La Normandie romanesque et merveilleuse/09

J. Techener & A. Le Brument (p. 163-195).

CHAPITRE NEUVIÈME.

Monuments Druidiques.


Diverses espèces de Monuments druidiques ; origine du culte des Pierres ;
 singularités de certains Monuments druidiques de la Normandie ;
 persévérance du culte des Pierres, pratiques et croyances supers-
titieuses qui remontent à ce culte ; Pierres tournantes ani-
mées à minuit ; Pierres branlantes ou Logans ; érection
 des Pierres attribuée aux fées et aux géants ; Mariages
des trois Princesses ; Pierre de Saint-Cenery,
 Pierre d’État, Pierre des Bignes, Loge
 aux Sarrasins, les Gastines, etc. ;
 Tumulus de Fontenay-le
-Marmion, Monuments
 de Gargantua.

Séparateur



Les monuments auxquels on applique la qualification de druidiques, consistent dans ces fragments de rochers, ces pierres brutes et de dimensions énormes, ces blocs pyramidaux ou de forme accidentée, qui parsèment encore nos campagnes, et qui, dès la plus haute antiquité, furent extraits ou détachés du sol auquel ils avaient primitivement appartenu, puis transportés et érigés sur un emplacement de choix.

Ces monuments sont disposés de plusieurs manières différentes, et ils paraissent indiquer, par un perfectionnement de travail et d’art, la progression ascendante des idées qui ont présidé à leur érection. Dans l’ordre primitif se rencontrent d’abord les Monolithes, aux formes variées et irrégulières, tantôt couchés à plat sur le sol, et tantôt plantés verticalement. Cette différence de situation les a fait distinguer en deux classes : les premiers sont appelés Pierres posées, Pierres plates, Tables ; les seconds sont nommés Menhirs ou Peulvans, mots d’origine celtique, dont l’un signifie pierre longue, et l’autre pilier-pierre. Le peuple a encore appliqué, aux monuments de cette seconde espèce, les désignations de Pierres butées, Pierres fiches ou Pierres fichées. On comprend, sous le nom celtique de Dolmen, table-pierre, une sorte d’autels rustiques, composés de deux ou de plusieurs pierres assises perpendiculairement, qui supportent une autre pierre souvent aplatie et de grande dimension, posée dans un sens horizontal. Ces monumens ont reçu le surnom de Pierres levées ; dans leur forme la plus simple, ils sont appelés, en quelques endroits, Trépieds. Les Galeries couvertes ou Avenues consistent en deux rangées parallèles de pierres brutes, contiguës et plantées debout, sur lesquelles s’appuient, en manière de toit, de longues dalles ou des fragments de roches horizontalement alignées. Enfin, des Enceintes, d’une dimension plus ou moins considérable, formées de pierres plus ou moins volumineuses, disposées sur un plan symétrique, semblent présenter les premières ébauches d’un édifice régulier. Il faut encore classer, parmi les monuments druidiques les plus intéressants, les Tombelles ou Tumulus, monticules artificiels, composés d’une agglomération de cailloux, ou de monceaux de terre, et variant dans leur forme et dans leurs dimensions. On attribue aussi une origine druidique à une espèce singulière de monuments appelés Logans ou Pierres branlantes. Ce sont des pierres énormes, dont l’une est placée sur la pointe ou l’arête de l’autre, dans un équilibre si parfait, que le moindre effort suffit souvent pour mettre en mouvement la pierre supportée.

Avant de nous occuper des remarques particulières auxquelles peuvent donner lieu ces différentes espèces de monuments, il faut tenir compte d’un fait qui domine leur histoire ; c’est que la coutume d’ériger des pierres appartient à l’enfance de toutes les civilisations, et que, dans tous les lieux où cette coutume a été signalée, on a reconnu, en même temps, que les pierres érigées étaient considérées comme sacrées, qu’elles étaient l’objet d’un culte. L’histoire nous a conservé les noms génériques appliqués chez les peuples anciens aux monolithes divinisés. On les appelait Thoth chez les Égyptiens ; Bétyles ou Bethel dans la Palestine et la Syrie ; Hermès chez les Grecs ; Termes chez les Romains. Les nombreuses affirmations des voyageurs ne laissent pas à douter que ce fétichisme ne fût également habituel aux populations sauvages de l’Amérique[1]

Dès qu’il est prouvé, par la généralité du fait, que le culte des pierres ne se rapporte pas à un symbole particulier d’une religion quelconque, il paraît nécessaire de rechercher le motif qui a présidé à l’érection de ces pierres, pour déterminer l’origine de leur déification. M. Dulaure, qui a fait des recherches nombreuses et étendues sur l’origine des pierres divinisées, conjecture d’abord que ces pierres étaient extraites des montagnes sacrées auxquelles les peuples primitifs vouaient leurs adorations. Il faudrait, en conséquence, considérer les pierres érigées comme des fétiches artificiels qui étaient destinés à suppléer au petit nombre des fétiches naturels, et à transplanter en d’autres lieux leur vertu protectrice et leur influence religieuse. À l’appui de cette opinion, on a remarqué que la matière des pierres sacrées n’avait pas toujours été empruntée aux roches les plus voisines de l’endroit où ces pierres étaient dressées, mais que celles-ci avaient été, au contraire, transportées quelquefois d’un lieu éloigné, par un effort incompréhensible de travail et d’art. Nous pouvons citer, comme offrant l’exemple d’une semblable translation, un monument druidique de la Normandie : la Galerie couverte de Vauville, dans le département de la Manche. Les deux lignes de jambages de ce monument important, qui n’a pas moins de quarante pieds dans sa longueur actuelle, sont d’un quartz grenu, et elles ont pu être fournies par un rocher du voisinage ; mais, quant aux pierres du toit, qui sont en granit de la côte de la Hogue, on ne peut douter qu’elles n’en aient été apportées, soit par eau, soit par terre. D’après la tradition, on désigne la galerie de Vauville par le surnom de Roches-Pouquelas ou Pierres pouquelées, ce qui voudrait dire, suivant l’étymologie celtique : pierres qu’on adore. On se souvient, en effet, dans le pays, qu’on allait, autrefois, faire ses prières devant ce monument[2]. Ainsi les souvenirs du peuple s’accordent avec les démonstrations des savants, pour prouver que la galerie de Vauville, de même que les autres monuments d’espèce semblable, était le but d’une adoration superstitieuse.

Cependant, par opposition avec ces monuments, dont la matière a été l’objet d’une lointaine et difficile conquête, on pourrait citer un grand nombre d’autres pierres qui ont été érigées sur la montagne même d’où elles avaient été tirées, ou du moins sur des emplacements très rapprochés. Il s’ensuit qu’aucune probabilité ne donne à penser que ces pierres aient servi de fétiches artificiels. Donc, si quelques-uns d’entre les monuments druidiques ont été employés à cette fonction, il n’y a pas lieu de conclure pourtant que ce fût là leur destination générale.

Mais, outre le rôle de fétiches artificiels qu’il leur attribue, M. Dulaure considère encore que les pierres érigées ont dû avoir un emploi principal, auquel toutes les autres destinations qu’on peut leur supposer ont été subordonnées : c’est celui de bornes limitantes, c’est-à-dire qu’elles auraient été préposées, comme divinités tutélaires, à la garde des frontières dont elles auraient tracé la ligne de démarcation. Le savant auteur que nous venons de citer, rappelle que telle était, d’après les nombreux témoignages des poètes et des historiens de l’antiquité, la fonction des Termes et des Hermès. Il ajoute ensuite que la principale divinité des Celtes et des Germains était Mercure[3]. Ce Dieu n’était qu’une pierre brute, et l’on retrouve dans la composition de son nom deux mots synonymes : Merc et Our, qui, dans tous les anciens idiomes de l’Europe, ont été en usage pour signifier : marque, limite, frontière, et autres expressions analogues.

