La Normandie romanesque et merveilleuse/07

J. Techener & A. Le Brument (p. 124-139).

CHAPITRE SEPTIÈME.

Lutins.



Le Gobelin ; le cheval Bayard ; le Lutin ou le Fé amoureux ; les Hans ;
le Nain rouge ; Toret, démon familier de l’archevêque
Mauger ; les Lubins ; Fort-Épaule.

Séparateur



Sous les noms de Lutins, de Farfadets, Follets, Esprits ou Sylphes, on a compris cette population toute mignonne et toute gracieuse, qui, tantôt se balançant dans les airs, tantôt s’agitant à la surface de la terre ou dans son sein, presse de son activité invisible le mouvement de vie qui développe les productions de la nature physique. Ces êtres bienfaisants se sont partagé leur riche domaine : les uns, esprits embaumés de la nuit, s’attachent aux fleurs et aux étoiles ; d’autres, plus humbles et plus vigilants, s’exercent autour des herbes et des fruits, surveillent la croissance des plantes utiles ou salutaires ; enfin, une troisième espèce, d’une essence moins subtile, mais laborieuse et robuste, habite l’intérieur des maisons, et se dévoue, au profit de l’homme, à tous les soins de l’économie domestique[1].

Cette dernière espèce réclame particulièrement notre étude, parce qu’elle est la seule qui soit populaire dans notre Normandie.

Pour retrouver les ascendants des Sylphes et des Lutins, il faut remonter jusqu’à la mythologie scandinave, à ce qu’elle nous enseigne des Alf ou Elfes (Esprits), et des Duergar (Nains), deux classes d’êtres dont les noms se sont conservés jusqu’à présent dans tous les langages des nations descendues de la race gothique[2].

L’Edda avait établi une distinction d’espèces parmi les Alf ; il y avait les Liosalfar (Esprits de lumière), et les Diokalfar (Esprits de ténèbres). Les premiers, d’une nature bienfaisante et généreuse, demeurent dans l’une des villes du ciel, appelée Alf-heim (ville des Alf) ; les seconds, au contraire, d’apparence difforme et d’humeur malveillante, habitent les lieux souterrains ; ils ont été rangés dans la même catégorie que les Duergar ; on les désigne habituellement sous le nom de Trolds.

Quant aux Duergar, c’étaient aussi de petits êtres qui vivaient sous les rochers, dans les montagnes et l’intérieur des mines ; ils se distinguaient par la réputation de leurs talents dans la métallurgie. Quelques auteurs, interprètes des doctrines scandinaves, ont considéré cette race laborieuse comme la personnification des pouvoirs souterrains de la nature ; mais d’autres commentateurs des mêmes matières ont supposé que, par les Duergar, on avait voulu désigner les habitants primitifs de la Scandinavie : les nations laponne, finlandaise, islandaise, qui, fuyant devant les armées conquérantes des Ases[3], cherchèrent les régions les plus reculées du Nord, et là s’efforcèrent d’échapper à leurs ennemis d’Orient[4]. Des traditions nombreuses ont conservé le souvenir des Alf dans la mémoire du paysan scandinave ; et le signalement de leur physionomie et de leurs mœurs, tel que nous l’offrent ces récits, correspond, en certains endroits, d’une manière absolue, avec la description de nos Fées et de nos Lutins. Les petits Elfes souterrains, que l’on suppose habiter les maisons de l’homme, sont décrits comme des êtres joyeux et malicieux, imitateurs de toutes les actions humaines. On dit qu’ils aiment l’ordre et la propreté dans les maisons et les appartements, et qu’ils récompensent les domestiques soigneux et propres[5]. Il est facile de reconnaître, dans cette désignation, fournie par les croyances norwégiennes, le prototype de nos lutins ; mais, dans tous les pays où s’est répandue la tradition scandinave, outre leur nom générique, on a donné aux lutins de la contrée une dénomination particulière. Ainsi, les lutins allemands sept appelés Kobold ; ceux des Danois, Nissen ; ceux des Écossais, Bogle ; en Lorraine, on les nomme Sotray ; en Normandie, nous avons notre Gobelin, connu aussi en Angleterre sous le nom de Hob-goblin. La Bretagne possède une génération de nains appelés Korr, Korrig, Korrigan, Korrigwen[6] ; ils habitent les dolmen, les ruines des anciens châteaux, et principalement les monuments de Carnac, près Quiberon. Les données que nous possédons sur leur caractère et leurs habitudes, doivent les faire ranger parmi les Duergar de la plus méchante espèce, c’est-à-dire parmi ceux qui se plaisent à tourmenter les hommes, à leur causer toutes sortes de maux, et qu’on distingue, chez les peuples scandinaves, par l’appellation de Trolds[7].

