’y a pas un village, pas une ruine, pas un emplacement dont l’ancienne occupation soit démontrée par des traditions plus ou moins véridiques, où l’on ne vous indique des trésors supposés[9]. Un fait avéré donne naissance à mille contes absurdes, qui surchargent l’imagination de la multitude ignorante de fausses espérances et de vaines terreurs, et font, des rêves de sa cupidité, un cauchemar plein d’angoisses. — À tel endroit, vous dit-on à chaque pas, dans telle pauvre chaumière, il y avait un trésor caché ; le diable s’y montrait chaque jour, sous la forme d’un chien ou d’un animal inconnu. On commença alors à faire des perquisitions pour trouver le trésor ; mais, à mesure que les travailleurs avançaient dans leur opération, ils étaient troublés par des cris horribles, par des apparitions effrayantes ; le fantôme de la personne à qui avaient appartenu les richesses enfouies, ne cessait d’errer à l’entour, en réclamant des prières pour le salut de son ame. Le trésor a été découvert, mais ceux qui l’ont enlevé de sa cachette sont morts misérablement avant l’année révolue !… Cette terrible catastrophe ne dissuade pas cependant de la préoccupation de faire une heureuse rencontre ; il est vrai qu’on peut donner le change à la vengeance des esprits infernaux, en faisant tirer le trésor trouvé, par un cheval, un chien, ou quelque autre animal propre à cette fonction expiatoire, c’est-à-dire à peu près impropre à toute autre. Nous avons eu un exemple remarquable d’asservissement à ce préjugé, lors de la découverte d’un trésor antique, faite à Berthouville, petite commune près de Bernay, le 21 mars 1830. Ce trésor, qui se composait d’environ soixante-dix objets en argent : de vases, de patères, de figurines, etc., fut révélé d’une manière tout-à-fait fortuite. Une tuile romaine, placée debout, à un demi-pied de la surface du sol, arrêta la charrue d’un villageois qui labourait son champ. Pour se débarrasser de cet obstacle, le laboureur emprunta la pioche d’un ouvrier voisin, et parvint facilement à arracher cette tuile ; il put alors contempler sa riche trouvaille ! Mais la joie ne troubla point sa présence d’esprit ; à l’aide de la pioche, il arracha, sans y porter les mains, le précieux dépôt de sa cachette, le fit entrer dans un sac, et le chargea sur le dos de son vieux cheval, victime innocente, dévouée au sacrifice[10] !

Tous les possesseurs de trésors ne sont pas aussi hasardeux que le propriétaire de Berthouville. Quand on soupçonne qu’un trésor est caché dans une maison, ceux des habitants qui sont un peu inquiets du salut de leur corps ou de leur ame, vont consulter un prêtre, parce que son ministère lui donne droit de subtiliser à Satan toutes ses richesses[11]. Le prêtre, comme on doit s’y attendre, refuse de se prêter à ce manège superstitieux : mais on se garderait bien alors d’interpréter son refus par un motif raisonnable ; on l’explique plutôt par des insinuations assez peu flatteuses, quoique très discrètes, en répétant tout bas que le prêtre ne s’est pas trouvé assez pur pour tenter l’œuvre qu’on réclamait de lui. Mieux avisé, après cette tentative malheureuse, on s’adresse aux chercheurs de trésors, que le paysan normand ne désigne point autrement que par l’épithète semi-diabolique de sorciers, qui donne la mesure du pouvoir occulte qu’il leur suppose. Les sorciers, chercheurs de trésors, sont toujours assez damnés pour affronter le diable ; aussi ne manquent-ils pas de découvrir les trésors et de s’en emparer frauduleusement, aux lieux même où jamais trésor ne fut caché ; c’est-à-dire qu’ils préfèrent, après avoir soutiré quelqu’argent à ceux qui les font travailler, passer pour exercer une industrie de fripons, plutôt que de laisser croire qu’ils font un métier de dupes.