Tout en reconnaissant la justesse de ces observations qui nous signalent une des principales circonstances de l’histoire des pierres consacrées, il est encore permis de douter, cependant, au moins en ce qui concerne les monuments celtiques, que, dans le plus grand nombre de cas, elles aient été spécialement érigées à usage de bornes limitantes. Qu’on parcoure, en effet, une province comme la Normandie, où se rencontrent un si grand nombre de monuments druidiques, et il sera facile d’observer que l’assemblage de ces monuments ne figure point certains contours, n’enserre pas certaines divisions plus ou moins considérables de territoire, ainsi qu’il arriverait si ces pierres avaient été destinées à tracer une ligne de démarcation. Tout au contraire, tantôt les monuments celtiques s’isolent les uns des autres à des distances capricieuses et irrégulières ; tantôt ils se multiplient et se pressent, sans ordre apparent, sur un espace peu étendu, ainsi qu’en un lieu privilégié ; enfin, leur réunion semble avoir quelquefois pour but de tracer une configuration à laquelle on peut supposer un caractère sacré. Ainsi, les alignements de Carnac, par leur disposition singulière, représenteraient les ondulations que forme en se déroulant le corps du serpent. On a prétendu même appuyer cette assertion de l’étymologie de Carnac, qui voudrait dire : Colline du Serpent. En Normandie, il se rencontre un assez grand nombre de monuments druidiques, placés de manière à indiquer les pointes d’un triangle très développé. Une tradition particulière s’attache aux monuments ainsi disposés, et sert à les signaler.

Les observations nombreuses dont elles sont journellement l’objet, ne tendent point à démontrer qu’une fonction prédominante ait été assignée à la généralité des pierres druidiques. Toutes les idées civiles et religieuses que comporte l’enfance des peuples, se sont défendues et consacrées à l’aide de ces monuments de l’architecture primordiale. Au reste, en assignant des emplois divers et variés aux pierres celtiques, il est peu difficile encore d’expliquer comment elles auront été, sans distinction, converties en divinités. Même dans ses essais les plus informes, l’architecture a dû se révéler, d’abord, ce qu’elle est encore de nos jours, l’art imposant et glorieux, particulièrement destiné à produire les apothéoses Mais cet art, dont les premières applications consistèrent, sans doute, à sanctionner les choses divines, ou à diviniser les choses humaines, devint bientôt Dieu lui-même. Cette déviation superstitieuse n’a rien qui doive nous surprendre. L’erreur fondamentale du fétichisme et de l’idolâtrie n’était-elle pas de substituer à l’hommage, au culte pur de la Divinité, celui de quelques-uns de ses attributs matériels et souvent des plus infimes ? Par la même raison que, dans les religions primitives, le Créateur était sans cesse confondu avec la créature, le monument et son objet ne se distinguèrent point non plus l’un de l’autre. L’autel fut Dieu, le trône fut Roi, une table de pierre devint la Loi vivante. C’est qu’à ces époques où l’homme vivait encore dans une complète ignorance de lui-même et de ses propres facultés, il ne pouvait diriger les élans du sentiment religieux qui s’éveillait en lui, autrement que par l’aveugle influence de ses sensations, et non par le libre consentement de son cœur et de son esprit. Mais, ces erreurs même du sentiment religieux servirent à l’éducation providentielle de l’homme. L’intelligence humaine, à ces premiers âges du progrès, n’aurait pas su, lors même qu’elle l’eût préconçue, conserver l’idée de la Divinité dans l’abstraction des formes matérielles. Il fallait, pour qu’elle lui demeurât à jamais présente, que cette idée s’enveloppât sous une image familière ; qu’elle s’incarnât dans un fait permanent, quelque grossière que fût l’image, ou quelqu’insignifiant que fût le fait.

Le peu de variété que l’on observe dans les formes des monuments celtiques, et qui démontre qu’aucun effort n’a été tenté pour approprier chacun d’eux à sa destination spéciale, résulte moins peut-être de la faiblesse des conceptions de l’art à cette époque, que de l’empire d’une opinion superstitieuse. D’après les idées antiques, les pierres érigées par un motif religieux ne devaient pas être taillées ; les soumettre à l’action du travail humain, c’eût été leur porter une atteinte sacrilège. Aussi, à de très rares exceptions près, on ne découvre point les traces du ciseau sur les pierres celtiques de nos provinces. Ces pierres même ne sont chargées d’aucune espèce de figures ou d’inscriptions hiéroglyphiques, ainsi que cela était en usage chez les Égyptiens, les Grecs, les Hébreux et les peuples septentrionaux. En sorte que, parmi les monuments primitifs, ceux du druidisme, moins encore que tous les autres, pourraient nous procurer quelques notions du culte auquel ils ont été consacrés. Pour ne rien négliger, cependant, de ce qui doit prêter à quelques observations instructives, nous allons citer les monuments de notre province qui font exception à l’ordre général que nous venons d’indiquer.

Dans la commune de Saint-Sulpice-sur-Risle, près de l’Aigle, sur un coteau nommé Jarrier, se trouve un beau dolmen, dont la table, formée d’une agglomération de silex, est posée en plan incliné sur quatre supports de grès. M. Galeron, à qui l’on doit l’indication de ce dolmen, a remarqué, sur le support principal, quelques essais de sculpture, qui consistent seulement en quatre petites figures représentant des portions de cercle, dans lesquelles il a cru reconnaître une image grossière, mais cependant assez exacte, des phases de la lune[4].

Un autre dolmen, situé dans le bois de Saint-Laurent, aux environs de Mortagne, porte des traces de travail humain, qui semblent indiquer que ce monument était particulièrement destiné à servir d’autel sacrificatoire. D’après la description donnée par M. Vaugeois, on remarque, sur la surface de ce dolmen, deux enfoncements : le plus grand communique avec le moins considérable, au moyen d’une espèce de rigole. Ce dernier enfoncement est percé d’un trou qui traverse la table d’outre en outre, comme dans les autels tauroboliques[5].

Il existe encore quelques autres monuments en Normandie sur lesquels se trouvent des enfoncements que l’on a cru pratiqués de main d’homme ; ainsi le dolmen de la Ferté-Fresnel, dans le département de l’Orne, dit la Pierre couplée ; mais, surtout, l’on remarque sur un grand nombre de pierres celtiques : dolmens, peulvans ou menhirs, des espèces de sillons ou de rainures, qui traversent ordinairement ces pierres dans toute leur longueur. On a supposé que ces sillons avaient été creusés pour faciliter l’écoulement du sang dans les sacrifices religieux. Cependant, on pourrait leur supposer encore diverses raisons d’utilité, comme d’avoir servi, en l’absence d’autres instruments, à recueillir les métaux en liquéfaction, lorsqu’on fabriquait ces armes et ces ornements de bronze qui appartiennent aux antiquités gauloises.

L’examen des monuments du druidisme ne pouvant procurer aucune connaissance nouvelle sur ce culte, on est obligé de s’en tenir au peu de détails que fournissent à ce sujet les écrivains de l’antiquité. Il paraît certain que le druidisme embrassait le même objet que les autres religions primitives, c’est-à-dire l’adoration de la nature dans ses parties essentielles et dans ses phénomènes les plus frappants. Ainsi, les quatre éléments d’abord : l’eau, la terre, l’air et le feu, puis les montagnes, les astres, étaient considérés par les Druides comme autant de manifestations divines auxquelles était dû un culte. Ils avaient adopté le dogme de l’immortalité de l’ame et celui de la solidarité, dont ils déduisaient une cruelle conséquence : la nécessité des sacrifices humains. Ils étaient persuadés que la vie d’un homme pouvait racheter celle de son semblable, et que le courroux du ciel s’apaisait par l’effusion du sang. Ces croyances, qui, sur les points essentiels, se trouvent d’une conformité presque absolue avec celles de plusieurs peuples orientaux, n’auraient pas suffi, sans doute, pour mériter aux Druides le grand renom de sagesse qui leur a été accordé, s’ils n’avaient ajouté à leurs principes religieux les aperçus d’une poésie plus élevée et plus profonde que celle qui avait prévalu ailleurs, et qui était digne d’exciter l’étonnement et l’enthousiasme des étrangers admis à ses communications. Ce génie poétique des Druides s’est même révélé à nous, à travers les siècles, en présidant au choix des emplacements où sont dressées les pierres consacrées. C’est toujours dans les profondeurs des forêts, au sommet des rochers ou des montagnes, au bord des eaux, sous un cadre pittoresque, sauvage et grandiose, que nous découvrons ces monuments dont la masse brute et gigantesque émeut encore notre imagination de réminiscences mystérieuses et d’impressions solennelles.

