La Normandie romanesque et merveilleuse/03

J. Techener & A. Le Brument (p. 26-59).

CHAPITRE III.

Richard Sans-Peur.


Richard, par son courage à toute épreuve, excite les démons à lui dresser
des embûches ; le démon Brundemor essaie de l’effrayer ; ayant
échoué, il se change en enfant nouveau-né ; Richard le recueille
et le fait élever. Richard rencontre la Mesgnie de Hellequin ;
il combat un mort excommunié, tranche un différent
entre le diable et un ange, épouse un démon, chasse
les Anglais de la Normandie, combat le démon
Burgiter. Brundemor se reconnaît vaincu.

Séparateur



De même que nous l’avons fait pour la légende de Robert-le-Diable, il faut, afin de développer en son entier celle de Richard Sans-Peur, que nous ajoutions à l’analyse du Roman les divers récits des chroniqueurs[1]. Cette entreprise devient assez compliquée, par suite de la confusion établie entre le Richard de la généalogie fabuleuse et Richard I. Mais il nous semble que c’est une condition indispensable de notre tâche de tenir compte également des fables merveilleuses attribuées à l’un ou à l’autre de ces deux personnages. Le caractère analogue de ces traditions bifurquées indique qu’elles sont issues de la même source, et qu’elles ont des titres égaux pour se recommander à l’intérêt du lecteur.

Nous avons signalé déjà la différence existant entre la généalogie fabuleuse du roman et celle de la Chronique. Selon l’une, Richard Sans-Peur serait le frère, et, selon l’autre, le fils de Robert-le-Diable ; mais, fils ou frère, Richard continue dignement son prédécesseur, sous le rapport de l’héroïsme religieux, et même avec un progrès logique, qui donne à son caractère une signification tranchée et énergiquement complète.

Quelle que soit l’origine qu’on veuille leur supposer, on doit admettre que nos deux héros sont issus d’une race de conquérants : toutes leurs paroles et leurs actions témoignent d’une audace que la totalité n’a jamais domptée. Nous avons vu, cependant, comment ces natures farouches pouvaient être asservies ou du moins terrifiées par l’autorité religieuse. Le roman de Robert-le-Diable est un épisode de cette lutte du christianisme contre la barbarie, et déjà s’y manifeste, d’une manière redoutable, la prépondérance de l’église.

Dans le roman de Richard Sans-Peur, la situation s’est modifiée ; la suprématie de la religion est pleinement reconnue ; la race des conquérants est soumise, sans révolte, à son divin vasselage. Mais, par cette obédience volontaire, elle n’a point humilié son courage, ni amolli sa vaillante énergie. Ainsi, le christianisme en est encore à la première époque de sa domination. L’église règne et ne gouverne pas ; c’est un beau moment d’harmonie entre la puissance de l’homme et l’esprit de Dieu ! Voyez plutôt ce qui résulte de cette merveilleuse alliance ; l’enfer tout entier s’en indigne ! et le principe du mal, obligé de défendre la double puissance matérielle et spirituelle sous laquelle il a jusqu’alors tenu le monde asservi, emploiera la force aussi bien que la ruse dans l’intérêt de sa haine : Richard sera défié par le démon en personne, et obligé de se mesurer avec lui en combat singulier. Mais l’invincible héros est à la hauteur de sa tâche surnaturelle ; il réunit le zèle religieux, la pieuse confiance de l’apôtre, au courage invincible, à l’intrépidité audacieuse du conquérant ; c’est un modèle parfait de chevalerie, taillé dans l’étoffe d’un guerrier franc ou d’un pirate norwégien.

Le récit des divers assauts que le démon livre à Richard constitue le fond principal du roman que nous allons analyser. Dans les idées de notre époque, ce cadre merveilleux doit dérober, au caractère de notre héros, une partie de sa signification intelligente ; mais le moyen-âge ne jugeait point ainsi. Peut-être même trouvait-il une moralité de plus à voir l’esprit du mal vaincu sous la forme matérielle et hideuse à l’aide de laquelle il se révélait alors, pour porter l’épouvante et le trouble dans les consciences.

En effet, la prodigieuse intrépidité de Richard à l’encontre des attaques diaboliques, fournit à ses historiographes un thème de louanges redondantes, où leur verve ne semble jamais s’épuiser. Non content de faire face bravement au péril, notre héros est représenté courant à sa rencontre avec un fanatisme de courage qui tient à la fois de la vertu de l’archange et de l’aveuglement du fou. Si bien que Richard Sans-Peur pourrait être poétiquement défini le représentant de saint Michel et le précurseur de don Quichotte.