Mais, de ce que nous voyons ici le génie des chercheurs de trésors se mettre au service des hallucinations les plus absurdes, des crédulités les plus niaises et des inductions les plus erronées, il ne faut pourtant rien inférer de désavantageux sur l’importance et la dignité de la profession en elle-même. L’historique des chercheurs de trésors leur offre plus d’un motif de se prévaloir : l’antiquité de leur origine mérite d’abord d’être citée, puisque le code Justinien mentionne leur existence, en prohibant, par une loi spéciale, l’emploi de la magie dans leurs opérations[12]. En dépit du code Justinien, et des excommunications foudroyantes auxquelles ils ont été en butte, les chercheurs de trésors se sont multipliés et propagés par toute la terre. Il n’est point de contrée, quelque lointaine et inconnue qu’on la suppose, qu’ils n’aient soumise à leurs cupides investigations. Au Mexique et au Pérou, on les rencontre sur les chaînes de montagnes, à la source des fleuves, aux lieux jadis habités, cherchant les filons de métal, les pépites d’or, ou les richesses enfouies des Incas. Ailleurs, sur les rivages solitaires de l’île de la Tortue, au fond des criques sauvages de la côte de Manhattan ou de Long-Island, on les retrouve, sous le nom de Monney-diggers, interrogeant chaque arbre, chaque rocher, et palpitant d’espérance et de joie s’ils viennent à découvrir quelques caractères bizarres et mystérieux, indice certain que de hardis boucaniers ensevelirent jadis leurs trésors près de cet endroit. On les suit, enfin, à la trace de leurs dévastations, dans le nord de l’Europe, en Sibérie, et jusqu’au milieu des steppes immenses de la Tartarie ; on les voit occupés à ouvrir ces collines factices, vastes tombeaux où dorment les hordes de Tartares qui ravagèrent l’empire romain, et qui voulurent être inhumés avec les masses incalculables de métaux précieux dont ils avaient dépouillé le monde[13]. La révolution française, avec son émigration et ses proscriptions, leur a ouvert une mine féconde et nouvelle, que de long-temps ils ne cesseront d’exploiter, mais sans renoncer pour cela aux chimériques espérances que d’antiques traditions leur ont léguées ; ils vont redemandant, avec une persévérance infatigable, à la Bretagne ses trésors druidiques, à la Normandie les richesses enfouies par les Anglais, lorsque, sous Charles VII, ils furent brusquement forcés d’abandonner cette province[14]. Malheureusement, les Anglais ont mis en usage toutes les ressources de leur génie prudent et inventif, pour dépister la cupidité normande. Il y a, dit-on, près de la rue Glatigny, à Toutainville, commune située dans le canton de Pont-Audemer, des carrières où la tradition entasse des monceaux d’or. Mais les Anglais ont su rendre ces souterrains invisibles à tous les regards, sans quoi la rue Glatigny serait devenue le pays des bienheureux, l’Eldorado de la Normandie. Suivant l’assertion d’un vieux livre dont on parle avec foi dans le pays, il y aurait aussi, dans la commune de Foulbec, canton de Beuzeville, un immense trésor enfoui par les Anglais, sur une côte dite des grandes Bruyères, où se trouve un grand nombre de tuiles romaines. Pour ce trésor là, il est bien entendu que les sorciers ou autres chercheurs de trésors n’auront rien à y prétendre. Le vieux livre a insinué à quel charitable emploi cette future trouvaille doit être destinée, en disant qu’elle suffirait à nourrir, pendant douze ans, les habitans de la commune[15]. Voilà donc une bonne prétention à faire valoir pour les habitans de Foulbec ; car la vertu des maléfices ne saurait être éternelle. Nous avons, d’ailleurs, une preuve que les cachettes des Anglais peuvent quelquefois être surprises. À la fin de l’année 1830, on trouva à Planquery, plus de huit cents pièces de monnaies frappées en France, par les Anglais, vers 1430 ; il est vrai que ce n’étaient que des pièces de billon, et pour cette cause peut-être, on avait épargné les sortilèges qui devaient les protéger[16].

Nos modernes chercheurs de trésors ne se contentent plus, pour arriver à leurs fins, d’employer les pratiques usées de l’art cabalistique et les expériences suspectes de la baguette divinatoire. Un exemple remarquable nous a prouvé que le perfectionnement de leurs procédés correspond aux plus lumineux progrès de la science.

Au temps de leur prospérité, les Templiers avaient fondé, au Grand-Andely, une maison de leur ordre. Or, un des habitants actuels du bourg que nous venons d’indiquer, connaisseur érudit des antiquités de sa localité, s’est persuadé, d’après des conjectures plus ou moins fondées, que, lors de la persécution générale dirigée en France contre les Templiers, ceux des Andelys, avant de fuir et de se disperser, avaient enfoui leurs trésors en quelque endroit du voisinage. Notre Normand songeait souvent que la découverte de ces richesses, ensevelies tout à la fois dans les profondeurs de la terre et dans les abîmes de l’oubli, serait un excellent coup de fortune ; mais il était trop prévoyant pour entreprendre à l’aventure une recherche aussi hasardeuse, et d’un esprit trop raffiné pour se laisser duper par les insignifiantes jongleries des sorciers. Cependant, les prodigieux résultats du magnétisme, confirmés et prônés par les savants, attirèrent son attention, gagnèrent sa confiance. Bientôt notre industrieux spéculateur, transformé en une sorte d’adepte mystique, rassemble autour de lui les sujets qu’il veut dévouer à ses expériences, puis commence à magnétiser avec une ferveur qui paraît un gage assuré de succès. D’un autre côté, les somnambules, ou supposées telles, se sont prêtées parfaitement aux vues de leur initiateur. C’est d’après les indications journalières qu’elles lui fournissent, que celui-ci a fait perforer, en tous sens, une colline située dans le voisinage de l’hôpital, et dont les flancs avares recèleraient, dit-on, les richesses qui sont devenues l’objet d’une si âpre convoitise. Vingt mille francs ont été dépensés, déjà, en recherches infructueuses. Cependant, notre industriel n’est point encore au bout de son crédit ni de ses espérances, en sorte que nous ne pouvons faire connaître à nos lecteurs le résultat définitif de cette bizarre et nouvelle spéculation.