Le culte des pierres divinisées persévéra, chez les Gaulois et les Germains, long-temps après l’établissement du christianisme, ainsi qu’il s’était maintenu dans la Grèce et à Rome, après l’introduction des Dieux orientaux ; les actes de plusieurs conciles et les capitulaires de Charlemagne en font foi par leurs prescriptions : « Un évêque, dit un canon du concile d’Arles, tenu en 452, qui néglige d’extirper la coutume d’adorer les fontaines, les arbres, les pierres, est coupable de sacrilège. » Un synode assemblé à Auxerre, en 578, renouvelle de virulentes attaques contre ces superstitions païennes. Un des premiers et des plus célèbres évêques de la Normandie, saint Ouen, successeur de saint Romain, s’efforce, par les vives recommandations de ses lettres pastorales, de détourner les habitants de nos campagnes d’une adoration impure envers les fontaines, les forêts et les pierres, et il enjoint, en même temps, de s’abstenir des pratiques sacrilèges qu’entraînait une semblable idolâtrie. Deux siècles plus tard, les mêmes abus subsistaient encore. « À l’égard des arbres, des pierres ou des fontaines, dit un capitulaire de Charlemagne, où quelques insensés vont allumer des chandelles et pratiquer d’autres superstitions, nous ordonnons que cet usage soit aboli ; que celui qui, suffisamment averti, ne ferait pas disparaître de son champ les simulacres qui y sont dressés…, soit traité comme sacrilège[6]. »

On retrouve encore, dans les coutumes traditionnelles, et dans les habitudes superstitieuses des habitants de nos campagnes, des vestiges curieux du culte rendu aux pierres, et des cérémonies du druidisme. L’usage de mettre au foyer, le jour de Noël, la plus énorme souche du bûcher, celui d’allumer de grands feux dans la campagne le jour des Rois, et celui de parcourir les champs en portant des Coulines, ou brandons allumés, sont autant de souvenirs des pratiques établies par les Druides, pour la célébration de la fête du soleil au solstice d’hiver. Une croyance très étrange, qui existe encore aujourd’hui, se rattache également aux traditions de cette époque consacrée : Ces divinités formidables qui s’incorporaient jadis aux pierres érigées, n’ont pas cessé de manifester leur présence miraculeuse ; Aussi, certains monuments druidiques, que l’on a surnommés, à cause de cette circonstance, Pierres tournantes ou tourneresses, s’animent et se mettent d’eux-mêmes en mouvement le jour de Noël, à l’heure de minuit. Nous trouvons à citer, en Normandie, un nombre assez considérable de ces pierres miraculeuses. Dans la commune du Bosgouet, canton de Routot, au hameau de Mallemains, sur le bord d’un bois voisin de celui de Perray et de la forêt de la Londe, on rencontre un tertre peu élevé, couronné par plusieurs sapins. Il renferme, dans sa cavité, une pierre brute couchée sur terre, d’environ six pieds de longueur, et de deux pieds d’épaisseur. Cette pierre est supposée faire une révolution sur elle-même, chaque année, la nuit de Noël. Mais on prétend, de plus, qu’un ancien propriétaire l’ayant enlevée de l’emplacement qu’elle occupe, à l’aide de trois cents chevaux, elle y revint de son propre mouvement la nuit suivante[7].

Sur les dépendances du château de la Martinière, qui s’élève près du bord de la Seine, à une petite lieue au-dessous de Caudebec, il existe une pierre que le peuple a distinguée des autres roches qui l’avoisinent, par le surnom de Pierre tournante et de Pain bénit. On a quelques raisons de supposer que cette pierre était de l’espèce des Logans, que nous décrirons ci-après[8].

Dans la commune de Condé-sur-Laison, arrondissement de Falaise, se trouve une pierre druidique, dite la Pierre cornue, à cause de la forme qu’elle présentait avant d’avoir subi quelques mutilations. Les habitants des environs ont observé qu’au premier chant du coq, à minuit, on voit la pierre magique s’ébranler et descendre vers la grande fontaine, située à quelque distance, pour s’y désaltérer[9].

Une pierre, située dans un des taillis les plus fourrés du bois qui couvre une partie de la commune de Gouvix, arrondissement de Falaise, tourne aussi, d’elle-même, tous les ans, pendant la nuit de Noël[10].

On compte, dans le département de la Manche, au nombre des pierres tournantes, les deux menhirs de Teurthéville-Hague, deux autres situés à Saint-Pierre-Église, le menhir de Cosqueville, le principal menhir de Montaigu-la-Brisette, le rocher naturel de Breuville, qui, sans doute, fut consacré aussi au culte druidique : ce rocher tourne trois fois lorsqu’il entend sonner la messe de minuit ; il renferme une petite caverne nommée la Chambre aux fées ; et enfin un peulvan détruit, qui se trouvait sur la route de Cherbourg à Valognes[11]. Dans le département de l’Orne, il existe deux pierres tournoires : l’une est un dolmen brisé, situé à la pointe de la presqu’île de la Courbe ; l’autre pierre, qui paraît avoir subi aussi un déplacement, se trouve sur la bruyère de Montmerrey[12].

La fête du solstice d’été était, comme celle du solstice d’hiver, tenue en grande vénération chez les Druides. De là, viennent toutes les croyances qui existent sur l’influence merveilleuse du jour de la Saint-Jean. En voici une, entr’autres, qui semble plus particulièrement se rattacher à une tradition druidique : Non loin des ruines du château de Montfort-sur-Rille, se trouve un tertre que l’on appelle la Butte qui sonne. On raconte, dans le pays, que les personnes à foi vive, qui visitent ce tertre la nuit qui précède la fête de Saint-Jean-Baptiste, y entendent les sons harmonieux d’une musique souterraine[13].

Il ne faudrait pas confondre les pierres tournantes avec les Logans ou Pierres branlantes, quoique ces dernières aient bien pu prêter à l’invention de la fable qui se débite sur le compte des autres. Il n’y a rien de surnaturel dans les Logans ou pierres branlantes. Ce sont, comme nous l’avons dit déjà, d’énormes pierres, superposées dans un équilibre si parfait, que le moindre effort suffit pour les mettre en mouvement. On est réduit aux conjectures sur l’usage et la destination des pierres branlantes. M. Dulaure a supposé, avec beaucoup de vraisemblance, que, des oscillations de ces pierres, on avait dû tirer des augures, comme les Grecs et les Romains en tiraient de petites figures et de guirlandes de fleurs, qui, suspendues à des arbres ou à des colonnes, étaient mises en mouvement, et qu’on nommait Oscillæ[14]. Les croyances qui existent, dans quelques-unes de nos provinces, au sujet des pierres branlantes, viennent en appui à cette induction. On est persuadé que ces chefs-d’œuvre d’équilibre sont destinés à faire connaître les maris dont les femmes ont trahi la foi conjugale, et les jeunes filles dont la vertu a failli. La pierre branlante du Yaudet, en Bretagne, s’appelle Roch-Werchet (la roche aux Vierges)[15].

Les Logans sont peu nombreux en Normandie : Dans le département de la Manche, deux de ces curieux monuments ont été enlevés pour servir à la construction du port de Cherbourg ; l’un était situé à Bretteville-en-Saire ; on suppose, d’après les indications, que l’autre occupait la limite des paroisses de Cosqueville et de Fermanville. La pierre supportée de ce Logan n’avait pas moins de cent pieds cubes, et, cependant, on la mettait facilement en oscillation, tant son équilibre était parfait. Une pierre branlante existe encore dans la commune de Lithaire[16], une autre dans le bois du Gast, à trois lieues au sud-ouest de Vire, et à une lieue du bourg de Saint-Sever, dans le voisinage d’un dolmen dit la Pierre couplée. L’équilibre de la pierre branlante du Gast a été détruit[17].

Si les Logans ont la vertu de produire des augures, quelques autres pierres sont regardées comme étant douées d’une influence providentielle. Les personnes qui visitent la pierre levée de Colombiers doivent, si elles désirent se marier, monter sur la pierre, y déposer une pièce de monnaie, et sauter du haut en bas[18]. Le procédé est expéditif, mais on ne dit pas si l’union qu’il amène est toujours avantageuse.

Deux pierres renommées, aux environs de Bayeux, sont aussi l’objet de vœux et d’offrandes du même genre ; l’une est la pierre de la fontaine Saint-Julien, l’autre est située à Saint-Nicolas-de-la-Chesnaye. Cette dernière ne reçoit en tribut que des pièces de monnaie trouées[19] ; sans doute par suite de ce préjugé, dont nous ne saurions définir la cause, qui fait considérer toutes les monnaies sur lesquelles un trou a été pratiqué, comme autant de talismans favorables.