La série des merveilleuses aventures rapportées dans le roman commence par la déclaration hostile d’un diable nommé Brundemor :

Qui devant tous les autres se vantoit en enfer
Car il feroit Richart si fort espouvanter,
Que tout vif de son sens le feroit forcener[2].

Brundemor proposait ce défi avec tant de hardiesse, que tous ses compagnons conçurent un grand désir de savoir comment il le tiendrait. Aussi, le maître d’enfer ne fit-il nulle difficulté d’octroyer, à ce vaniteux démon, le congé qu’il réclamait, pour aller tenter Richard et le réduire à merci[3].

Brundemor attendit que la nuit fût venue avant de se mettre en campagne ; car il savait que Richard chevauchait au milieu des ténèbres, comme en plein jour, à la recherche des aventures. Le rusé démon emmena à sa suite une troupe de huarts[4], et se rendit dans une vaste et épaisse forêt, où jamais homme nul vif ne mort n’avait pénétré ; mais Brundemor avait su découvrir que Richard se proposait de la visiter et de la parcourir toute cette nuit. En effet, le duc erra et chevaucha si long-temps parmi les détours de la forêt, qu’un petit chien, son compagnon favori, qui l’avait suivi pas à pas, commença à se lamenter piteusement, ne pouvant marcher davantage. Touché de compassion, le duc prit le petit chien en trousse sur son cheval. Aussitôt les huarts, que Brundemor avait tenus cachés jusque-là, vinrent s’abattre en tumulte à l’entour du duc Richard, criant, hurlant, gesticulant d’une manière effroyable. Pour témoigner combien ces démonstrations menaçantes l’épouvantaient peu, le duc se prit à huer et à crier de concert avec eux. Cette moquerie redoubla leur fureur ; mais, comme la volonté de Dieu n’était point qu’ils s’attaquassent à Richard, ils se jetèrent sur le petit chien, qu’ils déchirèrent par lambeaux.

Après la mauvaise réussite de sa première tentative, le diable s’ingénia à combiner d’autres épreuves. Il n’avait pu vaincre par surprise l’intrépidité de Richard, il résolut, par ruse et trahison, de mettre en défaut sa sagesse, qui n’était pas moindre que son courage. Brundemor alla donc choisir l’arbre le plus apparent et le plus élevé de la forêt, et, se nichant entre deux branches après avoir revêtu la forme d’un enfant nouveau né, il se mit à geindre et à crier de manière à attirer l’attention. Lorsque le duc vint à passer, il fut attendri de ce gémissement enfantin. Sans plus tarder, il descendit de cheval, ôta ses éperons, et, guidé par la voix, monta jusqu’au plus haut de l’arbre. Ayant trouvé l’enfant, il le prit, l’enveloppa soigneusement dans un pan de son manteau, puis se laissa glisser de branche en branche jusqu’à terre, et remonta à cheval.

Le duc, sans soupçonner quelle intéressante trouvaille il avait recueillie, se dirigea vers la maison de son forestier. La femme du forestier, en recevant l’enfant, le dépouilla avec empressement de ses langes. Ce petit être est-il fille ou garçon, demanda le généreux Richard ? — Mon cher seigneur, répondit la femme :

· · · · · · · · « Par la vierge honorée,
C’est la plus belle fille qui oncques fust formée.[5] »

— Je vous prie, dit le duc, gardez-la moi bien. — Volontiers, monseigneur, répliqua la femme. Sur cette assurance, le duc se remit en chemin. La femme du forestier tint parole, et éleva la petite protégée de son seigneur avec tout le soin possible.

Nous dirons, plus tard, ce qu’il advint de la conduite généreuse de Richard. Poursuivons le récit de ses aventures dans leur ordre régulier.

Richard, toujours errant à travers le bois, fit une rencontre des plus merveilleuses. Il vit passer d’abord une meute innombrable de chiens braques et lévriers ; à la suite accouraient les veneurs donnant de la trompe, puis une nombreuse compagnie qui menait la chasse. Richard, en les apercevant, jura, par le vrai dieu qui gouverne le monde, qu’il saurait quels étaient ceux qui osaient chasser ainsi, sans avoir obtenu son congé. La Mesgnie Hellequin lui revint alors en mémoire[6]. Cependant, le duc persistait à vouloir avancer, mais son cheval bronchait à chaque pas. Sur ces entrefaites, vint à passer devant lui un sien écuyer, mort depuis un an ; Richard, frappé d’étonnement, et non point de frayeur, s’avança vers le fantôme et le conjura de dire d’où il venait, ce qu’il était, qui l’avait amené là ? Ne fus-tu pas sénéchal de ma cour, insista Richard, et n’es-tu pas mort depuis un an ?

