La Normandie romanesque et merveilleuse/01

J. Techener & A. Le Brument (p. 1-8).

LA NORMANDIE
ROMANESQUE
ET MERVEILLEUSE.

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CHAPITRE PREMIER.

Ducs de Normandie.


Sur la Chronique romanesque des premiers ducs : Aubert, Robert-le-Diable
et Richard Sans-Peur. — Tentatives essayées pour retrouver
dans l’histoire les prototypes de ces héros fabuleux.

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Combien que les Croniques de Normendie font mention que Rou fut le premier duc de Normendie, aucunes escriptures nous racontent que au temps du roy Pépin, père du roy Charlemaine, qui lors gouuernoit le pays de Neustrie, qui, à présent, est appelé Normendie, fut vng duc qui auoit à nom Aubert. Cestui Aubert auoit vng chastel auprès de Rouen, que len appelloit Tourinde, et est ledit mont où il seoit en commun langage (appelé) Turingue[1]. »

Tel est le début d’une ancienne chronique normande ; et ce peu de lignes, si humbles de ton, et si complètement dépourvues de prétention scientifique, renferment tout ce que les investigations d’une critique laborieuse ont pu jusqu’alors nous apprendre de certain sur le plus ou le moins de réalité historique du duc Aubert et de ses descendants : Robert-le-Diable et Richard Sans-Peur.

Cependant, pour la plupart de ceux qui se sont enquis des premiers éléments de notre histoire, cette généalogie, si poétiquement fameuse, n’est autre chose qu’une superfétation romanesque de l’invention des Trouvères et des Chroniqueurs.

En effet, aucun des grands chroniqueurs de la première période : Dudon de Saint-Quentin, Guillaume de Jumiéges, Orderic Vital, Robert Wace, Henry de Huntington, Benoist de Sainte-More, n’a mentionné l’existence de ces ducs fabuleux. Ce n’est qu’à dater du xive siècle qu’on trouve leurs faits enregistrés au début des petites Chroniques de Normandie.

Mais, quelque fausse et controuvée que soit leur légende, tant par les faits que par la chronologie ; Robert-le-Diable et Richard Sans-Peur n’en ont pas moins, dans l’opinion d’un grand nombre de nos critiques modernes, une sorte de réalité historique, en ce sens que l’on croit pouvoir retrouver leurs prototypes, comme celui de beaucoup d’autres héros de la romancerie, parmi les personnages de l’histoire.

Là gît cependant une énorme difficulté, sur laquelle les critiques n’ont pu encore s’entendre. Lorsqu’on veut attribuer une réalité historique à un héros fabuleux, il faut savoir indiquer son véridique représentant par un signalement irrécusable. On a souvent tenté de semblables démonstrations à propos de Robert-le-Diable, mais avec cette erreur de conclure d’une quasi vraisemblance à une certitude absolue ; aussi est-il arrivé que les plus spécieux résultats des divers examens ont été ironiquement annulés par le simple effet de leurs contrastes. Robert-le-Diable compte maintenant autant de prototypes, reconnus par de savantes autorités, qu’il a d’homonymes dans le lignage ducal de Normandie. Nous serions vraiment en peine d’appuyer les droits de l’un ou de l’autre concurrent, et nous nous verrions obligée d’avouer notre insuffisance pour prendre parti dans une question débattue avec un égal succès, en plusieurs sens contraires, si nous n’avions la ressource de nous en référer à une conclusion qui se déduit tout naturellement de ces divergences. C’est qu’il est plausible que certains types de la romancerie relèvent uniquement de l’invention du poète qui les mit en action, et n’offrent, en regard des figures historiques, que cette ressemblance indéfinie que l’idéal emprunte toujours à la réalité.

L’opinion que nous émettons ici a déjà été présentée avec tant d’esprit et de science, qu’il ne nous reste rien à tenter pour la faire prévaloir[2]. Le dernier mot de la controverse est dit ; mais c’est une obligation de notre sujet de mettre sous les yeux du lecteur l’impartial résumé de cet important débat.