Dans le département de la Manche, on croit qu’on peut arriver à la découverte des trésors cachés, par un moyen plus simple qu’aucun de ceux que nous avons indiqués, et qui ne doit amener nul fâcheux résultat, soit pour la conscience, soit pour la vie. Les Chiens noirs, dit-on, à qui est confiée la garde des trésors, se rendent parfois le soir dans quelque demeure du voisinage. Si les habitants de la maison se montrent hospitaliers, s’ils ne s’éloignent point avec répugnance du chien noir, s’ils lui donnent libéralement à manger, celui-ci finira par parler, c’est-à-dire conduira son hôte à la mystérieuse cachette, et lui permettra de lever le trésor sans qu’il lui en arrive aucun mal. On cite, dans certains villages, des personnes enrichies de cette façon[17].

Chaque trésor caché a son histoire ; car il se lie toujours, à l’existence ou à la découverte d’un trésor, certaines particularités surprenantes et dramatiques : traits d’imagination empruntés, comme nous l’avons remarqué déjà, au système des croyances générales. Nous avons rassemblé ici quelques-uns de ces épisodes, dont nous pouvons garantir l’authenticité traditionnelle.

Dans le bois du Manoir-Fauvel, et au-dessus du sol, il y a une pierre qu’on n’a jamais pu soulever. Un animal, sujet à des transformations très capricieuses, fait sentinelle, la nuit, à cette place. Si un cavalier vient à passer par là, l’animal se jette en croupe derrière lui. Dès qu’il sent ses flancs pressés par ce fardeau diabolique, le cheval s’élance et va un train d’enfer, tant que la nuit dure. À l’approche du jour, l’animal descend, le cheval reprend son allure ordinaire, le voyageur se remet en sa route. De ces espiègleries du diable, les croyants préjugent qu’il y a de quoi, c’est-à-dire un trésor sous la pierre du Manoir-Fauvel.

Autrefois, il y avait un trésor caché dans la propriété dite du Fourneau, à Sainte-Croix-sur-Aizier ; il était gardé par un animal ressemblant à une oie. Un villageois, dont les descendants habitent encore le pays, aperçut, certain jour, l’oie suspecte perchée sur le pignon de la maison. Notre homme avait pris part à des libations assez copieuses, et son courage naturel se trouvait exalté par l’influence du gros cidre. La vue de l’oie le taquinait au point qu’il se prit à ramasser des pierres, puis à les jeter, l’une après l’autre, à la bête damnée. Celle-ci reçut cette aubaine brutale comme une pluie de dragées, ne bougea point de place, se contentant de répondre à chaque coup de pierre par une gracieuse salutation. Mais la nuit suivante, l’oie se vengea bien du mal-intentionné paysan ; elle vint, avec un petit sifflement très reconnaissable, se pelotonner sur sa poitrine, lorsqu’il s’apprêtait à dormir, et demeura dans cette position jusqu’au matin.

Il n’y a plus d’oie ni de trésor au Fourneau, depuis une quarantaine d’années. Le propriétaire du lieu parvint à savoir en quel endroit était caché le trésor, qu’il fit prudemment déterrer par sa sœur, et traîner ensuite par son vieux cheval. La sœur et le cheval sont morts dans l’année, l’oie est disparue ; si bien que le frère, comme il l’avait projeté, a pu garder la somme des richesses sans partage ni discussion.

À l’Épine-de-la-Haule, dans la commune de Bourneville, un bœuf gardait un trésor. Un homme du pays, qui cherchait à emprunter de l’argent, reçut cette réponse d’un de ses voisins : Eh ! va en demander au bœuf de la Haule, Les misérables se laissent tenter par les ressources les plus hasardeuses ; l’emprunteur, éconduit avec un mauvais conseil, se résigna à le suivre ; il s’en alla par-devant le bœuf adresser son humble supplique. Le gardien mystérieux ne fit point la sourde oreille : « Il y a six livres sous un de mes pieds, répondit-il aussitôt ; viens les chercher si tu l’oses. » Mais le ton, plutôt encore que les paroles, apprit assez à notre villageois que la tentative n’était pas bonne à faire. Depuis cette aventure, on disait proverbialement d’un emprunteur qu’on évinçait : Il s’est adressé au bœuf de la Haule. Le trésor de l’Épine-de-la-Haule a été enlevé une nuit de Noël.

Dans la commune de Vatteville, à l’entrée de la forêt de Brotonne, se trouve un tertre qui paraît être un tumulus, et qu’on appelle la butte à l’écuyer. Un trésor est gardé en cet endroit par des animaux étranges. Quelquefois, le trésor est mis à découvert aux yeux des passants, mais les animaux ont toujours soin d’effrayer ceux qui tenteraient de s’en emparer. C’est ainsi que deux voyageurs furent suivis, un soir, depuis la butte à l’écuyer jusqu’à la Vacherie, sur la commune d’Aizier, par un animal mince et de formes déliées, qui, arrivé en ce lieu, prit tout-à-coup une taille gigantesque, s’approcha de la falaise, et se précipita dans la Seine avec un épouvantable fracas. On a plusieurs fois essayé de faire des fouilles à la butte à l’écuyer, mais les animaux ont toujours su écarter les travailleurs, et remplir les excavations qu’on avait creusées[18].

