La Normandie romanesque et merveilleuse/02

J. Techener & A. Le Brument (p. 9-25).

CHAPITRE II.

Robert-le-Diable.


Circonstances singulières de sa naissance. Sa cruauté se décèle dès
l’enfance. Déportements et crimes de sa jeunesse ; conversion
soudaine ; pénitence ; dénouements divers de la légende.

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Rechercher avec trop de subtilité les idées morales qui ont présidé à ces créations poétiques, dont nous essayons l’analyse, ce serait sans doute en altérer le naturel et s’égarer dans le labyrinthe d’une métaphysique bizarre, et en dehors du sujet. Tel n’est pas notre but ; nous voulons laisser, à ces inspirations des temps anciens, l’élan et la libre allure de leur naïveté. Loin de nous, aussi, la prétention d’interpréter, dans un sens nouveau, des traditions aussi répandues que celle qui nous occupe en ce moment : le prototype de Robert-le-Diable est trop généralement compris, pour qu’il nous soit réservé de le mettre en évidence ; mais nous le commentons, à notre tour, afin de fortifier l’impression qu’il doit produire ; nous passons le crayon sur des lignes déjà tracées, pour leur prêter plus de relief et d’effet.

Cette fameuse légende de Robert-le-Diable nous a été léguée par le moyen-âge, sous trois formes différentes : 1o comme récit historique, dans les premières pages des Chroniques de Normandie ; 2o comme poème, dans une composition intitulée : Li Romans de Robert-le-Diable, laquelle fut transformée, au xive siècle, en Dit ou Dité de Robert-le-Diable[1] ; 3o comme drame, dans une ancienne moralité mystique, qualifiée : Miracle de Nostre-Dame de Robert-le-Diable[2]. Ces trois compositions spéciales indiquent autant de versions différentes, nées de la fantaisie du poète, ou de la crédulité de l’historien. Notre récit analytique les adoptera tour-à-tour, selon qu’elles présenteront une signification plus originale ou plus frappante.

La naissance d’un héros aussi merveilleux que Robert ne pouvait manquer d’être caractérisée par quelques circonstances extraordinaires. Celles-ci nous sont expliquées par un récit qui paraphrase, d’une manière aussi singulière que naïve, cette plaintive exclamation de l’écriture sainte : l’homme né de la femme ! Voici le texte de la Chronique de Normandie : « Aduint que le duc par un iour de samedy venoit de chasser en la forest de Rouveray, et eut desir de coucher auec Inde sa femme, mais la dame voulut délayer la compaignie de son seigneur, lequel fut très fort embrasé de son amour. Et comme la dame n’osa désobéir à la volonté de son mary, par courroux lui dit que jà Dieu n’eust part à chose qu’ils fissent. Et ainsi d’iceluy duc la bonne dame conceut fruict[3]. »

Ce fut après des douleurs qui, pour la violence et la durée, dépassèrent le cours ordinaire de la nature, que la duchesse Inde mit son enfant au monde. La malédiction sacrilége qu’elle avait prononcée sur lui commença, dès lors, à produire ses effets monstrueux ; aussi les détails de la première enfance de notre héros renchérissent-ils, en fait de puéril effrayant, sur les plus terribles contes de Croque-mitaine, sauf que, contrairement aux bonnes règles, c’est ici la scélératesse du marmot qui triomphe. Tous ceux qui s’approchent du jeune Robert sont en butte à sa sournoiserie : il bat ses nourrices, et leur mord le sein plus cruellement que ne le font les autres enfants ; les petits compagnons de ses jeux, il les accable d’outrages et leur fait endurer mille tortures.

Ensi Robert ne pot bien faire
Son mestier est tous tans al braire.
Mes plus en .i. seul ior croissoit
Quns autres en .vii. ne feist[4].

La méchanceté grandit en s’exerçant : quand il a atteint l’âge de sept ans, pour se venger d’une réprimande que son maître d’école vient de lui adresser, il le surprend pendant son sommeil, et le tue d’un coup de couteau dans le ventre[5] ! Ce ne sont encore là que les prémices de ses crimes : Robert parvient à la plénitude de sa jeunesse, et chacune de ses actions est un nouvel épisode de sa frénésie sanguinaire : il pille les églises, ravage les monastères, tue les maris, enlève les femmes, force jusqu’aux reclusages de filles, et, en un mot, commet tant de cruautés, que c’était merveille, dit la Chronique, que la terre ne fondait pas sous lui.