Le Gobelin ou Goubelin est le plus fameux de nos lutins servants ; mais, pour retracer sa physionomie d’une façon complète, il nous faut déterminer les traits principaux de sa race, qui mérite, à juste titre, les dénominations sémillantes de Farfadets, de Lutins et de Follets.

En général, le lutin est plutôt malicieux que méchant ; il aime les bons tours, le petit mot railleur, les farces d’écolier ; il est moqueur et rusé, et ne prend guère au sérieux que son amour-propre. En dépit de ses gambades grotesques, de ses mines grimaçantes, de sa petite taille qui dépasse à peine la hauteur d’un brin d’herbe, du bonnet pointu dont l’affuble l’imagination du peuple, il ne souffre pas qu’on manque à sa dignité par une désignation méprisante, ou seulement par quelques plaisanteries hors de propos. Dans ce cas, sa vengeance est cruelle, à moins qu’elle ne trouve à se satisfaire au moyen d’une farce bien saugrenue[8].

Le lutin a une passion excessive pour la propreté ; il se complaît dans les surveillances minutieuses, et les servantes ou les ménagères ont le privilège d’exciter ses plus tendres sympathies. Lorsqu’elles s’acquittent scrupuleusement de leurs devoirs, il leur témoigne sa satisfaction d’une manière très efficace, en aidant à leur tâche avec une adresse, une promptitude et une dextérité singulières.

Pourtant, ce dévouement et cette prédilection ne sont pas aussi désintéressés qu’on serait porté à le croire : le lutin tient un peu du viveur ; il fait profession de fine gastronomie. Voulez-vous avoir part à ses bonnes grâces ? tenez toujours un repas friand à sa disposition, car il est très exigeant sur la qualité du lait et sur l’assaisonnement des gâteaux.

Les prédilections du lutin ne se concentrent pas exclusivement sur les range-ménage et les cuisinières ; notre gobelin, en particulier, affectionne beaucoup les enfants et les chevaux. Il panse ceux-ci, les étrille, les mène boire à la mare, en galopant sur leur dos ; divertissement qui lui est commun avec tous les petits marmots du village[9]. Il vole les meilleurs épis d’avoine pour ses favoris, qu’il distingue par un genre de parure à sa façon espiègle. Il leur lutine les crins, c’est-à-dire qu’il les tresse, les entremêle ou les ébouriffe en écheveau inextricable. On raconte même que deux jeunes filles ayant couché dans une écurie, un mauvais lutin s’amusa, pendant la nuit, à lutiner tellement leur belle chevelure, que le lendemain elles furent obligées de la couper.

Les petits enfants ont aussi leur part dans ces attentions malicieuses. Le lutin est pour eux un père nourricier très expert, qui les berce et même les fouette au besoin ; qui les pince pour éveiller leur sensibilité, et les caresse pour essuyer leurs larmes ; mais qui compense le tout par de bonnes régalades de bouillie, qu’il prend soin lui-même de leur préparer.

Les Lutins affectionnent différentes métamorphoses : notre Gobelin se transforme souvent en cheval ; on l’appelle alors le cheval Bayard. Mais c’est un véritable animal diabolique qui se complaît à jouer mille attrapes. Il s’en va, tout sellé et bridé, au-devant de quelque pauvre paysan rompu de la fatigue d’une longue route, et qui regagne péniblement son logis. Quelquefois, tenté par la bonne apparence de la monture, le crédule voyageur se hasarde à enfourcher le soi-disant cheval ; c’est alors une agilité de pirouettes, de sauts et de soubresauts, de caracoles, de pétarades à mettre aux abois le meilleur écuyer ! Encore n’a-t-on pas la chance de quitter à volonté cette maudite monture : il faut, bon gré mal gré, attendre que le gobelin juge à propos de terminer la plaisanterie, et de se débarrasser lui-même de son cavalier ; ce qu’il fait en le jetant lestement au milieu d’une mare ou d’un fossé plein d’eau bourbeuse[10].