M. le baron de Montbret, membre de l’Institut, ayant visité, en 1820, un dolmen près de Guérande, trouva, dans les fentes de cette pierre, des flocons de laine de couleur rose, liés avec du clinquant. On lui dit, dans le pays, que ces objets avaient été confiés à la pierre par des jeunes filles, dans l’espoir d’obtenir la faveur d’être mariées dans l’année, et que ces dépôts se faisaient toujours en cachette des curés[20]. On ne peut douter de l’ancienneté de ces pratiques, si on les rapproche des notions que l’histoire nous a léguées sur le culte des pierres. Non-seulement on faisait aux pierres certaines offrandes, mais encore on les ornait de guirlandes de fleurs, on les oignait d’huile ou de lait, et on les enveloppait de la toison des brebis.

Il paraît, au reste, que les divinités incorporées aux pierres étaient favorables au mariage ; en voici une nouvelle preuve : Les filles du Pollet se mettent en peine de chercher et de recueillir, sur le rivage, une pierre blanche d’une forme particulière, qu’elles nomment la Pierre du bonheur, et à laquelle elles attribuent le pouvoir d’accorder la prospérité, de délivrer de tout danger, et de leur amener, en temps convenable, un bon mari[21].

On ne doutera pas de la ferveur d’enthousiasme qui présidait à l’érection des pierres druidiques, si l’on se rend compte des efforts qu’il en a dû coûter pour mouvoir ces masses gigantesques, dans un temps où les moyens mécaniques étaient presque nuls, et les connaissances si bornées. C’est pourquoi, lorsque le culte des pierres fut aboli, que la signification de ces simulacres informes cessa d’être comprise, et que leur destination fut oubliée, le peuple imagina qu’ils n’avaient pu être dressés que par un concours merveilleux. Il fut admis, en tradition générale, que nos fées, ces gracieuses héritières des redoutables Druidesses, avaient jadis transporté les peulvans, bâti les dolmens, construit les enceintes sacrées. Aussi appela-t-on Quenouilles des Fées, les monuments de forme pyramidale ; Grottes des Fées, les galeries couvertes ; Mottes des Fées, les tombelles ou tumulus. C’étaient les fées qui avaient apporté chacune des pierres composant ces monuments, tantôt sous leurs bras, tantôt dans les poches de leur tablier, sur le rebord de leur chapeau, ou même sur la pointe de leur quenouille, tout en filant, et sans interrompre leur travail. Le fameux géant éternisé par Rabelais : Gargantua, qui passe, parmi nos villageois, pour avoir eu une influence très grande sur la destinée de leurs pères, a partagé, avec les fées, le privilège d’établir son patronage sur les pierres druidiques, et, plus particulièrement encore, sur les monuments naturels de forme gigantesque et singulière.

Nous avons dit qu’il arrivait souvent que trois monuments, soit peulvans, soit dolmens, fussent disposés de manière à former un plan triangulaire. Les monuments ainsi reliés l’un avec l’autre sont désignés par une appellation caractéristique : on les dit Mariage des trois princesses ; or, par ce titre, on entend, sans nul doute, désigner trois fées, et l’on prétend que la dot de ces dames est enfouie au centre de ce triangle emblématique. Deux menhirs, maintenant détruits, situés à Formanville, et dont l’un était surnommé la Pierre-ferrant, et l’autre la Pierre aux Magniants, réunis à la Longue pierre de Carneville ou Devise, composaient un Mariage des trois princesses. Il en est de même des deux menhirs tournants de Saint-Pierre-Église, joints à celui de Cosqueville ; des trois menhirs de Montaigu-la-Brisette, surnommés les Pierres grises. La principale de ces pierres est réputée pour conserver des trésors que défendent les feux follets qui se montrent souvent dans le voisinage[22]. Un dolmen, que nous avons déjà mentionné, situé à la Ferté-Fresnel, à deux lieues de l’Aigle, formait aussi un triangle avec deux monuments semblables, l’un érigé près du village de Verneusse, arrondissement de Bernay, l’autre à Glos-la-Ferrière ; ce dernier a été détruit. Le dolmen de Verneusse et celui de Glos-la-Ferrière étaient séparés de la distance d’une lieue, et se trouvaient écartés chacun de deux lieues du dolmen de la Ferté-Fresnel. On appelait ces trois monuments Pierres coupelées ou couplées ; surnom que nous retrouverons encore ailleurs[23].

Dans la commune d’Habloville, à Fresney-le-Buffard, on trouve trois tumulus, maintenant en partie détruits, disposés en triangle, au centre d’une petite plaine d’où l’on découvre, au nord, la longue chaîne des bruyères de Rosnay et de la Hoquette. Au sommet d’un de ces tumulus, est érigé l’un des plus importants dolmens de la Normandie, connu sous le nom de Pierre des Bignes, qui lui a été attribué, sans doute, à cause des aspérités nombreuses que présente sa table. Cette table a 3 mètres 25 centimètres de longueur, et de largeur 2 mètres 92 centimètres ; elle est de granit micacé, et appuyée sur quatre supports de même nature. La tradition affirme qu’à certaines époques de l’année, et vers minuit, les fées, après avoir lavé leur linge dans les environs, viennent l’étendre sur la pierre des Bignes, pour le sécher aux reflets de la lune et au souffle des vents rapides de la nuit[24].

On voit, par l’énumération qui précède, que cette disposition triangulaire des monuments celtiques se rencontre assez fréquemment pour qu’on ne puisse l’attribuer à un jeu du hasard ; c’est plutôt une recherche inspirée par un motif religieux, le nombre trois étant considéré comme sacré chez les peuples de l’antiquité.

Le nombre des monuments druidiques que renferme notre province est si considérable, qu’il est hors de doute que tous n’ont pas été découverts ni signalés au public. Nous ne pouvons donc espérer d’en offrir à nos lecteurs une énumération complète. Peut-être, à cause de cette raison, eût-il fallu nous restreindre à n’indiquer que ceux de ces monuments auxquels se rattache quelque tradition bien connue. Cependant, la conviction où nous sommes qu’il n’est pas une de ces pierres antiques qui ne donne lieu, parmi le peuple, à quelque réminiscence superstitieuse, nous a déterminée à dresser la liste de tous les monuments druidiques qui sont parvenus à notre connaissance, et dont nos lectures nous ont fourni l’indication. En les rappelant à la mémoire des personnes qui s’intéressent à nos antiquités locales, nous espérons provoquer des enquêtes plus étendues et d’un résultat plus certain sur ces débris du culte mystérieux de nos premiers ancêtres.

Parmi les monolithes couchés à plat sur le sol, de manière à présenter une surface plane, et que le peuple a distingués sous le nom de Tables ou Plates pierres, deux seulement ont été indiqués en Normandie. Le premier, dit Table aux Fées, se rencontre à Briquebec, sur la colline des Grosses Roches, entre deux galeries qui en sont peu distantes ; le second est placé à Carneville, presqu’au pied du menhir, dit la Longue pierre de Carneville, que nous avons déjà indiqué[25].

Dans le département de la Manche, outre les pierres tournantes et celles qui composent les Mariages des trois princesses, on compte encore quelques autres menhirs ou peulvans. Nous les désignons par le nom des communes où ils sont situés : — Menhir de Bouillon : placé près du chemin tendant de l’église de cette commune au village de Vaumoisson. — Menhir de Quinéville : placé à 400 mètres au nord-ouest de l’église de Quinéville. — Menhir de Saint-Sauveur-le-Vicomte : situé au pied de la lande de Rauville-la-Place, où il est connu sous le nom de Pierre butée. — Menhir des Pieux : élevé sur le penchant d’une falaise, précisément sur la limite de la commune des Pieux, et de celle de Flamanville. — Menhir de Flamanville : maintenant détruit et jadis surnommé la Pierre au Serpent. Ce surnom remonterait-il jusqu’aux Druides, le serpent étant considéré chez eux, ainsi que nous l’avons remarqué déjà, comme un emblème de la Divinité ? — Menhir de Négreville : placé proche de la rivière de Douve, sur la limite de Briquebec, au pied de la colline des Grosses Roches, dans le voisinage d’une des galeries couvertes de cette colline. — Menhir de Breuville : détruit, se trouvait à environ 200 mètres au nord du rocher tournant de Breuville. — Menhir de Maupertuis : placé dans un champ à quelque distance de l’église. — Menhir du Mesnil-Auval : il est peu considérable. Un autre menhir à peu près semblable de dimensions à celui-ci, se trouve entre l’église de Carneville et le château de Saint-Pierre-Église. — Menhir de Cosqueville, dit la Pierre plantée : remarquable pour se terminer en une espèce de tête conique, travaillée, à ce que l’on suppose, de main d’homme[26].