Les circonstances du récit qui précède semblent non moins extravagantes que monstrueuses : c’est qu’il y a toujours un conte de nourrice au berceau des destinées singulières. Cependant Robert, devenu homme, n’est plus déjà qu’une personnification vraie de la féodalité, dans toute l’indépendance de son caractère égoïste et féroce.

Comme toutes les choses inhérentes à la nature humaine, le mal est variable et multiforme ; aussi n’agit-il sur la vie des nations, et souvent sur celle des individus, que par phases accidentelles. Cela explique les différens degrés par lesquels la réprobation qu’il nous inspire s’atténue et en vient elle-même à se méconnaître : la haine épuisée dégénère en mépris ; l’indignation qui s’oublie, se réduit à la pitié ; bientôt le crime, en s’éloignant, prend, à nos regards désintéressés, l’aspect de la folie ; ce qui était un objet d’horreur devient un sujet de risée, et les fautes des pères sont un jouet pour l’esprit des générations nouvelles.

Voilà ce qui est arrivé pour la plupart de ces récits qui terrifiaient le moyen-âge : nos mœurs adoucies et légalisées, notre caractère sobre et circonspect, ne peuvent en concevoir la réalité ; et cet horrible, grandi jusqu’au gigantesque, ne nous représentant que les proportions de l’absurde, nous faisons honneur à l’invention de toutes les monstruosités du vrai.

Pourtant, à travers les outrecuidances de ce merveilleux féroce, certains traits de mœurs saisissants, nous confirment un fond de réalité vivante ! Ainsi, le père et la mère de Robert se désespèrent d’avoir donné naissance à un tel fils ; mais, au milieu de sa douleur navrante, la bonne dame Inde s’avise, enfin, qu’il serait bon que Robert fût fait chevalier ; elle va trouver son seigneur, et lui dit que, par l’ordre de chevalerie, leur fils pourrait changer de conduite, et venir à résipiscence.

Sire, merchi, dist la duchoisse,
Se vous voles bien, ceste noisse
Poes esraument abaissier.

. . . . . . . . . . . . . . .


Faites vo fil chevalier faire,
Adont le veres retraire
Asses tost de ces grant malisse ;
Tout en laira son maluais visse,
Sa crualté et son meffait,
Puis qu’il sera chevalier fait[6].

Si nous avons reconnu, dans les crimes de Robert, la peinture des excès de la féodalité, voici ce qui constate pour nous le mobile du progrès moral de cette puissance farouche. La chevalerie, c’est l’élément religieux introduit dans le matérialisme encore barbare de la vie suzeraine : brillante et laborieuse synthèse qui ne compléta point ses résultats, et ne fut, à vrai dire, qu’un acte de ferme propos, dont la civilisation trop faible ne put réaliser les promesses.

Cependant, Robert ne se prêta qu’avec répugnance à recevoir l’ordre de la chevalerie. La jeunesse n’est pas toujours d’accord avec les idées du progrès, si celui-ci ne favorise ses propres énergies. Notre héros ne trouva donc, dans cette cérémonie, qu’une occasion nouvelle de désordre et de cruautés. C’était protester à sa manière ! La veille des armes, au lieu de passer la nuit en prières, il s’en vint à un monastère de femmes, situé à une lieue de Rouen ; là, il choisit la plus belle d’entre ces religieuses, et, après l’avoir deshonorée, il lui trancha le sein, puis il s’en retourna fort tranquillement se recueillir en l’église de l’abbaye de Saint-Pierre, qui fut nommée plus tard Saint-Ouen de Rouen. Le lendemain, à la messe, le duc appela son fils, lui adressa une pieuse remontrance sur ses devoirs de chevalier, et lui donna l’accolade en le frappant du plat de son arme ; aussitôt, Robert, dont l’humeur sauvage mésinterprétait apparemment cette coutume, tira l’épée qu’on lui avait ceinte, et il en aurait frappé son père, si les barons qui étaient présents ne la lui eussent ôtée des mains.

Pour dernière scène de sa réception, Robert prit part à un tournoi, dans lequel il fut vainqueur des autres chevaliers ; mais, poussant le combat au sérieux, il voulait leur couper la tête à tous ; il en occit quelques-uns, et on eut beaucoup de peine à sauver les autres de sa fureur[7] !