Il serait inutile de chercher, dans ce nom de cheval Bayard, qu’on donne au gobelin, une analogie plus éloignée qu’une étymologie. Le mot Bayard signifie, en quelques patois, bay, de couleur rousse ; cheval Bayard, cheval roux. C’est à ce titre que des chevaux célèbres dans les annales de la chevalerie ont porté ce nom : le cheval des quatre fils Aymon et celui du paladin Renaud de Montauban, s’appelaient Bayard.

Le gobelin affecte parfois, aussi, la figure et les manières d’un petit villageois. Il se pavane sous ce masque hypocrite, et, pour complaire à sa manie, il faut l’appeler Bon Garçon[11] ; cette qualification le flatte beaucoup, et ne manque pas de provoquer ses bonnes grâces. Aussi, le paysan normand ne se fait-il pas faute de la lui accorder, avec une déférence narquoise que la peur et l’intérêt stimulent.

Nous osons à peine maintenant ajouter quelques explications sur la prédilection du lutin pour les jeunes filles ; car il y a un malencontreux proverbe qui s’est avisé de persiffler cette gracieuse et platonique sympathie :

Où il y a belle fille et bon vin,
Là aussi hante le lutin !

En dépit de l’intention malveillante de ce dicton, nous persistons à penser qu’il devait y avoir, entre la jeune fille et le lutin, toutes les conditions d’une joyeuse camaraderie, et nous fondons notre opinion sur des analogies de caractère faciles à signaler. N’ont-ils pas tous deux, en effet, les mêmes délicatesses de propreté et dégoût ; ce soin des détails, cette préoccupation des petites choses, qui appartiennent aux espèces intermédiaires ; un vif appétit aiguisé par la friandise ; une vive humeur aiguisée par la malice ; un amour-propre très digne, très prude, très amusant, rehaussé de quelque adorable ridicule qui le coiffe du bonnet pointu ; avec cela, des enthousiasmes à tort et à travers ; des amitiés par boutades ; la manie des petites cruautés, sorte d’épreuve par la torture qu’on réserve à ses plus tendres favoris ? Et, parfois, au milieu de ces mutines espiègleries, se rencontre, aussi, quelque dévouement bien humble et bien pur ; quelque amour silencieux et profond, dont les traditions du lutin peuvent nous fournir plusieurs exemples qui ne sont plus à citer dans les mémoires de jeunes filles.

Tous nos lecteurs se rappelleront, à ce sujet, la touchante et suave histoire du Lutin d’Argail, si poétiquement racontée par Ch. Nodier. Notre Normandie possède aussi un Trilby amoureux, diminutif bien trivial, hélas ! de son frère d’Écosse ; mais, comme la catastrophe de ses amours ne réclame nullement la plume d’un grand poète, nous pouvons en tenter le récit, sans nous exposer au remords d’en avoir gâté l’impression ou amoindri l’effet.