Nous allons donc rétablir, par leurs principaux points, les confrontations relatives à Robert-le-Diable, en y ajoutant les observations qui leur servent de contre-partie. À l’égard de Richard Sans-Peur, et quoiqu’il offre moins de prise à la discussion, nous aurons aussi quelques remarques à consigner, qui complèteront, nos réflexions générales sur cette matière.

Mais il est urgent, avant tout, de dresser la généalogie de nos ducs fabuleux ; c’est un moyen d’intéresser le lecteur à la défense de leur chimérique personnalité. En constatant les alliances merveilleuses qu’ils ont contractées avec les races imaginaires de la romancerie, on sera moins empressé, peut-être, à tenter de replacer ces héros de la légende normande parmi les vivantes catégories de l’histoire.

C’est en l’année 751 que le duc Aubert tenait la Neustrie, comme vassal du roi Pépin. Il prit alors pour femme Inde, sœur du duc de Bourgogne, dont il eut un fils, Robert-le-Diable, célèbre par ses épouvantables méchancetés et ses crimes malicieux. Après le décès de sa femme Inde, le duc Aubert se remaria avec Berthe, une des nièces de Dolin de Mentuel, de Girard de Roussillon, et de Aymes de Dourdonne, extraits du noble lignage de Dolin de Mayence. Berthe donna au duc Aubert un second fils, Richard Sans-Peur, qui eut la survivance du duché de Normandie. Il fut l’un des douze pairs de France, si célèbres dans les annales romanesques du cycle Carlovingien[3].

Il existe une différence marquée entre cette généalogie, que nous trouvons consignée dans les anciennes chroniques, et celle que nos Trouvères ont adoptée dans le roman poétique de Richard Sans-Peur, si nous nous en rapportons aux versions manuscrites conservées jusqu’à nous, mais qui ne sont point, il y a lieu de le croire, la rédaction primitive. Richard Sans-Peur, disons-nous, est désigné, dans le roman qui porte son nom, comme le fils, et non comme le frère de Robert-le-Diable.

Il n’est guères cy homme, de ce ne doubtes mye,
Qui naye de bout en bout toute histoire ouye
De Robert-le-Diable, qui fut de Normendie,
Mais de Richart son fils vous vueil compter la vie.

Peut-être ne faut-il pas prendre cette variante en trop grande considération ; il se pourrait qu’elle ne fût qu’une licence poétique due à quelque caprice d’auteur.

Le roman de Robert-le-Diable est entaché d’une faute d’un autre genre : il omet de mentionner le nom des ascendants de son héros. Ces capricieuses négligences de poète n’étaient sans doute que pour laisser le champ plus libre aux ingénieux paradoxes, aux spécieuses inductions, aux conjectures métaphoriques, qui sont les menus plaisirs de la science.

Nous avons dit que Robert-le-Diable comptait autant de prototypes supposés qu’il a d’homonymes dans la lignée des ducs de Normandie. Ces homonymes sont au nombre de trois : le premier en date est Rollon, qui reçut à son baptême le prénom chrétien de Robert. Entre la légende de Robert-le-Diable et l’histoire de Rollon-le-Pirate, se trouve un point de similitude remarquable : le fait d’une conversion religieuse, d’une transformation morale, accomplie avec un merveilleux héroïsme. De ce fait principal résulte, pour l’ensemble du rapprochement, un rapport de concordance qui disparaît bientôt à l’examen des détails ; car, dans les nombreuses aventures appartenant à l’histoire de l’un ou de l’autre personnage, il n’y a pas le moindre trait de ressemblance à noter. Aussi, quoique la plupart des critiques anglais se soient déclarés en sa faveur, Rollon est loin d’avoir obtenu un triomphe complet sur ses deux concurrents.