Après ces mutineries de fils de prince, Robert voulut jouer un personnage plus important ; il se choisit des compagnons d’armes, et alla s’établir avec eux dans le château de Thuringue, dont il fit le quartier général de ses brigandages. Ce château était situé près de Rouen, sur la colline qui domine le Val-d’Eauplet, baigné des flots de la Seine. Il ne reste aucune trace de l’antique repaire ; mais, au-dessus de la même colline, est maintenant assis ce doux refuge des pèlerins normands : la gracieuse église de Notre-Dame-de-Bonsecours[8].

Les excès de Robert se continuaient d’une manière effrayante ; enfin, le duc Aubert, poussé à bout par les plaintes qu’il entendait chaque jour, fit publier à son de trompe que quiconque occirait son fils Robert serait pardonné. Comme réponse à ce défi de la puissance paternelle, Robert fit crever les yeux aux messagers qui vinrent pour s’emparer de lui, et, dans ce piteux état, les renvoya à son père.

Cependant, le mal s’use à ses propres efforts ; le crime a d’horribles moments de dégoût et de lassitude. Dans une de ces alternatives où sa cruauté se dressait contre lui-même, Robert, emporté par je ne sais quel appel farouche de sa conscience, va trouver sa mère, qui habitait le château d’Arques, et, l’épée nue, prêt à frapper, il demande à celle dont il tient l’être un compte sanglant de la vie misérable qu’il a menée jusqu’alors.

Por coi je sui si ypocrites (s’écriait-il)
Et si plain de mal aventure
Que veir ne puis créature
Que a Dieu monte mal ne fache ?

Et si sa mère refuse de lui répondre, il fera boire dans sa cervelle son épée tranchante.

Ceste espee tranchant e bele
Feroie boivre en vo cervele[9].

Cette scène, qui ne se trouve point dans la chronique, mais, seulement, dans le roman et dans le drame, est admirable de conception ; toutes les qualités dramatiques s’y rencontrent : énergie, vérité, profondeur. Robert, levant pour la seconde fois un glaive parricide, n’obéit plus ici à un instinct de fureur insensée. Au milieu de la tourmente d’une ame harassée de crimes et possédée encore de toutes les puissances du mal, n’est-ce pas un mouvement saisissant et juste que cette colère exaltée par le remords ? Ses excès même n’empêchent pas qu’elle ne relève le caractère de notre héros jusqu’à la vraisemblance morale ; plus encore, elle atteint au sublime du sentiment, car elle trahit le désespoir le mieux justifié qui se soit attaqué jamais à la fatalité des destinées humaines. En effet, si le ciel est, à son gré, ou sourd à nos plaintes, ou sensible à notre douleur, son impassibilité doit s’ébranler au moins à ce cri de la conscience violée : pourquoi suis-je si méchant ?

La duchesse Inde répond aux menaces de son fils en lui avouant quel anathème elle a prononcé sur sa naissance ! À la découverte de ce secret de malédiction, le courroux de Robert, naguère si bouillant, s’apaise, ou plutôt se fond dans une immense douleur. Et pourtant, loin de fuir, sa mère à ses pieds implore la mort en punition de sa faute.

Quand Robert lot si ot grant ire
De chou que sa mere li conte.
Et grant deul moult et a grant honte.
Il en pleure moult tenrement.

. . . . . . . . . . . . . . .

Lors escout le bras et le poing
Sespee rue de lui moult loing[10].

Cette péripétie de notre légende est la dernière où la duchesse Inde joue un rôle ; mais l’on a pu remarquer déjà que le caractère de ce personnage est tracé avec beaucoup de naturel et d’intérêt : femme inconséquente, mère dévouée, Inde s’est approprié quelque chose de ces deux types divins, dont l’un résume la femme dans sa faiblesse, et l’autre dans sa gloire : Ève et Marie.

Cependant, Robert essaie de se relever de l’affaissement de son désespoir ; si la fatalité pèse sur lui, ce n’est pas, du moins, la fatalité aveugle et implacable qui régnait sur le monde ancien ; à celle-ci, le christianisme a opposé une puissance toute salutaire : la grâce miséricordieuse !