La tradition dont il s’agit se raconte aux environs d’Argentan, sous ce titre : Le Lutin ou le Fé amoureux. Il paraît que ce masculin n’est point une particularité ; d’après les détails qui nous ont été transmis, il appartiendrait à une classe d’êtres connus en certains cantons de la Basse-Normandie, et qu’il faut ranger dans la catégorie des Fées champêtres, dont leur sexe seul les distingue. Sa qualité d’amoureux n’est pas non plus un cas exceptionnel ; c’est le caractère de l’espèce entière d’être sujette à s’éprendre, quoique d’une passion platonique et toute contemplative, des femmes qui, par leur douceur et leur beauté, justifient ce délicat hommage. Une belle femme de la campagne était devenue l’objet d’un pareil culte : un Fé venait lui rendre visite chaque soir, tandis qu’elle filait seule au coin de son foyer ; le Fé avait une place de prédilection : c’était l’escabeau placé à l’autre coin de l’âtre ; il ne manquait jamais de s’y asseoir, et demeurait là des heures entières, en contemplation devant sa maîtresse. Mais, soit que cette femme ne sût pas apprécier cette passion mystérieuse ; soit, au contraire, qu’elle commençât à ressentir dans son cœur ces luttes de l’amour naissant qui se révolte contre lui-même, et se venge souvent de sa propre tyrannie sur l’objet aimé ; soit, enfin, pour tout autre prétexte de vertu féminine, la perfide villageoise avertit son mari des visites clandestines du lutin. L’époux indigné prépare aussitôt sa vengeance : il prend, un soir, les vêtements de sa femme, et s’assied à sa place, en s’essayant à filer comme elle ; auparavant, il avait eu soin de faire rougir la galetière (espèce de gril en tôle pour cuire les galettes), et de la mettre sur le siège qu’occupait d’ordinaire notre amoureux. Celui-ci arrive, et, ne se méprenant pas sur ce travestissement : « Où donc, dit-il, est la belle, belle, d’hier au soir, qui file, file, et qui atourole toujours (qui dévide sur son fuseau) ; car toi, tu tournes, tu tournes et tu n’atouroles pas ? » Nonobstant cette défiante question, le lutin s’assied à sa place accoutumée ; mais, à peine s’est-il posé sur le siège perfidement préparé, qu’il se relève et s’entait en poussant les hauts cris. Ses compagnons embusqués au haut de la cheminée lui demandent ce qu’il a : — Je me brûle, leur crie-t-il. — Eh ! qui donc t’a brûlé ? — C’est Moi-même. — Car il faut savoir que le rusé paysan avait fait dire au lutin par sa femme qu’il s’appelait Moi-même[12]. À cette réponse, les Fés se moquèrent du pauvre amoureux grillé, et l’abandonnèrent à son triste sort, tandis que le paysan, à l’aide de cette précaution adroite, évita la vengeance qu’ils n’auraient pas manqué de tirer de lui. On ne dit pas si la belle regretta son lutin, ni si celui-ci retourna encore près d’elle depuis cette aventure. Au reste, ces deux suppositions ne manqueraient pas de vraisemblance. Le cœur des femmes est enclin à des retours de tendre compassion, et puis, ce ne sont jamais les amoureux qu’on rebute qui vous tiennent le plus rigueur !

Sans employer des moyens aussi extrêmes que celui dont se servit le mari courroucé de la belle Normande, on peut se débarrasser des Lutins quand leur présence devient importune et fâcheuse : comme ils aiment beaucoup la symétrie, il suffit, pour les rebuter, de déplacer ce qu’ils ont mis en ordre, ou de jeter çà et là de la graine de lin dans l’appartement que le gobelin habite ; sa vivacité naturelle ne lui permet pas de la ramasser ; il finit par s’impatienter, et va chercher fortune ailleurs[13] !

Cependant, les Lutins n’ont pas l’habitude de s’introduire en intrus dans les maisons qu’ils se proposent d’habiter. Avant de s’établir dans un lieu quelconque, ils tentent une épreuve qui les assure que le maître du logis est disposé à payer, par une légère condescendance, l’agrément de leur compagnie. Voici en quoi consiste cette épreuve : Ils amassent dans un coin, ou éparpillent au milieu de la maison, force copeaux et petits éclats de bois : ils jettent de la fiente de bétail dans des seaux pleins de lait. Si le maître de la maison, remarquant ce manège, laisse les copeaux sans les ramasser, et s’il consomme le lait souillé, en compagnie de sa famille et de ses serviteurs, les Lutins, satisfaits de cette marque de déférence, s’établissent chez lui pour toujours[14].

Cette hospitalité peut donc avoir sa bonne ou sa mauvaise chance, suivant l’espèce des Lutins auxquels elle profite ; quelques esprits malfaisants se plaisent, surtout, à porter le trouble dans les lieux où ils s’installent : « Tantôt, remuant et renversant les ustensiles, tables, tréteaux, plats, écuelles, tantôt tirant l’eau d’un puits et faisant crier la poulie, ou bien ils cassent les verres, font tomber les ardoises, jettent des pierres, roulent par les escaliers des choses pesantes ; ils entrent dans les chambres, et contrefont, soit un chat, une souris, soit un autre animal quelconque ; ils foulent dans leur lit les personnes couchées, tirent les rideaux et la couverture, et s’amusent à mille singeries. Cependant, tout ceci n’a d’autre résultat que d’inquiéter les personnes de la maison et d’empêcher leur sommeil ; car tout ce qui semble rompu et brisé, se retrouve le lendemain à sa place et en bon état[15]. »