Dans la commune de Tourville, il y a, au hameau de Pincheloup , la fosse du trésor, gardée par le diable. Avant la révolution, on envoya la garnison de Pont-Audemer y faire des fouilles[19] ; mais on ne nous a point appris si le succès couronna cette expédition.

À Barneville, département de l’Eure, un ouvrier, en faisant les fondations d’un fourneau à briques, trouva, dit-on, il y a une vingtaine d’années, un coffre rempli de dentelles, et un chaudron plein de pièces d’or. À la suite de cette découverte, l’ouvrier fut attaqué d’une fièvre occasionnée par la frayeur que lui causait cette idée : qu’il n’avait pu s’emparer d’un trésor caché sans devenir la proie du diable. En peu de jours, le pauvre villageois fut conduit au tombeau, et ses compatriotes, aussi entichés que lui de préjugés superstitieux, ne manquèrent pas de donner à sa mort une explication chimérique : La tradition annonçait, disait-on, l’existence d’un trésor caché sur le territoire de la commune de Barneville ; treize jeunes gens de ce village se réunirent pour aviser aux moyens d’obtenir du diable la découverte de ce trésor. Ils complotèrent d’abord de faire dire une messe à rebours, et chose inouïe, un prêtre ne craignit pas de prêter son ministère à cette messe sacrilège. Mais, au moment solennel de la consécration, la colère du ciel se manifesta par un signe éclatant : une nuée de mouches descendit sur l’autel, environna le prêtre, qui fut, pendant quelques instants, soustrait aux regards des assistants. C’était là un avertissement miraculeux, bien propre à faire rentrer les coupables en eux-mêmes ; cependant ils n’en tinrent pas compte, ou plutôt ils regardèrent ces prodiges menaçants comme autant de garanties de leur alliance avec Satan, et, par conséquent, du succès de leur entreprise. À l’issue de la messe, ils déposèrent douze boules rouges et une noire dans une urne, et se préparèrent à tirer au sort ; celui d’entre eux qui amènerait la boule noire devait se vouer au démon pour être mis en possession du trésor, que ses compagnons se réservaient de partager. Ce pacte explique suffisamment comment on arriva à la découverte du trésor, et comment l’auteur de cette découverte mourut, peu de temps après, des tortures que lui fit éprouver le diable, impatient de se saisir de sa proie.

Le fond d’Orival, situé dans la vallée de Fécamp, près de Colleville, renferme des grottes où sont cachés, dit-on, des trésors. Pour conjurer l’esprit infernal qui veillait en ce lieu, on s’y rendait autrefois en procession, à certaines époques de l’année. Mais, au moment de pénétrer dans les grottes, la sainte bannière se trouvait toujours retenue par une main invisible. Ni l’eau bénite dont on aspergeait avec profusion les parois du souterrain, ni le chant des hymnes pieuses entonnées en chœur par toute l’assistance, n’avaient le pouvoir de déjouer le charme diabolique. N’ayant pu triompher de l’ennemi, on imagina sagement de le confiner à tout jamais dans son antre, au moyen d’un mur très épais, fortifié encore de barreaux de fer[20].

Près du bourg de Briquebec, est une montagne nommée Brémont ; la tradition rapporte qu’une ville du même nom existait en ce lieu. Des cavernes, ajoute-t-on, sont creusées dans la montagne, elles renferment d’immenses trésors gardés par une truie qui vomit des flammes. Un Italien entreprit de combattre cette sentinelle d’une nouvelle espèce ; mais il eut affaire à si forte partie, qu’il se vit contraint de se retirer honteusement[21].

Dans la commune de Boulon, se trouvent les ruines d’une chapelle dépendante de l’ancien château disparu des seigneurs du Thuit. Les vieilles traditions locales, qui parlent beaucoup de trésors enfouis jadis sous ces ruines, supposent qu’ils en ont été enlevés, il y a environ trois siècles, par les religieux de l’abbaye de Barbery, située à peu de distance[22].

À une demi-lieue de Fiers, non loin de la forêt d’Halouse, dans la commune de la Lande-Patry, on voit l’emplacement d’une ancienne forteresse qu’entouraient des fossés profonds remplis d’eau, et que défendaient d’énormes murailles de cinq pieds d’épaisseur, d’une maçonnerie, presque indestructible. Ce châtel était occupé jadis par les seigneurs de la Lande, compagnons de Guillaume-le-Conquérant, quand il partit pour l’Angleterre. Le dernier des seigneurs de cette race a laissé un renom exécré, que perpétue une tradition fabuleuse : Au milieu de la motte sur laquelle se dressait la forteresse, doit exister, selon les gens du pays, un puits qui renferme les bijoux, l’argenterie, tous les trésors du Ganne[23], dont la contrée a jadis subi le joug. D’autres richesses sont encore cachées sous les fondements du château. Une vieille femme, qui pénétra, il y a plusieurs années, parmi ces ruines, trouva un grand vase ouvert, rempli d’or, avec un chapelet posé dessus, comme un talisman protecteur. La peur luttant avec la convoitise chez la pauvre vieille, elle se saisit seulement du chapelet, et s’en vint chercher son mari pour recueillir l’or. Mais, triste désappointement ! Quand les deux époux arrivèrent, ils ne trouvèrent plus rien de ces trompeuses richesses. C’est que, le chapelet enlevé, le diable avait pu reprendre ses droits sur l’antique trésor ; et puis, le Ganne, disait-on, avait livré lui-même son héritage à Satan, sans doute à titre de redevance[24].