Robert I, ou le Magnifique, a pour lui la majorité des suffrages. Voyons cependant sur quoi se fondent des prétentions si facilement acceptées. Les exploits audacieux de Robert I, son caractère cruel et farouche, mais puissant dans tous les excès contraires, ses crimes sacriléges, ses résipiscences superstitieuses couronnées par son pèlerinage en Terre-Sainte, et sa mort au retour, paraissent autant de signalements précieux auxquels on pourrait reconnaître, en effet, le véridique représentant de Robert-le-Diable. Malheureusement, cette confrontation ne saurait être complète, l’histoire nous refusant certains détails sur la jeunesse de Robert I, qui ont une trop grande importance dans la vie du fabuleux héros, et qui tiennent trop de place dans la légende, pour qu’il soit permis de les négliger comme une superfétation oiseuse.

C’est, d’ailleurs, à l’aide de ces premières données biographiques que l’on peut faire valoir les droits du troisième concurrent : Robert Courte-Heuse[4]. Pour celui-ci, les turpitudes de sa jeunesse, ses impiétés filiales, sa révolte à main armée contre l’autorité de son père, en font bien le digne pendant de Robert-le-Diable, à la première époque de sa destinée maudite. Puis, aussi, la duchesse Inde personnifie, dans les anxiétés de son amour maternel, un caractère de douleur noble et religieuse, qui remet en mémoire la physionomie historique de la reine Mathilde. Mais la conclusion dégradante de l’histoire de Robert Courte-Heuse n’est point en rapport avec la brillante terminaison du roman qui relève Robert-le-Diable jusqu’à la sainteté.

Nous n’insisterons pas davantage sur les inexactitudes de ces divers parallèles, car ce sont leurs rapprochements même qui nous font considérer la personnification de Robert-le-Diable comme étant le moule d’un type général, plutôt que le calque d’un personnage isolé. On en pourrait dire autant de tous les héros de l’ancienne romancerie ; ils n’ont point de personnalité historique ; s’ils empruntent à l’histoire un nom fameux, ce nom perd sa signification, appliqué à un personnage dont le caractère est chimérique et les actions fabuleuses[5]. C’est que les romanciers du moyen-âge n’étaient pas des historiographes, mais des poètes. Ils connaissaient déjà ce secret de l’art, qui consiste à dissimuler les individus pour mieux représenter l’espèce, à déguiser la réalité des faits, afin de peindre plus largement la vérité des mœurs. Leur œuvre n’était donc pas un monument historique, mais un drame humanitaire, si l’on peut prêter à cette épithète un sens rétrospectif applicable à la société fractionnée sous le régime de la féodalité.

Pour achever cette démonstration, voyons quels nouveaux éclaircissements nous seront fournis au sujet de Richard Sans-Peur. Ici, du moins, nous ne serons pas embarrassés par la confusion des prototypes. La relation établie entre le Richard des romanciers, et Richard I, troisième duc de Normandie, date de trop loin pour qu’on tente de la détruire au profit d’un autre concurrent. Les chroniqueurs du douzième siècle, Wace, Henry de Huntington, Benoist de Sainte-More, etc., attribuent, en effet, à Richard I, les principaux faits merveilleux qui composèrent, dans la suite, le roman de Richard Sans-Peur. Où donc avaient-ils puisé ces fables ? Sans doute, elles étaient empruntées aux récits des Trouvères, puisqu’on ne les trouve pas chez les historiens antérieurs, en remontant jusqu’à Dudon de Saint-Quentin, qui fut presque contemporain de Richard I ; non plus que l’épithète de Sans-Peur, dont on ne paraît avoir qualifié ce duc que du moment qu’on l’a confondu avec un personnage fabuleux. Mais les Trouvères, en composant les fables dont se sont emparés les chroniqueurs, avaient-ils en vue quelque patron historique ? Nous ne pouvons encore admettre cette supposition à l’égard du roman de Richard Sans-Peur, car il ne s’y rencontre pas un seul fait relatif à l’histoire véridique de Richard i. Cependant, l’établissement du monastère de Fécamp y est mentionné ; mais ce détail, comme tous ceux qui ne tiennent point à la contexture du drame, est de peu de valeur, parce qu’il a pu se glisser aisément dans une des recompositions de l’œuvre primitive. Doit-on s’étonner, au reste, de voir les chroniqueurs du douzième siècle transposer, de leur plein droit, du roman dans l’histoire, quelques récits fabuleux, lorsque, deux siècles plus tard, les auteurs de la petite Chronique de Normandie, par une étourderie toute naïve, racontent ces mêmes faits en partie double, c’est-à-dire en les attribuant à la fois au fabuleux Richard Sans-Peur, fils du duc Aubert, et à son véridique homonyme Richard, fils de Guillaume Longue-Épée[6].