Robert se résout donc à la pénitence, mais sa conversion est d’abord tout aussi insensée que ses crimes : notre héros débute, en effet, par un acte de prosélytisme suffisamment brutal ; il va trouver ses anciens complices, et les presse, à son exemple, d’abjurer leurs crimes et d’en implorer le pardon. Ceux-ci, peu préparés à entendre une semblable homélie de la bouche de Robert, lui répondent en le raillant, et en jurant de le surpasser encore en cruautés et en désordres. Robert, outré, les assomme alors les uns après les autres, avec une grosse massue qu’il tenait à la main. L’éloquence de notre héros n’était plus méconnaissable !

Le nouveau converti s’achemine vers Rome pour obtenir du pape l’absolution de ses péchés. Après qu’il s’est déclaré le fameux Robert-le-Diable, dont le surnom est en horreur dans tous les pays, le saint père, émerveillé de ses dispositions repentantes, lui commande d’aller trouver un pieux ermite qui entendra sa confession et lui imposera la pénitence par laquelle il peut obtenir d’être déchargé de ses crimes et délivré des influences maudites qui le subjuguent. Robert obéit ; l’ermite, après avoir consulté le ciel, soumet le pardon de notre héros à trois conditions : il faut, premièrement, que Robert contrefasse le fou, et subisse toutes les avanies que cet état doit lui attirer ; secondement, qu’il demeure constamment muet ; troisièmement, qu’il ne prenne d’autre nourriture que celle qu’il pourra dérober aux chiens. Devant de telles exigences, le zèle de Robert ne se refroidit pas ; notre héros retourne à Rome, où il commence son rôle de fou, au milieu des clameurs et des provocations de la multitude.

Assez matin à Rome vient,
Un grant baston en sa main porte ;
Sitost com il entre en la porte
Fiert et cort et saut et henist,
Si que chascun borgois sen ist
Por la grant mervelle veoir[11].

Peu à peu le jeu devient cruel ; le peuple, qui a commencé par s’amuser des bouffonneries de Robert, finit par vouloir l’assommer, comme un enfant qui brise son jouet quand il en est las. Traqué de toutes parts, le pauvre pénitent se réfugie sous les degrés du palais de l’empereur. Ce prince, qui l’aperçoit, le prend sous sa protection, déclare qu’il sera son fou en titre, et préalablement commande qu’on lui donne à manger. Mais, aux termes de sa pénitence, Robert est obligé de refuser ce qui lui est offert ! Cependant, l’empereur s’avise de jeter un os de cerf à l’un de ses chiens ; aussitôt Robert se jette après le chien, l’attaque, le tiraille, et s’empare vaillamment de l’os, qu’il ronge avec une grande férocité d’appétit. Ce fameux débat achève de concilier à notre pénitent les bonnes grâces de l’empereur. Rien plus, soupçonnant quelque mystère, le prince veut qu’on dresse un lit pour son fou ; mais sa bonne volonté échoue encore une fois contre la muette résistance de Robert. Des bottes de paille sont offertes alors pour remplacer le lit ; notre héros s’étend dessus avec délices. L’empereur, qui commence à comprendre quelle sorte de régime est convenable à son hôte, recommande que la paille soit fraîchement entretenue, et que, pour l’avenir, la portion de ses chiens soit doublée. Une protection aussi spéciale n’a pas lieu de nous surprendre ; de tout temps, le ciel veille sur ses saints.

Le caractère de Robert converti n’est point entaché par la pénitence ravalante à laquelle il s’est soumis. En effet, ce n’est pas la faiblesse qui fait obédience en la personne de notre héros ; on le comprend au zèle héroïque avec lequel il accomplit sa tâche d’expiation. Cependant, il révèle encore, par-là, sa nature ardente et fougueuse. Quand il abjure ses fautes, l’homme d’intelligence se domine, mais l’homme passionné se torture. De quelque côté que celui-ci se tourne, il semble qu’il ait toujours à exiger sa proie d’amour ou de haine. C’est pourquoi il faut, à sa conversion, l’enthousiasme et les douleurs du martyre, dût-il être lui-même son propre bourreau.

De même que dans le roman, la conversion de Robert-le-Diable est relatée dans la Chronique de Normandie, avec cette seule différence qu’ici tout l’honneur en est attribué à un ermite normand, qui a donné asile à notre héros après un jour de combat.