Le trésor magique que garde l’Homme blanc, dans les souterrains du château de la Robardière, nous a été révélé par une tradition druidique, parfaitement caractérisée.

Le château de la Robardière, autrement dit la forteresse des comtes Robert, est situé sur la lisière méridionale de la forêt de Dreux. Cette forteresse avait été bâtie, dit-on, sur les fondements d’un temple druidique ; elle est maintenant en ruines ; mais ses caves souterraines n’ont point été endommagées par le temps. Leur étendue est telle, que, parmi les personnes qui y sont descendues, aucune n’a pu en trouver le bout. Au fond de l’une de ces caves, se trouve un caveau fermé de portes de fer, renfermant le trésor immense dont l’Homme blanc est le gardien vigilant.

L’Homme blanc est un resplendissant fantôme qui fait ses apparitions aux plus beaux anniversaires de l’année, aux fêtes de la Vierge, surtout à celles de la Conception et de la Nativité. Tantôt il plane sur les ruines du château, tantôt il se repose sous les arbres séculaires de la forêt, ou sur trois énormes pierres brutes gisant à travers une avenue qu’on appelle, à cause de cela, le chemin de la Pierre-Levée. Quelquefois l’Homme blanc se transforme en dragon volant ou en globe lumineux, emblèmes de la divinité chez les Celtes. Lorsqu’il se montre sous forme humaine, sa taille est de six à huit pieds ; il est vêtu d’une longue robe blanche ; sa tête est aussi couverte d’un voile blanc, ou, quand elle est nue, sa longue chevelure d’un blond d’or flotte sur ses épaules, et une couronne de feuillage ceint son front. Au lieu d’une robe, il revêt quelquefois une peau de mouton d’une laine épaisse et très blanche ; sa main est armée d’un long bâton, en signe d’autorité. L’Homme blanc est paisible et inoffensif ; jamais son courroux ne s’allume que pour ceux qui attentent à son trésor. Gardien implacable, il est cependant, dans le cours de l’année, une heure d’exception où il doit abdiquer ses droits ; le jour de Noël, pendant la messe de minuit, tous les trésors sont affranchis de leurs gardiens ; le caveau de fer voit s’ouvrir ses portes formidables ; chacun peut entrer et puiser à son aise. Malheur, toutefois, à ceux qu’un désir avide retiendrait trop long-temps en ces lieux ! Aux dernières paroles du service divin, les portes du caveau se referment subitement, sans laisser passage à un gémissement, à un soupir[25]. La terreur qu’inspire l’éventualité d’une pareille catastrophe, n’a pas peu contribué à conserver la tradition des trésors du caveau souterrain ; par prudence, il vaut mieux croire que d’aller y voir.

Voici une variante assez singulière des histoires de trésors cachés sous les débris d’anciens châteaux : Dans la commune d’Appeville-Annebaut, canton de Monfort, près de Pont-Audemer, on voit encore quelques restes du magnifique château que le fameux Claude Annebaut, amiral de France sous François Ier et Henry II, voulut se faire construire, mais qu’il conçut sur un plan si gigantesque, qu’il ne put en mener à fin l’entreprise. Il y a une quarantaine d’années, ce château existait encore tel que l’avait laissé son fondateur ; mais aujourd’hui il n’en subsiste plus que deux énormes monceaux de maçonnerie, renfermant deux ou trois appartements et un bout de corridor. À l’époque où l’on construisait cette orgueilleuse demeure, le peuple, qui n’osait s’expliquer les lenteurs du travail par un motif qui parût mettre en question la puissance du noble seigneur d’Annebaut, prétendait que le diable s’était mêlé de l’entreprise, et qu’il démolissait, pendant la nuit, l’ouvrage achevé durant le jour. Bien loin de supposer que l’argent ait manqué, il répète aujourd’hui qu’un trésor a été laissé dans les fondations. Ce trésor, renfermé dans un coffre, surnage au-dessus des eaux qui ont pénétré dans les appartements inférieurs ; nul ne pourra jamais s’en emparer, car celui qui, après avoir approché du bord, tenterait de le saisir, serait entraîné au fond de l’abîme par une force surnaturelle, contre laquelle même une lutte désespérée ne saurait prévaloir[26].