Dans le département de l’Orne, on a découvert les menhirs suivants : — Menhir de Saint-Sulpice-sur-Risle : situé au bord de la Risle, sur un lieu nommé Écubley, en face l’église de Saint-Sulpice, à 1 500 pas du dolmen du Jarrier ; un autre menhir de la même commune, situé sur le coteau occupé par l’église, au milieu d’une cour nommée la Chévrolière ; — Menhirs d’Échauffour : ils sont au nombre de deux encore debout ; un troisième, situé à quelque distance, a été renversé. On remarque aussi, dans le voisinage, les restes d’un dolmen brisé. Les menhirs d’Échauffour sont surnommés les Croûtes, et l’on attribue leur érection aux géants. — Menhir de Ville-dieu-les-Bailleul, dit Pierre levée : situé dans le voisinage des rochers qui renferment la Caverne du Serpent[27]Menhir de Tournay, dit la Pierre au Bordeux : il se trouve aussi à une assez petite distance, vers le sud-est, des rochers de Villedieu, auprès d’une ferme nommée Montmilcent. — Menhir de Gouffern : c’est le plus remarquable de ceux que nous venons d’indiquer ; il se rencontre dans la forêt de Gouffern, à deux lieues d’Argentan, à trois lieues de Trun, et à une lieue du célèbre haras du Pin. Sur la face nord de ce monolithe on remarque plusieurs enfoncements de formé ronde, dans lesquels le peuple croit reconnaître les empreintes de la tête et des épaules des géants qui ont, avec des efforts capables de meurtrir la pierre, élevé ce monument sur sa base. Il se trouve aussi, au pied du menhir de Gouffern, une excavation résultant des fouilles pratiquées pour y découvrir un trésor. On croit encore que des richesses sont cachées sous cette pierre, mais que les fées n’en révèlent la connaissance qu’à leurs protégés. — Menhirs de Passais, à trois lieues de Domfront, vers l’ouest : se trouvent au milieu d’épais bocages, dans le voisinage d’un dolmen et de plusieurs débris de monuments semblables. Ce lieu, que tout indique pour avoir été un des sanctuaires les plus mystérieux du culte druidique, est devenu de fort mauvais renom parmi les générations modernes de nos paysans : les méchants génies qui l’habitent sèment, dit-on, sur le sol, des monceaux d’argent pour éblouir et duper les passants, et, lorsqu’un téméraire s’approche, quand vient la nuit, trop près des pierres sacrées, il est saisi, secoué, battu, maltraité par des hommes d’une taille gigantesque et d’une force irrésistible[28]. — Menhir de la forêt Auvray : est situé au centre d’une prairie nommée le Val d’Orne ; cette pierre est de forme pyramidale et a trois mètres d’élévation. — Menhir du Repas : on le trouve dans un champ voisin du château de ce nom ; il est dit la Droite pierre. — Menhir de Cramesnil : existe sur la ferme du Grandouit ; il offre quatre faces bien marquées, dont les quatre angles correspondent aux quatre points cardinaux. Les villageois nomment ce monolithe Pierre de Jargantua. — Menhirs d’Heloup : il existait jadis à Heloup, arrondissement d’Alençon, des menhirs très remarquables, mais on n’y trouve plus maintenant que deux pierres celtiques ; l’une est renversée ; l’autre, debout encore, est nommée la Pierre longue. Malgré la destruction des monuments les plus importants de ce lieu, il n’en est pas moins fréquenté par des esprits, qui s’y font voir et même entendre. — Menhir de saint Cénery : on le montre dans une petite chapelle située au fond de la presqu’île formée par la Sarthe. Cette pierre a servi, dit-on, de lit au bienheureux hermite saint Cénery, qui vint d’Italie, au viie siècle, se fixer dans nos contrées ; mais cette tradition semble assez difficile à expliquer, puisqu’on assure en même temps que ce monument était encore debout, il y a une soixantaine d’années, et qu’il fût renversé en cherchant le trésor que l’on supposait être caché dessous. Il existe sur cette pierre un enfoncement pratiqué par les pèlerins qui viennent, à certains jours, en extraire, avec leurs couteaux, une poussière qu’ils regardent comme un spécifique infaillible pour les tranchées des enfants. Une autre pierre, que l’on trouve couchée au fond de la rivière, et qui semble pareillement un menhir renversé, passe pour recouvrir les restes mortels de saint Cénery. — Menhirs d’Orgères : on trouve sur des bruyères et dans un vallon, aux environs de l’énorme rocher d’Orgères, sur le territoire de Saint-Patrice-du-Désert, plusieurs pierres qui offrent les caractères non équivoques de monuments druidiques. La principale, connue sous le nom de Pierre levée, quoiqu’elle soit maintenant couchée sur le sol, était un menhir d’une assez forte dimension. Deux autres menhirs moins importants, mais encore debout, existent sur la bruyère de Guerre-à-mè, également en vue de la grande roche. — Menhirs de Cercueil : l’un est encore debout, il est surnommé Pierre de la Tremblaie ; l’autre est gisant sur le sol. Il existe encore un menhir à la lande de Gui, parmi beaucoup de rochers. Une pierre, que l’on a cru reconnaître pour un menhir, est située dans la forêt d’Écouves à Colombiers ; on la nomme la Roche Druelle[29].

Il reste encore plusieurs vestiges de monuments druidiques sur les deux communes du Champ-de-la-Pierre et de Joué-du-Bois ; mais on remarque particulièrement deux rochers debout, qui paraissent avoir été élevés par la main des hommes. Au point de séparation de ces deux communes, s’élève aussi une petite chapelle dédiée à la Vierge, et qui doit avoir remplacé quelque monument druidique. C’est, du moins, ce qui semble résulter d’une gracieuse tradition, imaginée sans doute à dessein de combattre, dans cette contrée, le souvenir persévérant des dieux celtes[30].

Un rocher s’élevait, dit-on, sur l’emplacement où se trouve maintenant la chapelle, et chaque jour, à l’heure du pâturage, un mouton venait se placer à l’abri de ce rocher. Tandis que le reste du troupeau paissait avec délices l’herbe tendre et aromatique de la prairie, le mouton, retiré sous sa roche, ainsi que dans un ermitage, jeûnait en anachorète, et méditait paisiblement. Or, il engraissait à vue d’œil, quoiqu’il ne prît d’autre nourriture qu’un peu d’herbe sèche à l’étable. Le cas parut si étrange, que, pour lui trouver une explication, on imagina, après quelques perquisitions préalables, de pratiquer des fouilles sous le rocher. On découvrit alors une petite figure de la Vierge, que l’on s’empressa d’aller déposer respectueusement à l’église de Joué-du-Bois. Mais, dès le lendemain, la statue avait disparu, et le mouton se retrouvait à son poste. On avait donc mal interprété le miracle ; un nouvel essai fut tenté : on décida que, pour complaire à la miraculeuse statue, on lui bâtirait une chapelle auprès de la roche. Il paraît cependant que, dans cet édifice qui lui était particulièrement consacré, l’image sainte ne se trouva pas mieux à son gré. On recommença sur nouveaux frais, et, cette fois, on bâtit la chapelle au-dessus même du rocher. On affirme que, depuis ce moment, la bienheureuse image et la pierre qui lui servait d’abri, n’ont pas cessé d’habiter sous l’autel[31].

Les monuments druidiques des trois autres départements de la Normandie n’ont pas été recherchés ni indiqués avec autant de soin que ceux du département de l’Orne et du département de la Manche ; voici cependant les menhirs que nous trouvons signalés : Dans le département du Calvados, les Menhirs d’Ussy, dont l’un est surnommé Pierre du Post, et l’autre Pierre de la Hoberie. Les villageois expliquent l’origine de cette pierre en disant qu’elle a été plantée par curieusité, à cause que c’était un géant nommé Guerguintua, qui l’avait laissée tomber par un trou de sa pouchette. Sur une colline au-dessus du vallon où coule la Filaine, dans la commune de Vignats, on trouve un menhir, en forme de pyramide, que l’on a nommé la Roche aiguë ou Cheminée au Loup[32].

M. de Caumont désigne les communes de Culey-le-Patry et de Mesnil-Ozouf comme possédant un ou plusieurs menhirs, dont il ne donne pas la description. La Pierre de Colombiers-sur-Seule, objet encore aujourd’hui du culte secret des jeunes filles, est un des monuments les plus remarquables du Calvados ; la hauteur de ce monolithe est de deux mètres et demi. Quelques fouilles, pratiquées dans son voisinage, ont amené la découverte de plusieurs tombes renfermant des squelettes[33].