Le récit de la Chronique se tranche ensuite brusquement, en abandonnant Robert-le-Diable, devenu Robert-le-Saint, aux rigueurs d’une pénitence limitée à sept années. Inde meurt, consumée par les regrets de l’absence de son fils ; son existence est accomplie avec sa tâche de douleur maternelle.

Voilà un dénouement assez austère pour satisfaire à toutes les susceptibilités des convenances morales ! Cependant, quelques-uns de nos lecteurs, doués d’un cœur trop faible, d’une imagination trop inflammable, d’une sympathie trop facile à s’égarer, en sont venus peut-être à souhaiter une conclusion plus attrayante pour eux-mêmes, et en même temps plus avantageuse, humainement parlant, pour notre héros. Que ceux-là reprennent courage et sécurité, car, en résumant les faits du drame et du roman, nous allons trouver à répondre à leur intérêt, à satisfaire leurs dispositions bienveillantes. Grâces en soient rendues à nos trouvères normands ; préoccupés qu’ils étaient du souvenir des croisades et des expéditions en Italie, ils ont rehaussé ce conte austère et terrible par une terminaison tout éblouissante dans sa féerie orientale. Redisons, d’après eux, les incidents de la pénitence de notre héros.

L’empereur de Rome avait une fille renommée pour sa ravissante beauté ; mais, hélas ! muette de naissance. Cette jeune princesse vivait tristement, isolée et comme cloîtrée par son infirmité. Heureusement, il y a toujours quelques célestes visions pour les solitaires ! Comme elle habitait un appartement dont les fenêtres étaient situées sur le jardin du palais, la pauvre belle fille eut occasion d’examiner Robert, qui venait après chaque repas se désaltérer à la fontaine du jardin. C’était là un des rares moments où, se croyant libre de tous les regards, notre pénitent pouvait se reposer de son pénible rôle. La jeune princesse ne voyait plus alors Robert, tel qu’il était au milieu du monde, avili de dédains, souillé d’ignominies ; elle le contemplait à la face du ciel, beau de son courage et purifié de son repentir ! Les yeux sont les tyrans du cœur : regarder, c’est aimer ; aimer en silence, c’est aimer sans mesure : les paroles limitent toujours les sentiments. La fille de l’empereur aima donc Robert ; mais, pendant les premières alternatives de cette passion naissante, les Sarrasins viennent assiéger Rome ; les chrétiens, en alarmes, s’encouragent à la défense ; un combat se prépare.

Le jour où ce combat devait se livrer, Robert s’était rendu, suivant l’usage, à la fontaine du jardin ; là, il entendit une voix qui lui commandait de prendre part à la bataille, et en même temps se trouvèrent devant lui une armure blanche et un cheval blanc, dont on lui ordonnait de se servir. Robert obéit avec transport ; il court rejoindre les chrétiens, et leur prête un secours si merveilleux, qu’il parut bien que, sans sa coopération, l’empereur ne serait jamais parvenu à mettre en fuite ses ennemis. Puis, à la suite du combat, notre héros retourne à la fontaine, ôte son armure et reprend modestement ses habits de fou. Cependant, chacun se préoccupait de savoir quel était le chevalier aux armes blanches qui avait combattu si vaillamment. La fille de l’empereur seule, par privilège d’amante, avait été témoin du message céleste que Robert avait reçu. Elle tente, alors, d’instruire par signes, son père, de ce qui s’est passé ; mais il la traite de folle et la renvoie de sa présence : force est à la pauvre enfant de dissimuler encore son amour prêt à s’exalter.

Une seconde, une troisième invasion des Sarrasins ont lieu ; à chacune d’elles, Robert est appelé à combattre, et c’est toujours au milieu des mêmes circonstances merveilleuses que sa mission lui est révélée.