Voici un autre exemple de trésors magiques, tout-à-fait différent de ceux que nous venons de citer, et qui paraît se rapprocher du merveilleux de la féerie : Il y a un champ, dans un village des environs d’Alençon, qui, à certain jour, et au lever du soleil, paraît tout couvert de pièces d’or et d’argent. Les louis d’or se cueillent à la rosée du matin, dit le proverbe ; mais ceux-ci pourtant ne sont qu’une apparence mensongère, et, quelque vigilant que soit le convoiteux, il ne pourra rien saisir, à moins qu’il ne soit muni de quelque objet béni : médaille, croix ou chapelet. En jetant cet objet dans le champ, les pièces qu’en tombant il aura touchées deviendront réelles, et pourront être recueillies par celui qui aura mis cette ruse en usage.

Dans le canton de Briquebec et en d’autres lieux, on raconte que de pauvres villageois, en marchant la nuit, ont aperçu sur la terre des rubans ou des monceaux d’argent. Lorsqu’ils se baissaient pour les ramasser, ils ne trouvaient plus rien à saisir sous leurs doigts avides Ces richesses si attrayantes n’étaient que des illusions[27].

D’autres champs, en Basse-Normandie, paraissent également couverts de pièces d’or et d’argent, mais celles-ci sont bien réelles ; on peut les recueillir, à condition de ne pas les perdre de vue jusqu’à ce qu’on ait, en se retirant, franchi certaines limites, sans quoi, tout ce que l’on tenait, disparaît aussitôt. Ainsi, selon une tradition orale qu’on nous a rapportée, une petite fille, qui gardait son troupeau près d’un de ces terrains magiques, ayant aperçu la brillante moisson, se mit à ramasser tout ce qu’elle put, et, sans perdre de vue son trésor, allait l’emporter, lorsqu’elle entendit tout-à-coup une voix qui criait : « Gare les brebis, à l’avoine ! ». Elle tourna instinctivement la tête, et sa précieuse récolte était disparue.

Cette dernière tradition présente une remarquable analogie avec celle qui règne, en Irlande, sur les Cluricaunes, petits nains, possesseurs de trésors qu’on peut les forcer de révéler, si, lorsqu’on les attrape, on ne les perd pas un instant de vue, mais qui parviennent toujours à vous échapper, par une surprise analogue à celle que nous venons de rapporter.

À Athis, près des ruines mal famées d’un ancien château, se trouve une ferme où les mauvais esprits font de temps à autre des apparitions. Un matin, la cour de cette ferme parut comme pavée de pièces d’argent. Deux valets qui sortaient de la maison furent témoins du miracle. Frappés d’étonnement, ils rentrèrent pour se consulter avec leurs maîtres au sujet de cette prodigieuse fortune ; mais, lorsqu’ils retournèrent sur le seuil de la porte, ils ne trouvèrent plus rien. La leçon, que l’on peut tirer de cette espèce de contes, sur la vigilance absolue que réclame la conservation des richesses, est très propre à flatter, à encourager même la tenace cupidité, particulière aux Normands.

Les fameux souterrains de la tour de Neaufles ont donné lieu à une tradition qui offre quelques points de ressemblance avec celle du château de la Robardière. La tour de Neaufles est aussi une forteresse ruinée, située à une lieue du château de Gisors ; on dit que ses souterrains communiquent avec ce château, en passant sous le lit de la rivière qui l’en sépare.

Le grand souterrain de Neaufles, comme celui de la Robardière, recèle un trésor magique, enfermé sous des grilles de fer, d’un travail merveilleux. L’auteur d’une notice insérée dans le Mémorial des Sciences et Arts, rapporte le témoignage d’un ouvrier qui, ayant travaillé dans les souterrains de Neaufles, prétendait avoir vu et touché ces belles grilles[28]. Elles forment une barrière impénétrable qui, suivant le dire des anciens du pays, défend l’entrée d’un temple magnifique. Ce temple est consacré au Veau d’or, dont l’image resplendissante s’élève au fond du sanctuaire. Un amas de richesses, à rebuter la soif de l’avarice même, est étendu aux pieds de l’impure idole. L’or, l’argent, les diamants, les pierres précieuses, s’étalent à profusion sur les murailles et les plafonds du temple, comme autant de monuments de l’avidité insatiable des désirs humains ; il semble, en effet, que toutes les pompes de Satan, prohibées par la sainte pauvreté du christianisme, se soient réfugiées dans cet asile mystérieux ! Au reste, il n’est donné à nul être humain d’y pénétrer, même au péril de son ame ; Satan défend son sanctuaire par tous les prestiges de la magie ! Des ouvriers, qui avaient reçu l’ordre de déblayer les souterrains, ayant tenté de pénétrer sous ces voûtes ténébreuses, se virent forcés d’interrompre leurs travaux : des gouffres enflammés s’entrouvraient sous leurs pas ; l’air s’imprégnait autour d’eux de vapeurs fétides ; des apparitions hideuses fascinaient leurs regards, et ils entendaient mugir à leurs oreilles les grincements épouvantables de l’enfer irrité ! Mais le puissant exorcisme du jour de Noël peut encore une fois réduire tout ce prestige à néant. À la lecture de la généalogie, qui se fait à la messe de minuit, les grilles de fer du souterrain s’ouvrent silencieusement, de peur de réveiller un écho délateur, tandis que le Veau d’or et ses richesses sataniques sont livrés, vaincus et sans défense, à la main audacieuse qui oserait s’en emparer ! Il n’est pas besoin d’ajouter que le téméraire qui affronterait les mystères du temple de Neaufles, courrait le même péril que celui qui tenterait une entreprise semblable dans le caveau de l’Homme blanc. Ainsi que nous l’avons remarqué déjà, toutes ces belles légendes merveilleuses, tous ces beaux contes de la féerie, ont des conclusions dérisoires ! ils ressemblent, par là, aux rêves du sommeil, qui n’atteignent jamais au dénouement suprême ! Mais peut-être est-il bien qu’il en soit ainsi, que l’idéal soit mis sous la défense de l’impossible, afin que nous soyons provoqués à la poursuite de la réalité ; car si les rêves n’étaient pas railleurs, mobiles et fuyants, l’homme ne voudrait jamais que rêver.