Dans le département de l’Eure, sur la commune de Neaufles, entre Lyre et Rugles, se trouve un menhir de trois mètres d’élévation, que le vulgaire a surnommé Pierre à affiler de Gargantua, parce que ce géant s’en servait pour repasser sa faux[34]. À Damville, département de l’Eure, on a observé un menhir dit la Pierre lée. Remarquons, en passant, que cette syllabe : lée, qui accompagne et termine un grand nombre de surnoms appliqués aux monuments druidiques, tels que Pierre couplée, Pierre couverclée, Pierre courcoulée, est un mot celtique qui signifie pierre plate[35]. Ainsi, en appelant le menhir de Damville Pierre lée, le peuple commet un pléonasme qui nous fournit une nouvelle preuve de son respect aveugle et obstiné pour la tradition. Dans la commune de Triqueville, et vers la commune voisine de Saint-Germain, le sol recouvre les ruines d’une habitation féodale. Cet emplacement se nomme la Bonnerie ou le Manoir. Le peuple a gardé le souvenir qu’il s’y trouvait autrefois une énorme pierre, que l’on doit supposer d’origine druidique, qui fut gardée, pendant plusieurs siècles, par un lévrier redoutable[36].

Dans la forêt de Brotonne, près de la mare du Torps, existe un menhir, dit la Pierre aux Honneux. Depuis des siècles, elle passe pour recouvrir un trésor. On assure même que, à différentes époques, on y a fait des fouilles, que d’effrayantes apparitions ont fait discontinuer[37].

En deçà d’Aizier, en suivant les bords de la Seine, dans un très petit vallon nommé le Flac, se trouve une grande et large pierre, que l’on prétend recéler un trésor. Cette pierre était gisante dans un jardin ; on l’a recouverte de terre, pour mettre fin aux bruits d’apparitions dont elle était l’objet[38].

Dans le département de la Seine-Inférieure, arrondissement de Neufchâtel, sur la plaine de Dijeon, le long du chemin d’embranchement de la route d’Amiens à Grandvilliers, on observe quatre pierres druidiques, que l’on découvrit en faisant les travaux de la route[39].

Dans la forêt des Essarts, sur la commune du Grand-Couronne, existaient, il y a quelques années, deux menhirs, dont l’un est encore en place ; l’autre a été transféré au cimetière monumental de Rouen, pour orner la tombe de Hyacinthe Langlois, l’un des artistes et des antiquaires les plus renommés dont notre province ait à regretter la perte. Lorsqu’on vint enlever la pierre des Essarts qui portait, avec sa voisine, le nom de Pierre d’État, toutes les bonnes femmes du voisinage assaillirent les ouvriers de prédictions funestes. On alla même jusqu’à affirmer que la pierre retournerait au lieu où on l’avait prise. Il n’en a rien été cependant ; elle continue à couvrir, de son ombre amie et de sa protection vénérée, le sépulcre qu’on lui a confié.

Sur la lisière de la forêt d’Elbeuf, en face de Caudebec, on voyait encore, il y a peu d’années, une grande pierre assez informe, connue sous le nom de Porte d’Enfer, ou Marche du Trésor. On prétendait qu’elle recouvrait une quantité considérable de pièces d’or, mais que, chaque fois qu’on voulait la lever, elle retombait de tout son poids sur les imprudents ambitieux qui voulaient, à tout risque, tenter de satisfaire leur désir de richesses. Cependant, on n’a pas dit que l’enlèvement de la pierre ait eu un dénouement fatal : de trésor et de châtiment homicide, il n’en a plus été question[40].

Les dolmens sont beaucoup plus rares en Normandie, que ne le sont les pierres levées ; il nous reste à signaler peu de ces monuments importants, après ceux qui l’ont été déjà dans le cours de ce chapitre. Il existe deux dolmens dans le département de la Manche : celui de Martinvast est situé près de la ferme de l’Oraille ; on le nomme la Roche à trois pieds, ou de l’Oraille ; celui de Flamanville est situé au milieu d’un amas de rochers, sur une très haute falaise appelée la Pierre-Aurey. On désigne dans le pays ce dolmen sous le nom de Trépied[41].

Dans le département de l’Orne, à Coudehard, canton de Trun, derrière le chœur de l’église, se trouve une vaste table de pierre renversée, que l’on suppose avoir été le dessus d’un dolmen. Dans la plaine de Trun, près du village de Fontaine, on remarque un dolmen dérangé que le peuple appelle Pierre levée, et dont il attribue l’érection aux géants et aux fées. Dans la commune de la Chapelle-Moche, près de Juvigny, au milieu de la forêt d’Andaine, on trouve une pierre plate, de trois mètres de longueur, faisant partie d’un ancien dolmen. Les habitants l’ont nommé le Lit de la Gione, et ils prétendent aussi que cette pierre recouvre des trésors. Nous n’avons rien de particulier à dire, sur le Dolmen de Passais, qui ne se rapporte aux menhirs que l’on rencontre au même lieu[42].

Dans le département du Calvados, sur le territoire de la commune du Gast, et dans la forêt de Saint-Sever, se trouve un dolmen, dit la Pierre couplée, qui mérite une mention particulière. Il se compose d’une pierre énorme, soutenue par deux blocs d’une moindre dimension. Un troisième bloc, placé en travers, s’élève aussi sous la pierre, mais sans y toucher ; il est terminé en pointe à sa partie supérieure, de manière à former une ouverture de chaque côté ; celle qui se trouve du côté du midi, est suffisante pour laisser passer un homme. M. Vaugeois, qui nous fournit ces détails, remarque qu’il se trouve de pareilles ouvertures sous un grand nombre de dolmens, et qu’il est probable que ces trous servaient à laisser entrer et sortir, sans qu’il fût aperçu, le jongleur sacré qui parlait au nom de la divinité[43].

Le dolmen de Saint-Germain-de-Tallevande, près Vire, est dit Loge aux Sarrasins ; on y rattache quelques histoires de revenants[44].

Dans la commune de Pôtigny, sur une bruyère qui s’étend jusqu’au rocher si renommé de la Brèche au Diable, on rencontre une pierre ronde placée sur des supports. Aucun effort n’a pu parvenir à déranger cette pierre. Mais un ouvrier, en fouillant à l’entour, y trouva un lingot d’or ; un autre put en attraper seulement quelques parcelles. La pierre est donc un objet de convoitise pour les habitants. Cependant, bien peu se hasarderaient à tenter de nouvelles découvertes, car le sabbat épouvantable que les revenants font en ce lieu, pendant la nuit, suffit pour tenir tous les ambitieux à distance[45].

En face et tout près du château de la Brosse, dans le Perche, s’offre un dolmen gigantesque, surnommé le Palet de Gargantua. Le géant, revenant un jour de jouer sa partie dans la contrée, laissa tomber par mégarde son palet sur le chemin. Dans le département de l’Eure, sur la commune d’Ambenay, on rencontre un beau dolmen, près des bords de la Risle. Un dolmen considérable est situé dans la forêt d’Évreux, sur la commune des Ventes : on l’a surnommé Pierre courcoulée[46].

Sur le versant du Mont-Rôti, qui fait partie de la commune de Lieurée, se trouve, au bord d’un bois, une pièce de terre nommée le Champ du Trésor. Ce trésor est à la garde du diable. Cinq ou six pierres plantées en cet endroit, et dont le sommet, seulement, se montre à fleur de terre, sont supposées recéler le trésor. Des fouilles ayant été pratiquées à l’entour, on parvint à dégager un monument que l’on doit supposer d’origine druidique, et qui présente quelque ressemblance avec un fauteuil. À sa base, on remarqua beaucoup de charbon de chêne et une couche d’argile rapportée. Il est probable qu’il avait été enterré, ainsi que ses voisins encore inexplorés, par les éboulements qu’occasionne la chute des eaux pluviales du sommet de la colline. Ce fauteuil se composait de trois ou quatre pièces rapportées, et l’un de ses côtés avait été taillé avec soin. M. Canel, à qui nous sommes redevable de ces renseignements, se propose de diriger de nouvelles fouilles autour des autres pierres qui jouent un rôle dans la tradition du trésor.