Il arrive aussi que l’intervention de Robert, de plus en plus efficace, sauve chaque fois l’empereur d’une ruine imminente. Ce prince, vivement reconnaissant, a recommandé à ses barons de mettre tout en œuvre pour découvrir quel est leur magnanime protecteur. Après la dernière attaque des Sarrasins, qui a été l’occasion d’une victoire décisive pour les troupes chrétiennes, les chevaliers de l’empereur se réunissent au nombre de trente dans un bois que Robert traversait pour retourner se désarmer à la fontaine. Ils veulent tenter de le surprendre. Dès qu’ils aperçoivent notre vaillant héros, ils s’écrient tout d’une voix : « Vassal, vous êtes pris ! »

Robert pique des deux, sans rien répondre. Ils s’élancent à sa poursuite, la lance baissée, prêts à frapper son cheval, s’ils peuvent l’atteindre. Mais Robert gagne de vitesse sur eux ; bientôt il les devance de si loin, qu’ils s’arrêtent découragés. Un seul de ces chevaliers, ayant pris un sentier détourné, parvient à rejoindre notre héros, et le frappe d’un coup de sa lance, dont il lui casse le fer dans la cuisse. Robert ne donne aucun signe de souffrance, et le chevalier se retire, persuadé, du moins, que cette blessure le lui fera reconnaître.

On instruit l’empereur de cet événement. Aussitôt, ce prince fait publier, à son de trompe, un édit par lequel il promet sa fille et la succession de l’empire au guerrier qui a sauvé Rome. Qu’il se présente avec son armure blanche et son cheval blanc, et qu’il montre le fer de lance dont il a été blessé ! Or, le sénéchal du palais s’était épris de la jeune princesse, qu’il avait demandée en mariage, sans avoir réussi à se faire accepter. La force de sa passion lui suggéra un subterfuge contre lequel la défiance de l’empereur ne se trouva pas en garde. Lorsqu’il eut entendu la publication de l’édit, il se fit une blessure profonde à la cuisse, et se présenta devant l’empereur, avec armes et cheval blancs, montrant le fer brisé qu’il avait retiré de sa plaie. Convaincu par ce témoignage, l’empereur accorda sa fille avec joie. Elle essaya de protester contre cette tromperie ; mais, encore une fois, on refusa de l’entendre, tant on faisait peu de cas de son témoignage, qu’elle ne pouvait exprimer que par des signes. Les préparatifs du mariage furent ordonnés. Toutefois, le temps était arrivé où la pénitence de Robert avait dû expier ses fautes, et le ciel allait prendre soin de la réhabilitation du pécheur. Au moment où la fille de l’empereur, accompagnée de son père et des dames et damoiselles de sa maison, entrait dans l’église où l’on allait bénir son union avec le sénéchal, soit intervention de la providence, soit miracle de l’amour — car le cœur ne garde point de mutisme et se briserait plutôt à le forcer — la jeune princesse recouvra tout-à-coup la voix, et, parlant un noble langage, elle raconta tous les faits merveilleux dont elle avait été témoin, accusa hautement le sénéchal d’avoir machiné une vile fourberie, et, se jetant ensuite aux genoux de son père, et du pape, qui était à l’autel pour officier, elle les supplia de la suivre jusqu’à la fontaine du jardin. Là, elle retira d’entre deux pierres, qui le dérobaient à la vue, le fer de lance que le courageux pénitent avait arraché de sa blessure ! On appelle aussitôt Robert ; l’empereur l’interroge à son tour. Robert demeure inflexible dans son silence ! On lui offre l’empire, on lui propose la main de la princesse ; il ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre ! La pauvre amante se sent faiblir dans son désespoir ; elle avait compté avec tant de confiance sur un second miracle ! Mais, averti par un ange, l’ermite qui a imposé la pénitence de Robert arrive pour le relever de ses vœux !

Un double dénouement s’offre ici au choix du lecteur. Dans le Miracle, Robert, attendri par les supplications de l’empereur, vaincu par les ordres de l’ermite, consent à renoncer au projet de retraite qu’il a conçu, pour épouser la belle princesse, qui attend sa décision le cœur tout pantelant.

L’Ermite.
Robert, sachiez Diex ordener

Autrement a voulu de toy :
Entens, il te mande par moy,
Et m’en a bien fait mencion,
Que prengnes sans dilacion
La fille et ne la laisses mie,
Car de vous deux istra lignie
Tele, ce dit ben vueil con m’oie,
Dont tout paradis ara joie.
Ça en arrière.

Robert.
Puisqu’il est en telle manière,

Le contraire ne doy vouloir.
Tres chier sire, à vostre vouloir
Je me consens[12].