Ce sont encore ces mauvais tours que l’on prête de nos jours aux Lutins, surtout dans le département de la Manche, où l’on désigne l’espèce entière de ces esprits malicieux, sous le nom de Goubelins. On dit que les Goubelins apparaissent souvent sous la forme d’enfants noirs[16] : signalement qui se rapporte tout-à-fait à ces Velus dont parle Burchard, auxquels il fallait donner de petites arbalètes et de petites bottines d’enfant, pour les engager à se fixer dans certaines maisons, où ils apportaient un abondant renfort de provisions, aux dépens des caves et des celliers du voisinage[17].

À propos des infestations de maisons par les Esprits, nous ne pouvons résister à citer ici une charmante petite historiette racontée par Henry Heyne : « Un pauvre Jutlandais devint si chagrin de la présence d’un de ces singuliers commensaux, qu’il résolut de lui abandonner sa maison. Il chargea ses misérables effets sur une brouette, et se mit en chemin pour aller s’établir dans le village prochain ; mais, s’étant retourné une fois en route, il aperçut le petit bonnet rouge et la petite tête du Kobold qui, s’avançant hors d’une des barattes au beurre, lui cria amicalement : Wi flutten ! (Nous déménageons !)[18] » Cette ingénuité railleuse, qui dut démonter le courage du pauvre homme, était une véritable saillie de lutin.

Ne méritaient-ils pas quelque déception de cette sorte, ceux qui, par une tentative inhospitalière, essayaient de pourchasser ce peuple vif et spirituel, qui égayait de ses malices la rusticité de la chaumière villageoise, et qui venait par son adresse au secours du travail nécessiteux ?

On raconte que les Lutins venaient quelquefois, pendant les veillées d’hiver, s’asseoir au milieu des travailleurs, et filer le lin avec eux. En s’en allant, ils jetaient un peloton par la fenêtre, et, déroulant ce fil jusqu’au plus haut des airs, s’y mettaient à cheval pour retourner au pays des nuages[19]. Si un semblable fil pouvait ramener nos lutins ici-bas, nous connaissons de pauvres solitaires qui ne se fâcheraient point de le voir se diriger sous leur toit ; dût, en grâce de l’hospitalité, toute la bande joyeuse faire son sabbat au logis !

Encore quelques mots sur notre Gobelin normand, qui, suivant la tradition, aurait une origine toute différente de celle des autres lutins. Orderic Vital, parlant de saint Taurin, premier évêque d’Évreux, qui vint de Rome dans le pays des Évantiques pour prêcher l’évangile et détruire l’idolâtrie, dit que ce saint prélat chassa du temple de Diane un horrible démon qui, pendant long-temps, ne cessa point d’habiter la ville où il faisait de fréquentes apparitions, mais sans pouvoir jamais nuire à personne. « Le vulgaire, ajoute-t-il, l’appelle Gobelin[20], et assure que, jusqu’à ce jour, les mérites de saint Taurin l’ont empêché de nuire aux hommes. Comme il avait obéi aux ordres du saint évêque en brisant ses propres statues, il ne fut pas à l’instant replongé dans l’enfer, mais il subit sa peine dans le lieu où il avait régné, et vit sauver les hommes auxquels il avait si souvent insulté en travaillant à leur perte[21]. »

Suivant ce témoignage de notre moine historien, le Gobelin ne serait rien moins qu’un démon orthodoxe, supérieur par l’origine et l’antiquité à la race des Lutins Scandinaves. Ainsi, ce serait seulement par analogie de caractère et de mœurs qu’on lui aurait attribué le nom de Gobelin, dont on retrouve la racine gothique dans le mot allemand Kobolt[22].

Dans quelques parties de la Normandie, les Lutins servants sont appelés les Hans, à cause de ce que nous avons dit ailleurs, de leur habitude de hanter certaines maisons[23].