Il serait difficile de faire l’énumération complète de tous les trésors que la tradition signale en Normandie ; cependant, à la suite de ceux que nous mentionnons dans cet article, il faut ajouter ceux que M. Pluquet a indiqués dans son recueil des superstitions populaires du Bessin : à Saint-Vigor, un veau d’or enfoui dans un banc de sable, lors de la destruction du temple de Belenus ; à Ver, une poule d’or et ses douze poussins, sous la chapelle de Saint-Gerbold. Sous la chapelle ruinée de Sainte-Catherine de Bar-le-Roi, à Noron, on cherche un tonneau de pièces d’or. À Rye, on a fait des fouilles auprès de l’église et de l’ancien château, afin de découvrir un trésor qui a été enfoui par les anciens seigneurs de Rye[29].

Sur le versant de la côte de la Vierge, aux environs de Fécamp, se trouve une immense excavation, nommée le Trou à la monnaie, à cause des trésors qu’elle renferme.

Dans le fond des Vaux, situé vers Yport, sont enfouis des canons remplis d’or et d’argent[30]. C’est avec cette mitraille précieuse que sont chargés aussi les canons enterrés à Bruneval, auprès de l’église, sous une épine blanche[31].

Les religieux de Jumiéges possédaient, à ce que l’on prétend, une somme immense, destinée à la rançon du roi, en cas de captivité. Ce trésor était caché de manière à ne pas être découvert, et l’endroit ne devait être connu que de quelques religieux, qui juraient de garder, sur ce dépôt, un secret absolu. Depuis la destruction de l’abbaye, il n’y a guère plus de chances de retrouver ce trésor, dont assurément les moines ne se seraient pas fait faute d’user, si son existence avait été autre chose qu’une ambitieuse présomption.

Le long de la côte d’Yville, aux environs de Jumiéges, existent plusieurs excavations, dont l’une, nommée le Trou de fer, est supposée recéler un trésor. Il y a environ une quarantaine d’années, un prétendu sorcier engagea les habitants du voisinage à creuser le rocher, dans l’espoir d’une riche découverte. On ne travaillait que la nuit, à la lueur des cierges bénits, et après avoir pris toutes les précautions indispensables pour se défendre des embûches du démon. Mais tous ces sages préparatifs furent en pure perte : le diable n’eut garde de se montrer, et le trésor demeura aussi invisible que lui[32].

Il est quelques trésors magiques qui se sont laissé dérober par la ruse ; mais c’était avec une bonne volonté si évidente, que leur prétendue magie est devenue une conjecture fort incertaine, même pour les plus croyants. On raconte, par exemple, qu’une statue magique fut découverte dans la Pouille, du temps que Robert Guiscard y guerroyait. Cette statue avait la tête dorée, et ces paroles étaient gravées dessus : Aux calendes de mai, quand le soleil se lèvera, j’aurai la tête toute d’or. Robert Guiscard fut très intrigué par cette énigme qui semblait promettre une heureuse chance à sa fortune de conquérant. Il rassembla tous les savants du pays pour les consulter ; mais aucun d’eux ne put résoudre en quel sens l’inscription de la statue devait s’entendre. Un Sarrasin, prisonnier de Robert, s’offrit alors pour l’interpréter, à la condition qu’on lui rendrait la liberté sans exiger de rançon. Après avoir obtenu sa demande, il recommanda au duc Robert qu’on observât exactement, au premier jour de mai, la place où la tête de la statue projetterait son ombre, assurant que, si l’on fouillait en cet endroit, on trouverait ce que l’inscription avait promis. On obéit ponctuellement aux recommandations du Sarrasin, et l’on trouva, en effet, à deux ou trois pieds de profondeur, à la place désignée, de grands trésors enfouis, qui servirent beaucoup à Robert, dans ses guerres d’Italie[33].