Dans le Roman, au contraire, résistant aux amorces d’une félicité mondaine, notre héros va chercher un refuge contre l’amour et l’ambition dans la cellule de l’ermite. Plus tard, il y meurt béatifié, et le peuple de Rome, pour honorer la mémoire de son libérateur, transporte la dépouille mortelle de celui qui fut Robert-le-Diable, dans l’église de Saint-Jean-de-Latran. N’oublions pas d’ajouter qu’un grand nombre de miracles s’opérèrent sur le tombeau de notre héros, et confirmèrent, en dernier lieu, sa canonisation.

On ne saurait le dénier, ceci est une conclusion qu’un auteur chagrin a pu imaginer à titre d’œuvre pie, dans une velléité de dévotion, mais contre laquelle eût protesté la foule immense des spectateurs qui applaudissait aux bizarres représentations des Miracles. Et, puisqu’il est vrai que le sentiment populaire sait se faire l’interprète des décrets divins, d’accord avec le dénouement du drame, nous laisserons à Robert sa jeune et belle épouse, qui doit symboliser pour lui tous les charmes d’une vie purifiée !

Au reste, quelle que soit la terminaison adoptée pour cette légende, comme, de toute façon, elle demeure parfaitement exemplaire, il y avait lieu d’espérer que les crimes de Robert, atténués dans la mémoire du peuple, n’y laisseraient d’autre impression que l’étonnement et l’édification d’une conversion miraculeuse. Cependant, il n’en a point été ainsi. Malgré la destruction complète du château de Thuringue, le nom de Robert-le-Diable, comme un épouvantail sinistre, est resté attaché à plusieurs demeures ou plusieurs ruines féodales, parmi lesquelles nous citerons le château de Moulineaux. C’est là que, sous l’image d’un loup efflanqué, et grisonnant au point de ne plus avoir que la couleur terne et l’aspect effrayant d’une ombre, Robert-le-Diable vient errer la nuit au milieu des murailles abattues, où son apparition demeure un objet de terreur et d’embûches pour quelques-uns de ces pieux Normands qui ne savent point renier les superstitions de leur pays[13].

Et peut-être ont-ils raison de se défier encore, même après la féodalité vaincue et les châteaux forts détruits : car, en dépit de la civilisation qui les traque de toutes parts, que de passions farouches ne sont pas anéanties ! À défaut d’autre domaine, elles se réfugient dans la solitude profonde du cœur, et se voilent des mystérieuses ténèbres de l’imagination.