— Ouy, dist lescuier, seneschalx ay ie esté
De toute vostre court, mais ie suis trespassé[7].

— Or ça, dit Richard, je voudrais savoir quels diables t’ont ressuscité ? — Sire, n’ayez pas espoir que je sois ressuscité ;

xxxxxxxxMais ie fais ma penance,
Et tous ceulx que vees tenir en ces te dance
Que Helequin conquist du tout à sa plaisance[8].

— Et comment est-il si hardi, s’écria Richard, de venir chasser dans cette forêt, sans mon consentement ? Par la foi que je dois à Dieu, je ne le souffrirai pas ; je veux lui parler, et savoir de sa bouche qui il est. — Sire, vous êtes mon maître, je vous conduirai vers lui.


Amys, se dit Richard, par fine amour t’en proy.

Alors l’écuyer mena le duc devant une épine où se tenait Hellequin. Richard, dès qu’il l’aperçut, lui demanda qui l’avait fait entrer dans cette forêt sans en avoir obtenu congé ? — Dieu, répondit Hellequin, qui nous a ordonné de la parcourir toute la nuit.

Tant auons cheminé estant esmerveillés,
Que trestous nous en sommes honny et traueillez.
· · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · ·
Si souffrons-nous chascun tant d’angoisse et de peine,
Que pas ne le pourroit-on dire en la semaine[9].

En parlant ainsi, Hellequin descendit de l’épine, et s’assit sur un drap de soie que le sénéchal avait étendu à terre. Richard s’informa où Hellequin et ses gens s’étaient pourvus du corps dont ils étaient revêtus. — Ils lui répondirent :

· · · · · Que quant errer deuoyent,
Par le vouloir de Dieu maintes choses trouuoyent[10].

— Pouvez-vous savoir si je dois vivre long-temps, s’empressa encore de demander le duc — Je n’en sais rien ; mais je prévois qu’il vous faudra brader grand nombre de périls ; cependant, ni amis, ni ennemis n’auront jamais pouvoir sur vous. Richard entendit cette prédiction avec une grande joie. L’entretien terminé, il allait reprendre son chemin ; mais Hellequin, avant de le laisser partir, lui fit présent du riche drap de soie sur lequel il était assis. Ce drap était d’un travail si extraordinaire, que ni homme, ni femme n’aurait pu dire de quelle manière le tissu en avait été ouvragé. Richard emporta le drap sur son cheval. Tout en cheminant par la forêt, il lui vint à l’esprit que ce présent lui avait été apporté de l’enfer. C’est par bon vouloir qu’il m’a été donné, se disait-il, mais, si je viens à rencontrer quelques méchants diables, ils tenteront de me l’ôter ; quoiqu’il n’y ait point d’ennemi si fort et si puissant qui fasse quelque chose à ma déplaisance, sans que j’essaie sur lui le tranchant de mon épée.

Le conte singulier qu’on vient de lire est raconté dans les chroniques, et rapporté à l’histoire de Richard I. Nous allons faire connaître les variantes de cette rédaction nouvelle, à laquelle se rattache le récit d’une autre fable : la Pérégrination à Jérusalem.

Le duc Richard étant en son château de Moulineaux, alla s’ébattre dans le bois un soir après souper avec toute sa suite. Tout-à-coup ils entendirent un bruit horrible et merveilleux, comme d’une grande multitude de gens qui s’approchaient. Le duc envoya un de ses écuyers pour épier ce que ce pouvait être. Après avoir examiné leur manière de faire et leur gouvernement, l’écuyer reconnut que les gens qui causaient un tel fracas, étaient un roi et sa suite, qui avaient pris place sous un arbre, comme pour une séance royale. En langage vulgaire, on nommait ces sortes d’assemblées la mesgnie Hellequin ; mais c’était en réalité, dit le chroniqueur, la mesgnie de Charles-Quint, qui fut jadis roi de France, L’écuyer rendit compte à Richard de ce qu’il avait vu, et ajouta que cette multitude venait s’établir aux abords du château, trois fois par semaine.