À propos de ces trésors dont la destinée est liée d’une manière indirecte à l’histoire de la Normandie, nous rappellerons ici que ce fut pour s’emparer d’un trésor antique, découvert par un gentilhomme poitevin, que Richard Cœur-de-Lion se fit tuer devant Chalus. Il est vrai que la trouvaille valait la peine d’être réclamée ; elle se composait, suivant quelques historiens, de douze statues d’or, représentant un empereur, sa femme et ses filles, assis autour d’une table également d’or. Cet exemple, ajouté à tous les autres, de la fatalité qui s’attache aux trésors cachés, doit détourner de toute recherche occulte ceux à qui peut suffire la médiocrité du sage. Quant aux téméraires, ils ont pour eux la sentence du fabuliste, appuyée de quelques exemples encourageants :

Fortune aveugle suit aveugle hardiesse !

  1. Mém. de l’Acad. celtiq., t. iv, p. 237.
  2. Le Loyer, Disc, des Spect., p. 367.
  3. Walter Scott, Rokeby, chant ii.
  4. Voyez, comme exemples des légendes dont nous donnons ici un aperçu : l’Histoire de la Pucelle de Bâle ; (Mémoires de l’abbé d’Artigny, t. iv, p. 1 et suiv. ;) — La princesse Mazurina, tradition du mont Hiéraple ; (Notice insérée dans les Mémoires de l’acad. de Metz, année 1828-1829, p. 363 ;) — La Dame Blanche captive, légende connue à Rougemont, village d’Alsace ; (Ant. de l’Alsace ; Haut-Rhin, par M. Golbéry, p. 91.) — La tradition des fées gardiennes des trésors existe aussi en Normandie : Dans une plaine qui s’étend entre deux petites communes des environs de Dieppe : Luneray et la Gaillarde, se rencontrent, notamment sur cette dernière commune, plusieurs puits très profonds ! on prétend que les fées y ont déposé leurs trésors ; elles apparaissent souvent la nuit dans cet endroit, et on les voit danser, pour charmer les ennuis de leurs veilles. (Guilmeth, Hist. comm. des environs de Dieppe, p. 91.)
  5. Cambry, Voyage dans le Finistère.
  6. De Gerville, Notice sur quelques objets d’antiquité ; Mem. des ant. de Normandie, t. iv, p. 291.
  7. Nous indiquons, au chapitre des Monuments druidiques, ceux qui sont réputés pour recéler des trésors.
  8. Visconti et Clarac, Description des Antiques, p. 120.
  9. L. Dubois, Annuaire statistique de l’Orne, 1809.
  10. Aug. Leprevost, Mém. des Antiq. de Normandie, années 1831-1833, p. 75.
  11. Les auteurs de la Biblioth. Germanique ont inséré, dans leur 44e vol., p. 138, une formule latine des exorcismes que l’on prononçait pour chasser les Diables gardiens des trésors cachés ; et M. Aug. Leprevost (Mémoire cité ci-dessus) a rapporté un exorcisme analogue, qui se trouve dans deux très anciens manuscrits de la Bibliothèque de Rouen, sous ce titre : Oratio super vasa in loco antiquo reperta.
  12. Lex unica de Thesaur., lib. X, § xv, Cod. Justinian.
  13. Gazette littéraire, septembre 1830.
  14. L. Dubois, Annuaire statistique du départ. de l’Orne, 1809.
  15. A. Canel, Essai sur l’arrond. de Pont-Audemer, t. II, p. 440.
  16. Pluquet, Contes populaires de l’arrond. de Bayeux, p. 23.
  17. P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec ; ( Annuaire de la Manche, 1832, p. 219.)
  18. Notes communiquées par M. A. Canel.
  19. A. Canel, Essai sur l’arrond. de Pont-Aulemer, t. I, p. 307.
  20. Fallue, Histoire de la ville et de l’abbaye de Fécamp, p. 8.
  21. P. Le Fillastre, Superstit. du canton de Briquebec, (Annuaire de la Manche, 1832.)
  22. Vaultier, Recherches sur l’ancien pays de Cinglais ; (Mém. des Antiq. de Normandie, année 1836, p. 52.)
  23. Ganne ou Gâne, dans la langue du moyen-âge, a la signification de traître félon ; ce mot se retrouve dans celui de Ganelon, qui est le nom d’un personnage que les romans du cycle de Charlemagne ont diffamé. Il y a, en Normandie, plusieurs châteaux gannes, c’est-à-dire plusieurs demeures seigneuriales stigmatisées de cet odieux surnom.
  24. Galeron, Rapport sur les Recherches archéologiques faites dans l’arrond. de Domfront ; (Mém. des Antiq. de Normandie, années 1829 — 1830.)
  25. Mém. de l’Acad. celt., t. iv, p. 456.
  26. A. Canel, Essai sur l’arrond. de Pont-Audemer, t. ii, p. 295.
  27. P. Le Fillastre, Superstit. du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832.)
  28. Mémorial des Sciences et Arts, tome ii, p. 518.
  29. Pluquet, Contes populaires de l’arrond. de Bayeux, p. 22.
  30. Falloue, Hist. de la ville de Fécamp, p.9 et 10.
  31. Normandie pittoresque, canton de Criquetot.
  32. L.-A. Deshayes, Hist. de Jumiéges, p. 194 et 215.
  33. Le Loyer, Disc. des spect., chap. 22, p. 465.