  1. La Bibliothèque du roi possède deux manuscrits du roman de Robert-le-Diable. La plus ancienne copie a été publiée en 1837, par G.-S. Trébutien, qui l’attribue à un auteur normand du xiiie siècle. La seconde copie est de la fin du xive siècle, ou des premières années du xve. Ces deux manuscrits n’offrent que bien rarement une conformité parfaite de leçons ; le second texte, tantôt développe, et tantôt abrège le premier. Pour de plus amples renseignements bibliographiques, voyez G.-S. Trébutien, préface du Roman de Robert-le-Diable.
  2. Les trois sources principales de la légende de Robert-le-Diable ont engendré un grand nombre d’imitations, dont l’énoncé se trouve dans la préface en tête du Roman, que l’on peut consulter à ce sujet. Le roman de Robert-le-Diable fut mis en prose vers la fin du xve siècle : La Vie du terrible Robert-le-Diable, lequel après fut nomme Lomme Dieu ; in-4o, gothique, P. Mareschal, Lyon, 1496. Défiguré et falsifié dans plusieurs éditions successives, il a pris place parmi les contes de la Bibliothèque bleue. Nous le retrouvons encore dans une publication de J. Castilhon, intitulée : Bibliothèque bleue, entièrement refondue et augmentée. Cet ouvrage est digne de tout l’intérêt que peuvent inspirer l’absurde et l’extravagant, débités avec ce ton d’importance qui en relève si ingénieusement le ridicule. L’histoire de Robert-le-Diable y est travestie à l’orientale d’une manière assez immodeste, avec quelques maladroites imitations des Mille et une Nuits. Les crimes et les malheurs de Robert-le-Diable sont représentés comme l’œuvre d’un génie malfaisant que la fée Minucieuse a attaché à la destinée de notre héros, même avant sa naissance. Chaque acte de réhabilitation de Robert converti marque une victoire remportée sur l’ascendant du fatal génie. N’oublions pas de mentionner, au nombre des épisodes les plus curieux de cette épopée grotesque, Robert, comédien par occasion, et chantant l’opéra à Turin. Assurément, l’auteur de la Bibliothèque bleue, refondue et augmentée, avait pressenti le chef-d’œuvre de Meyerbeer, le dernier et le plus brillant travestissement du héros de la romancerie normande. — Voyez Bibliothèque bleue, no II : Histoire de Robert-le-Diable, duc de Normandie. Paris, Costard, 1776, in-8o.
  3. Chroniques de Normandie, édition de Le Mesgissier, 1581, p. 1.
  4. Roman de Robert-le-Diable, p. 2, col. 2.
  5. Chroniques de Normandie, ch. 2.
  6. Roman de Robert-le-Diable, p. 3, col. 2.
  7. Chroniques de Normandie.
  8. Jusqu’ici l’on avait considéré comme problématique l’endroit appelé par les anciens historiens mont de Thuringe, et l’on avait supposé que c’était le mont Sainte-Catherine. Cette opinion se trouve formellement démentie par une relation du siège de Rouen, en 1591, qu’a laissée le capitaine Valdory, qui tenait, durant ce siége, le parti de la Ligue*. Il suffit de considérer le plan du fort Sainte-Catherine, qui accompagne cet ouvrage, pour reconnaître que le mont de Thuringe n’est autre que la colline sur laquelle est édifiée l’église de Bonsecours, et qui est séparée de la côte Sainte-Catherine par la route de Paris. En effet, cette colline, marquée par la lettre Y, est désignée sur ce plan ainsi qu’il suit : Bois et coteau de Thuringe, au pied duquel, sur le bord de la rivière de Seine, est Eauplet, où viennent les grands bateaux du Pont-de-l’Arche. La séparation du mont de Thuringe d’avec le mont Sainte-Catherine, est, en outre, indiquée par la narration du siége, où l’on voit que l’on se canonnait sans cesse de l’un à l’autre mont. Enfin, il existe dans Eauplet, un peu au-delà de la barrière actuelle de l’octroi, une ruelle fort ancienne, qui s’élève en serpentant sur la croupe de la colline de Bonsecours, et qui porte encore aujourd’hui le nom de rue Thuringe.
    * Discours du siège de la ville de Rouen, au mois de novembre mil cinq cent quatre-vingt-onze, avec le pourtraict du vieil et du nouveau fort, par le capitaine Valdory. Rouen, Richard Lallemant, 1592, in-8o.
  9. Roman de Robert-le-Diable, p. 5, col. 2.
  10. Roman de Robert-le-Diable, p. 6, col. 1.
  11. Roman de Robert-le-Diable, p. 11, col. 2.
  12. Miracle de Nostre Dame de Robert-le-Diable, page 122.
  13. Le château de Moulineaux, dit le château de Robert-le-Diable, est situé à quelques lieues de Rouen, sur une haute colline qui domine la rive gauche de la Seine. Il ne reste plus de cette ancienne forteresse que des vestiges de murailles en maçonnerie, dont les pierres se déracinent une à une chaque jour. Mais, jusqu’à ce que le dernier pan de mur soit arrasé, ce lieu ne cessera point de s’envelopper d’un redoutable mystère. Des souterrains, réceptacles de quelques hideux épouvantails que n’ose braver la pusillanimité des habitants du voisinage, conduisent, dit-on, de la forteresse jusqu’au bord de la Seine. Puis ce n’est pas seulement l’apparition d’un loup, mais encore celle de Robert-le-Diable sous le froc de l’ermite, qui vient renouveler à la mémoire de chaque génération les crimes pour lesquels fut maudit cet antique repaire. Même dans le riant gazon qui s’efforce de voiler ces ruines, pénètre une funeste influence. L’herbe qui égare s’y cache, pour tenter un pied imprudent. Que le voyageur craigne donc l’approche de ces lieux ; qu’il ne s’y arrête point trop long-temps, à la nuit tombante, occupé à reconstruire le passé sous le prisme romanesque du souvenir, de peur de demeurer jusqu’au matin, enfermé dans les circuits de la colline, à la merci des fantômes et des mauvais esprits, qui tireraient peut-être quelque raillerie cruelle de ses inoffensives rêveries.