Il faut ajouter aussi que les Lutins et les Gobelins fréquentent particulièrement les vieux châteaux, les lieux solitaires et mal famés, les monuments druidiques, et tous les endroits qui peuvent recéler les trésors cachés dont ils prennent possession.

Le Gobelin règne dans l’intérieur de la Normandie ; mais tout le littoral du pays de Caux est sous la surveillance et la domination du Nain rouge. Celui-ci a une physionomie sévère, en rapport avec la contrée abrupte et solitaire qu’il habite. Il semble que, devant ces hautes falaises, imprégnées de l’air salin de la mer ; qu’au milieu de ces vallées mélancoliques, où se fondent toutes les brumes orageuses de la rive, le Nain rouge n’ait jamais perdu de vue la sombre Scandinavie, et qu’il n’ait pu se dépouiller aucunement du caractère et des habitudes qu’il doit à son origine. Comme les Duergar et les Trolds, il est d’une humeur vindicative et d’une farouche susceptibilité. Habile et passionné nécromancien, il obéit ponctuellement à l’appel des mots cabalistiques. Aussi n’est-il pas difficile d’entrer en communication avec lui ; peut-être même obtiendra-t-on ses services pour réaliser certains projets de mariage, de fortune, d’avenir, si ces entreprises lui paraissent dignes de sa coopération. Mais, qu’on le réclame pour un sujet qui ne mérite point son intérêt, ou qu’on le dérange pour un simple motif de curiosité, et le Nain rouge punira cruellement l’irrévérence de cette démarche inconsidérée. Informez-vous plutôt aux habitants de la vallée de Veulettes, ils vous diront que plusieurs de leurs compatriotes sont borgnes, boiteux, contrefaits, et qu’ils doivent ces infirmités aux mauvais traitements du Nain rouge. D’autres, plus heureux, ont su apprivoiser ce farouche lutin ; ceux-ci n’ont eu qu’à se louer de ses bons procédés : avec eux, il versait le vin à plein verre, était aimable, courtois et joyeux compagnon.

Les pêcheurs de la vallée de Palluel passent les nuits à veiller à la garde de leurs filets, tendus à ces savoureuses truites que recherchent nos gourmets les plus délicats. Cependant, cette précaution ne serait pas suffisante peut-être pour mettre ces pêcheurs à l’abri d’une attaque violente, si l’on ne savait que la plupart d’entre eux sont en communication avec le Nain rouge. La crainte qu’inspire le sévère lutin est une meilleure gardienne de leur pêche, que les armes qu’ils sont toujours prêts à diriger contre quiconque tenterait de s’en emparer[24].

À Dieppe et dans les environs, le Nain rouge est de même parfaitement connu. Un jour, deux pêcheurs qui allaient au fond du Pollet, aperçurent, en approchant du sommet de la côte, un petit garçon assis sur le bord de la route, et lui demandèrent ce qu’il faisait là. — Je me repose, dit-il, car je voudrais reprendre ma course jusqu’à Berneville (village situé à une lieue du Pollet). — Bien ! répliqua un des pêcheurs, vous pourrez venir avec nous ; c’est le chemin que nous suivons aussi. — Là-dessus, ils se remirent tous trois en marche. Chemin faisant, le petit garçon inventait mille espiègleries des plus risibles, pour amuser les pêcheurs ; si bien qu’ils se trouvaient très satisfaits d’avoir recruté sa compagnie. Cependant, ils étaient arrivés devant un étang qui est proche de Berneville. Là, notre malicieux gamin se saisit d’un des pêcheurs, et le lança en l’air comme il aurait pu faire d’un volant, et de manière à ce qu’il dût retomber dans l’eau. Mais ce fut une grande surprise pour le méchant lutin de voir, au contraire, que le pêcheur était tombé sain et sauf de l’autre côté de l’étang. — Remerciez votre patron, s’écria-t-il de sa petite voix cassée, qui vous a inspiré ce matin de prendre de l’eau bénite à votre lever ; sans quoi, il vous fallait essayer d’un bain de surprise.