On prétendra peut-être que c’est faire remonter trop haut la rédaction primitive du roman de Richard Sans-Peur, que de la supposer antérieure au moins à la seconde moitié du douzième siècle. Cependant, cette opinion se justifie facilement, si l’on considère que, dès le commencement du treizième siècle, la légende de Richard Sans-Peur, enrichie de sa fausse chronologie, jouit déjà d’une assez grande popularité pour que les traditions étrangères se plaisent à s’y rallier et à se réclamer de sa parenté. Plusieurs romans du cycle Carlovingien : le Comte de Poitiers, les Quatre Fils Aymon, Garin-le-Loherain, citent Richard Sans-Peur comme un des douze pairs de France, et grand vassal tenant la Normandie au temps du roi Pepin[7].

Sans nous préoccuper davantage de ces recherches savantes et difficultueuses, pour ne rien négliger des particularités romanesques de la tradition, nous adopterons, dans l’analyse de la légende de Robert-le-Diable et de celle de Richard Sans-Peur, la chronologie fabuleuse que nous fournissent les chroniques normandes, dans toute la naïveté de leurs anachronismes.

  1. Les Cronicques de Normendie, édition de Guillaume Le Talleur ; Rouen, 1487, in-fol., goth., fo 1.
  2. André Pottier : De Robert-le-Diable, à propos de la publication du Miracle. (Revue de Rouen, mars 1836.)
  3. Les Cronicques de Normendie, Rouen, 1558, in-8, ch. 6.
  4. A. Deville : Notice historique sur Robert-le-Diable, en tête de la publication du Mystère ; Rouen, Frère, 1836, in-8o.
  5. Nous pouvons appuyer notre opinion sur celle de M. Raynouard. Ce savant écrivain, au sujet du roman de Garin-le-Loherain, le plus historique des romans carlovingiens, s’exprime ainsi :
    « S’agit-il des personnages et de leurs actions, tout paraît controuvé ; les noms de Charles Martel et de Pépin, et un petit nombre d’autres conservés par l’histoire, sont cités par le trouvère ; mais les faits qui les concernent, leur manière d’agir, leurs caractères, ne sont nullement historiques. »
    Dans un autre passage du même auteur, on lit encore :
    « Les poètes des xii, xiii et xive siècles ne se mettaient guère en peine d’accorder leurs récits avec les documents de l’histoire ; ils créaient souvent les noms et les actions de leurs héros, ou même s’emparaient des noms de preux déjà connus, sans avoir égard ni à la chronologie, pour les temps, ni aux narrations des annalistes, pour les faits. » (Journal des Savants, août 1833.)
  6. Les Cronicques de Normendie, imprimées à Rouen, en 1487, par Guillaume Le Talleur. Confronter le conte rapporté sous cette rubrique : Comme le duc Richard vainquit le Diable, avec le chapitre intitulé : Comme les moines de Fécamp furent sauvés par le duc Richard.
  7. Robert Wace publia le Roman de Rou en 1160. La Chronique de Benoist de Sainte-More est postérieure à cette époque, de quelques années. La rédaction du roman de Garin, par Jean de Flagy, semble appartenir au commencement du xiiie siècle. N’est-il pas plausible que ces écrivains, presque contemporains, ont puisé aux sources leurs traditions fabuleuses sur Richard Sans-Peur ? D’ailleurs, si nous accusons Robert Wace d’avoir emprunté aux trouvères, c’est d’après sa propre autorité ; témoin ce vers du roman de Rou :
    « A jugléors oï en m’effance chanter. »
    (Roman de Rou, p. 106, v. 2108.)