Nous ne trouvons point de galeries couvertes indiquées ailleurs que dans le département de la Manche ; elles s’y trouvent au nombre de sept. Les dimensions peu considérables qu’elles présentent, rendent plus difficile encore d’expliquer leur destination. La largeur intérieure de ces monuments ne s’étend pas à plus de trois à quatre pieds ; leur hauteur intérieure varie depuis deux jusqu’à quatre pieds, et leur longueur depuis trente-cinq jusqu’à soixante pieds. Trois de ces galeries occupent, sur la commune de Briquebec, la colline des Grosses-Roches. La première est située à l’entrée d’un bois nommé le bois de la Tombette, proche du hameau des Forges, sur le côté nord-est de la colline. La seconde est placée au bord du bois de la Roque, le long de l’ancien chemin des Pieux à Valognes, tout près du hameau nommé Câtillon, à 1 500 mètres de la précédente, vers le sud-ouest. Cette galerie se distingue des autres monuments de cette espèce, en ce qu’elle est accompagnée d’un dolmen contigu à son extrémité nord-est. Enfin, la troisième galerie est placée au milieu du bois des Grosses Roches, à 130 mètres, au couchant, du rocher dit la Petite-Roche, sur la pente occidentale de la colline. Ces trois galeries sont les plus remarquables du département ; les habitants ne leur ont point donné de noms, et aucune tradition particulière ne s’y rattache.

Sur la commune de la Haye-d’Ectot, on observe une galerie couverte, au milieu d’une lande, à quelques cents mètres au levant du chemin de Briquebec à Barneville. À peu de distance, au bas de la lande, se trouve la fontaine minérale de la Taille, la plus belle source ferrugineuse de la contrée, et qui a bien pu déterminer l’érection de la galerie en cet endroit. La Galerie couverte de Vauville est située au haut d’une montagne, en face de la mer, à quelque distance de l’ancien prieuré de Saint-Hermel. Remarquons que le surnom de Pierres pouquelées, donné à cette galerie, a été appliqué pareillement à un monument druidique de l’île de Jersey.

La Galerie de Tourlaville est érigée au milieu d’une lande, au haut d’une montagne qui domine la rade de Cherbourg et la vallée de Tourlaville. On nomme cette galerie la Pierre-écouplée, les Roches écouplées ou de Saint-Gabriel, du nom d’une ferme voisine. Enfin, la septième galerie couverte est située sur la commune de Bretteville-en-Saire ; ce dernier monument s’étend sur une longueur qui n’est pas moindre que cinquante pieds[47].

On n’a découvert jusqu’à ce jour qu’une seule enceinte druidique en Normandie. Ce monument était situé dans la vallée de la Risle, au sud-ouest de la commune de Saint-Hilaire, à trois lieues de l’Aigle ; mais c’est à peine s’il en reste maintenant quelques vestiges. On ne rencontre, sur le terrain qu’il occupait, que cinq ou six pierres renversées et à demi brisées, et deux pierres surnommées les Gastines, qui, seules entre toutes, sont demeurées debout. Cependant, d’après les traces que l’arrachement des pierres, maintenant disparues, a laissé sur le terrain, M. Galeron, à qui l’on doit la découverte de ce monument d’espèce si importante, a supposé qu’il n’y avait pas eu, en ce lieu, moins de cinquante à soixante pierres, formant une enceinte dont le diamètre aurait été de 7 à 800 pieds.

Le surnom de Gastines, que portent les pierres druidiques de l’enceinte de Saint-Hilaire, leur aurait été appliqué à cause de leur situation dans un lieu écarté et sauvage ; Gastine signifiant, dans l’idiome du moyen-âge, désert, terre inculte, solitude. Une tradition très riante et très gracieuse, répandue dans le pays sur l’origine de ces pierres, contraste singulièrement avec la dénomination sévère qu’elles ont reçue depuis : on dit que les bergères et les fées les ont élevées dans la plaine, aux sons entraînants de leurs chalumeaux[48].

Le nom des Tombelles, ou Tumulus, indique suffisamment qu’elle était la principale destination de ces monuments. On en a découvert déjà un nombre assez considérable en Normandie, et nous ne pourrions en dresser la liste complète. Le plus important, qu’on ait signalé jusqu’à ce jour, est le tumulus de Fontenay-le-Marmion, dans le département du Calvados, près de Caen. Ce monument renfermait plusieurs caveaux ou loges sépulcrales, formées de pierres plates et brutes, superposées, sans être reliées par aucune espèce de mortier. Des galeries aboutissaient, de chacune de ces cellules, à un point de la circonférence du monument.

Le tumulus de Fontenay-le-Marmion a été surnommé la Hogue ; cette dénomination a été appliquée ailleurs à d’autres tumulus, et de moins considérables ont été appelés Hoguette. La tradition, qui règne dans le pays sur le tumulus de Fontenay-le-Marmion, indique très ingénieusement l’origine et la destination de tous les monuments semblables. Les Romains ayant livré, dit-on, une grande bataille dans les vastes plaines de May et de Fontenay-le-Marmion, virent périr le César qui les commandait. Pour honorer la mémoire de ce chef regretté, chaque soldat vint déposer sur son tombeau autant de pierres que put en contenir son casque. C’est ainsi que fut élevée, de main d’homme, la Hogue, qui, autrefois, avait une hauteur beaucoup plus imposante. Ajoutons que ce tumulus est fréquenté par de nocturnes apparitions, et qu’on était persuadé, avant que les fouilles eussent été entreprises, qu’il renfermait des trésors considérables, au moins la fortune d’un César[49].

Quelques montagnes et quelques grottes naturelles ayant été consacrées au culte druidique, en concurrence avec les pierres érigées et les galeries couvertes, furent considérées pareillement comme les habitations mystérieuses des fées ou des géants. Plus tard, par extension, toute espèce de monument, soit naturel, soit bâti de la main des hommes, mais de forme frappante et singulière, fut attribué à ces puissances supérieures, ou consacré à leur souvenir. Nous pouvons offrir à nos lecteurs, en témoignage de ce fait, des détails qui ne sont pas hors de propos ni dépourvus d’intérêt.

Sur le territoire de Saint-Patrice-du-Désert, dans l’arrondissement d’Alençon, on admire une belle chaîne de rochers de quartz, élevés par les mains de la nature dans un ordre monumental qui les fait ressembler à des ruines grandioses, dont l’aspect illusoire et fantastique trompe long-temps le regard du voyageur étonné. Cette demeure majestueuse, qui a son type architectural dans les palais de nuages, était habitée par un génie bienfaisant qui se plaisait à épancher ses faveurs sur la contrée. Il écoutait, de là, les vœux timides de ceux qui venaient l’implorer, et, s’ils avaient un motif juste et raisonnable, il ne manquait jamais de les satisfaire. Lorsqu’un laboureur lui demandait des bœufs pour cultiver son champ, il était certain d’en trouver deux noirs, paissant sur la bruyère. Maintenant le génie protecteur a disparu, laissant d’inutiles trésors enfouis sous les Roches d’Orgères[50].

À Vignats, dans le voisinage du menhir appelé la Roche aiguë, existe une Maison aux Fées ou Maison au Loup, espèce d’étroite caverne, de vingt pas de profondeur à peu près, où les enfants pénètrent en se glissant entre les fentes des rochers. On débite plusieurs contes sur ce lieu, et les vieillards du voisinage vous affirment sérieusement qu’ils ont observé que l’ouverture de la Maison aux Fées se rétrécit chaque jour. Est-ce donc vraiment que la porte des illusions doit rester tout-à-fait close pour la génération présente[51] ?

Non loin de Rouen, sur les bords de la Seine, auprès de Duclair, se trouve une roche très élevée, connue sous le nom de Chaise de Gargantua, et qui prête, dans la contrée, à de naïfs commentaires sur les habitudes supposées du géant. M. Deville a trouvé, dans une charte du xie siècle, cette roche désignée sous le nom du Curia Gigantis (chaise du Géant)[52].

Plus loin, près de Tancarville, à l’extrémité d’une enceinte retranchée, supposée gauloise, il existe une roche, ayant la forme d’un énorme cul-de-lampe, qui est suspendue à une assez grande hauteur au-dessus du niveau de la Seine : on appelle dans ce pays cette roche, Pierre Gante (pierre du Géant), parce qu’elle servait de siège à Gargantua lorsqu’il voulait se laver les pieds dans la Seine. On raconte encore beaucoup d’autres traditions du même genre, d’ailleurs peu importantes[53].

À Veulettes, il y a un fort romain, entouré de hauts boulevards, ayant de loin l’apparence d’un cône ; on l’appelle parmi le peuple le Tombeau de Gargantua[54].