Voici une autre histoire que les vieilles femmes du Pollet racontent à leurs petits enfants : Un grand nombre d’enfants jouaient un jour sur le rivage, quand un très petit homme, le Petit Homme rouge, vint à passer par là, et les enfants tout aussitôt de se moquer de lui. Le petit homme se fâche, il ramasse des pierres et se met à les lancer aux insolents marmots. Il était tout seul de son côté ; cependant les pierres pleuvaient comme si cent bras les eussent lancées, ce qui forçait les pauvres enfants de s’enfuir tout effrayés, quoique aucun d’eux n’eût reçu de blessures. Les petits fuyards allèrent d’abord se réfugier dans le bateau d’un pêcheur ; mais le nain les suivit, continua de les bombarder si bien, que, pour se mettre à l’abri, ils descendirent à fond de cale et y demeurèrent cachés. Cependant, ils entendirent encore résonner les pierres sur le pont pendant plus d’une heure entière, et ils s’imaginaient que tout le vaisseau en serait couvert et eux ensevelis dessous. À la fin, tout parut tranquille, aucun bruit ne se faisait plus entendre ; alors, ils se hasardèrent à regarder, et virent que le petit homme était disparu ; quant aux pierres, il n’en restait pas une seule sur le pont. Bien contents de l’Homme rouge, qui les tenait quittes pour la peur, ils n’osèrent pas cependant le remercier par de joyeuses acclamations, mais chacun d’eux regagna sa maison à toutes jambes[25].

Cette fois le Nain rouge avait été moins sévère qu’il ne l’est habituellement : heureuse enfance ! les bonnes grâces et l’indulgence de tous sont pour cet âge.

Parmi les esprits familiers et domestiques, dont nous venons d’entretenir nos lecteurs, quelques-uns font choix d’une personne, à laquelle ils s’attachent, et qu’ils servent fidèlement, soit qu’ils aient été liés par un pacte à cet effet, soit qu’ils en agissent ainsi de leur propre gré et par inclination[26]. Au xvie et au xviie siècle, on supposait encore que les hommes remarquables agissaient sous l’influence d’esprits qui leur étaient dévoués, et auxquels ils devaient leur génie, leur courage et leur fortune. Cette croyance singulière date de loin : Wace raconte que l’archevêque de Rouen, Mauger, qui excommunia Guillaume-le-Conquérant, que celui-ci fit ensuite déposer, et que tous les historiens accusent de mauvaises mœurs et de magie, avait un Lutin nommé Toret[27], qui obéissait à son commandement, mais que personne ne pouvait voir :

Plusors distrent por vérité
Ke un déable aveit privé ;
Ne sai s’esteit lutin u non ;
Ne sai nient de sa façon ;
Toret se feseit apeler,
E Toreit se feseit nomer.
E quant Maugier parler voleit,
Toret apelout, si veneit ;
Plusors les poeient oïr,
Maiz nus d’els nés poet véir[28].

On connaît, en Basse-Normandie, une sorte d’Esprits appelés les Lubins[29]. Ils se déguisent en loups et vont rôder la nuit, cherchant à entrer dans les cimetières, sans doute pour s’y repaître d’une hideuse proie. Ils sont d’un naturel très peureux, et s’avancent sous la prudente direction de leur chef qui est tout noir, le plus grand de la bande, et peut-être aussi le plus peureux ou le plus brave. Au moindre bruit suspect, il donne le signal de l’épouvante en se dressant sur ses pattes et en se mettant à hurler. Aussitôt, et sans calculer les chances du combat, tous s’enfuient en criant : Robert est mort ! Robert est mort ! Ce qui donnerait à penser que leur frayeur est stimulée par quelque souvenir tragique. On dit d’un homme timide : il a peur des Lubins !

Un autre démon, Fort-Épaule, semblable au Moine-Bourru de la Picardie, allait danser au clair de la lune dans les champs et les bois, et frappait rudement les passants[30] ! Si l’on s’en tient à la dénomination de cet étrange démon, il devait être plus terrible que tous les lutins ensemble ; mais ses mauvais tours sont aussi passés de mode dans notre siècle ! Si les Esprits ont jadis bafoué nos pères, il faut avouer que nous avons bien appris à leur renvoyer leurs insultes ; le plus simple et le plus timide d’entre nous est devenu un Fort-Épaule, et, devant notre génie incrédule, tout le cortège des puissances malfaisantes n’est plus qu’une bande dégénérée de Lubins !