C’est à Gargantua qu’il faut rapporter, suivant quelques auteurs, la dénomination de Mont-Gargan, donnée à plusieurs montagnes de France et d’Italie. Cependant, d’autres étymologistes n’y voient qu’une altération du mot archange. Un monticule, près de Rouen, situé à la descente de la montagne Sainte-Catherine, s’appelle Mont-Gargan.

L’église de Fortmoville est située dans une vallée, et n’a de remarquable que son clocher en bâtière. Les habitants racontent que ce clocher fut primitivement très élevé, mais que Gargantua, en passant d’un mont sur l’autre, l’ayant renversé d’un coup de pied, on lui donna la forme qu’il a conservée[55].

Il existe, dans le pays de Caux, un chemin antique actuellement caché par des terres mises en culture, mais auquel on a conservé, de souvenir, le nom de Chemin des Fées[56].

En plaçant ainsi, sous le patronage des puissances surnaturelles, des fées, des esprits, des géants, les phénomènes de la nature ou du travail humain, le peuple a su révéler naïvement son admiration ; mais la science, mieux éclairée de nos jours, ne doit pas cependant avoir une vénération moins religieuse pour ces monuments informes, érigés par nos ancêtres barbares. Ce sont des monuments de piété et même de civilisation ; l’effort et la volonté les ont consacrés. Ils témoignent, aussi bien que les plus majestueux édifices, que l’homme sait révéler sa foi par les œuvres, sa pensée par l’action, et qu’il doit, suivant la mesure de ses forces, laisser après lui, sur cette terre de passage, quelques marques persévérantes de son hommage envers la Divinité.



  1. Voyez les exemples cités par Dulaure, Histoire des Cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie, chapitre xii, p. 195 et suiv.
  2. P. Le Fillastre, Description des Monuments druidiques du départ, de la Manche. (Annuaire de la Manche ; 1833, p. 252 et suiv.)
  3. La divinité gauloise à laquelle les Romains appliquèrent, à cause du rapport de ses attributs avec ceux de ce dieu, le nom de Mercure, était Teutatès.
  4. F. Galeron, Monuments druidiques du département de l’Orne ; (Mém. des Antiq. de Normandie, années 1829-1830, p. 121 et suiv.)
  5. F. Galeron, Monuments druidiques du département de l’Orne ; (Mém. des Antiq. de Normandie, 1829-1830, p. 154.)
  6. Cité par M. de Caumont, Cours d’Antiquités monumentales, t. I, p. 118.
  7. Aug. Leprevost, Notice historique et archéolog. sur le département de l’Eure.
  8. Lesage, Description de Caudebec, Ms. de la Biblioth. de Rouen.
  9. F. Galeron, Statistiq. de l’arrond. de Falaise, t. III, p. 36.
  10. Idem, Ibid., p. 132.
  11. P. Le Fillastre, Descrip. des Monum. druidiques du départ, de la Manche, (Annuaire de la Manche, 1833, p. 223 et suiv.)
  12. F. Galeron, Monum. hist. de l’arrond. d’Argentan, (Mém. des Antiq. de Normandie, 1835, p. 437.)
  13. A. Canel, Essai sur l’arrondissement de Pont-Audemer, t. II, p. 271.
  14. Dulaure, Histoire des Cultes antérieurs à l’idolâtrie, p. 297.
  15. Mém. de l’Acad, celtique, t. III, p. 217.
  16. P. Le Fillastre, Ann. de la Manche, 1833, p. 236 et suiv.
  17. Vaugeois, Mémoire sur la pierre couplée de la forêt de St-Sever, (Mém. des Antiq. de Normandie, 1825, p. 157 et suiv.)
  18. De Caumont, Cours d’Antiq. monum., t. I, p. 120.
  19. Mangon de la Lande, Mémoire sur l’antiquité des peuples de Bayeux, p. 49.
  20. De Caumont, Cours d’Antiq. monum., t. I, p. 120.
  21. F. Schoberl, Excursions in Normandy, t. I, p. 254.
  22. P. Le Fillastre, Annuaire de la Manche, 1833.
  23. F. Galeron, Monum. druid. du départ, de l’Orne ; (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 1829 et 1830, p. 139.)
  24. L. Dubois, Archives de la Normandie, prem. année, p. 263. — F. Galeron, Monuments historiques de l’arrondissement d’Argentan ; (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 1835, p. 432 et 433.)
  25. P. Le Fillastre, Annuaire de la Manche, 1833, p. 223, 224 et 225.
  26. P. Le Fillastre, Annuaire de la Manche, 1833, p. 225 et suiv.
  27. Voir au chapitre des Animaux fabuleux.
  28. F.Galeron, Monum. druidiques du département de l’Orne ; — Recherch. archéolog. dans l’arrondissement de Domfront ; (Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 1829-1830, p. 121 et suiv.)
  29. F. Galeron, Monuments historiques de l’arrondissement d’Argentan ; — Monuments histor. de l’arrond. d’Alençon ; (Mém. de la Société des Ant. de Normandie, 1835, p. 1 et suiv., et p. 431 et suiv.)
  30. Les premiers apôtres du christianisme érigeaient souvent des églises dans le voisinage des pierres druidiques, afin de détourner de leur but idolâtre les adorations qui se pratiquaient en ces lieux consacrés. On a même remarqué que, pour mieux flatter encore les habitudes traditionnelles du peuple, ces églises étaient, pour la plupart, placées sous le patronage de la vierge Marie et du prince des apôtres, Saint Pierre.
  31. F. Galeron, Monuments histor. de l’arrondissem. d’Alençon ; (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 1835, p. 1 et suiv.)
  32. F. Galeron, Statistique de l’arrond. de Falaise, t. II, p. 161.
  33. De Caumont, Cours d’Antiquités monumentales, t. II, p. 67.
  34. Aug. Leprevost, Notice archéolog. sur le départem. de l’Eure, p. 15.
  35. Vaugeois, Mémoire sur la pierre couplée de la forêt de Saint-Sever ; (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 1825, p. 169 et suiv.)
  36. A. Canel, Essai sur l’arrond. de Pont-Audemer, t. I, p. 347.
  37. Fallue, Mémoire sur les antiquités de la forêt de Brotonne ; (Mém. des Antiq. de Normandie, 1836, p. 411.)
  38. Idem, ibid., p. 428.
  39. Fernel, Notice sur des antiquités découvertes en 1832-1833, dans l’arrondissement de Neufchâtel ; (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 2e série, t. I, p. 173.)
  40. Guilmeth, Histoire de la ville d’Elbeuf, p. 61.
  41. P. Le Fillastre, Description des Monuments druidiques de la Manche ; (Annuaire de la Manche, 1833.)
  42. F. Galeron, Monuments druidiques du département de l’Orne ; — Recherches archéologiques dans l’arrondissement de Domfront ; (Mém. des Antiq. de Normandie, 1829-1830, p. 141, 157 et 158.)
  43. Vaugeois, Mém. sur la Pierre couplée de la forêt de Saint-Sever ; (Mém. des Antiq. de Normandie, 1825, p. 157 et suiv.)
  44. Castel, Note sur un Dolmen de la commune de Saint-Germain-de-Tallevande ; (Mém. des Antiq. de Normandie, 1831-32-33.)
  45. F. Galeron, Statist. de l’arrondissent. de Falaise, t. II, p. 173.
  46. Rever, Mém. sur les ruines du Vieil-Évreux, p. 132.
  47. P. Le Fillastre, Annuaire de la Manche, 1833.
  48. F. Galeron, Monuments druidiq. du départ, de l’Orne ; (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 1829-1830, p. 131 et suiv.)
  49. Rapport sur les fouilles de Fontenay-le-Marmion ; (Mém. des Antiq. de Normandie, 1831-32-33, p. 273.)
  50. F. Galeron, Rapport sur les monuments historiques de l’arrondissem. d’Alençon, (Mém. de la Société des Antiq. de Normandie, 1835.)
  51. F. Galeron, Statist. de l’arrond. de Falaise, t. II, p. 309.
  52. De Caumont, Cours d’Antiquités monumentales, t. I, p. 113.
  53. De Caumont, Cours d’Antiquités mon., t. I, p. 113.
  54. Note communiquée par M. Fallue.
  55. A. Canel, Essai sur l’arrondiss. de Pont-Audemer, t. II, p. 495.
  56. Mém. de l’Acad. Celtiq. t. IV, p. 240.