  1. Le Roux de Lincy, Liv. des Légendes, Introduction, p. 158.
  2. Fairy mythology, t. I, p. 109 et suiv.
  3. On entend, par Ases, les Asiatiques qui, sous la direction d’Odin, apportèrent leur religion et leurs arts dans la Scandinavie.
  4. Walter Scott, Démonologie, Lettre IV.
  5. Fairy mythology, t. I, p. 137.
  6. Th. de la Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, Introduction, p. xlix.
  7. Les Bretons connaissaient aussi une autre espèce de génie ou de lutin appelé Teuss, dont le nom et les qualités rappellent les Dusii. Dom Martin dit que Dusii est un mot celte, avec terminaison latine, formé de Teuss, qui signifie tout ce qui paraît et disparaît en un moment : un lutin, un spectre, un fantôme. Ceci nous fournirait une preuve, entr’autres, du mélange qui s’est opéré, dans nos croyances superstitieuses, des traditions gauloises avec les traditions scandinaves.
  8. Henry Heyne, l’Allemagne depuis Luther, Revue des Deux-Mondes, 1834, t. I, p. 484 et suiv. — Walter-Scott, Démonologie, Lettre VI, p. 127 et suiv.
  9. Acad, celtique, t. IV, p. 77. — Cassien, cité par Becker, Monde enchanté, t. I, p. 293. — L. Dubois, Annuaire statist. du dép. de l’Orne, 1809, p. 114. — Pluquet, Contes populaires de l’arrond. de Bayeux, p. 14.
  10. L. Dubois. Annuaire statistique du dép. de l’Orne, 1809, p. 116.
  11. Le Gobelin anglais, Hob-Goblin, porte aussi le surnom de Robin Good-fellow, Robin Bon-garçon.
  12. Le paysan bas-normand qui créa cette plaisante Légende ne se doutait guère qu’il imitait Homère. Dans l’Odyssée, on voit Polyphême, perfidement aveuglé par Ulysse à l’aide d’un pieu rougi au feu, convoquer à grands cris les Cyclopes, se plaindre, gémir et maudire Outis. — Qui donc vous a fait du mal ? — Outis, répondait Polyphême. (Outis, en grec, est un diminutif d’Ulysse, et signifie Personne.) — Personne ne vous a fait de mal ? Ne gémissez donc pas ! Si personne ne vous a crevé l’œil, ne demandez donc pas vengeance !
  13. L. Dubois, Annuaire statist. du dép. de l’Orne, 1809, p. 115.
  14. Henry Heyne, l’Allemagne depuis Luther, Revue des Deux-Mondes, 1834, t. I, p. 486 ; — Becker, Monde enchanté, t. I, p. 289.
  15. Le Loyer, Disc. des Spectres, p. 389.
  16. P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832.)
  17. « Fecisti pueriles arcus parvulos, et puerorum suturalia, et projecisti sive in cellarium, sive in horreum tuum, ut satyri vel pilosi cum eis ibi jocarentur, ut tibi aliorum bona comportarent, et indè ditior fieres. » (Burchard, l. xix, c. 5, f° 195 v° de l’édit, de Cologne, 1548, in-f.)
  18. Henry Heyne, l’Allemagne depuis Luther, Revue des Deux-Mondes, 1834, t. I, p. 486.
  19. Contes du Gay-Savoir (Notes).
  20. Hune vulgus Gobelinum appellat. (Ordericus Vitalis, lib. v.)
  21. Orderic Vital, Histoire de Normandie, liv. v, t. ii, p. 322 de la traduction de M. Louis Dubois.
  22. La Monnoye, Notes sur Bonaventure Desperriers.
  23. Pluquet, Contes populaires de l’arrondissement de Bayeux, p. 12.
  24. Notes communiquées par M. Fallue.
  25. Fr. Shoberl, Excursions in Normandy, t. I, p. 259.
  26. Vigneul Marville, Mélanges d’hist. et de litt., t. i, p. 197.
  27. M. Aug. Le Prévost (Notes du Roman de Rou) suppose que ce nom est un diminutif de Thor ou Thur, divinité du Nord.
  28. Wace, Roman de Rou, t. ii, v. 9713.
  29. Pluquet, Contes populaires de l’arrondissement de Bayeux, p. 14.
  30. Contes du Gay-Savoir (Notes).