Or donc, le duc rassembla une centaine de ses plus preux et hardis chevaliers, et leur commanda de s’armer pour aller guetter et ouïr ceux qui tenaient de telles assemblées sans son congé. Les chevaliers l’assurèrent que, pour vivre ne pour mourir, ils ne lui feraient défaut.

Il advint donc que le duc Richard et sa suite allèrent dresser leur embûche dans la forêt de Moulineaux, à l’entour de l’arbre où s’arrêtaient le roi Charles-Quint et sa mesgnie. Incontinent, comme entre l’heure d’entre chien et loup, ils entendirent le merveilleux fracas, et virent deux hommes étendre sur la terre un drap de plusieurs couleurs, en guise de siège royal. Le chef s’étant assis, toute la troupe vint le saluer et lui rendre hommage comme à un roi. Ce qu’ayant vu, les chevaliers de Richard furent pris d’une si vive frayeur, qu’ils s’enfuirent çà et là, et laissèrent le duc tout seul. Mais lui, saute à deux pieds sur le drap, et conjure le chef de lui dire qui il est, et quels gens l’accompagnent : « Je suis le roy Charles-Quint, de France, qui, de ce siècle, suis trespassé, et fais ma penitance des pechez que j’ay fais en ce monde, et icy sont les âmes des chevaliers et autres gens qui me servoient, lesquelz, par les démérites de leurs pechez, font leur penitance[11]. »

Sur de nouvelles questions, le roi apprit à Richard qu’ils allaient combattre les mécréants Sarrazins pendant toute la nuit, et qu’ils reviendraient à l’aube du jour. Richard déclara qu’il voulait les accompagner. Or, dit le roi, « pour quelque chose que voies, ne laisse aller ce drap sur quoy tu es et le tien bien. » Ainsi partirent le duc Richard Sans-Peur, Charles-Quint et sa mesgnie, faisans grant noise et tempeste. Quand vint une heure après minuit, Richard entendit tinter la cloche d’une abbaye ; il demanda quelle était cette cloche, et dans quel pays ils étaient. Le roi répondit que c’étaient les matines qui sonnaient à l’église Sainte-Catherine-du-Mont-Sinaï. Le duc ne voulut point passer outre sans faire ses dévotions, comme il avait coutume. « Tenez ce pan de drap, et ayez soin d’être toujours dessus, dit alors le roi, vous prierez pour nous, et au retour, nous irons vous quérir. » Le duc Richard vint avec le pan de drap que le roi lui avait baillé, il entra dans l’église, et fit son oraison à Dieu et à madame sainte Catherine. Ses prières terminées, il parcourut l’église, admira une foule de richesses, de précieuses reliques, de merveilleuses raretés, ainsi que des carcans et autres ferrements de prisonniers. Comme il vint à entrer en la chapelle dédiée à la glorieuse vierge Marie, mère de Dieu, il reconnut un sien chevalier, son parent, qui servait en ce lieu pour gagner sa vie. Il y avait sept ans que ce chevalier avait été fait prisonnier en la bataille des Sarrazins ; mais un religieux l’avait pleigé, afin qu’il pût tenir prison céans. Le duc s’approcha de son chevalier, et lui fit plusieurs questions ; celui-ci raconta son aventure, et dit qu’il servait ainsi, faute d’avoir trouvé un messager pour mander, en son pays, qu’on vint le délivrer par rançon ou par échange. Mais le duc ne déguisa point au prisonnier, que sa femme se croyant veuve, s’était fiancée à un autre, qu’elle devait épouser dans trois jours ; que lui, Richard, s’il plaisait à Dieu, assisterait aux épousailles, parce qu’il en avait pris l’engagement. Le chevalier se trouva dans une grande affliction, et conjura le duc de dire à sa femme qu’il vivait encore. — Elle ne me croira pas, observa Richard. — Si fait : vous lui rappellerez qu’en me séparant d’elle, je pris à son doigt son anneau d’épousée, que je le partageai en deux parties, dont l’une lui est demeurée ; j’ai gardé l’autre, et je vous la donne, à charge de la lui remettre, comme preuve de la vérité. — Or, bien, répliqua le duc, ainsi sera fait ; je lui dirai en surplus, qu’avec le bon vouloir de Dieu, je mettrai tout en œuvre pour obtenir votre délivrance. Le chevalier demanda à son tour au duc comment il était venu dans ce pays, et par quel miracle il se promettait un si prompt retour. Tant devisèrent de ces choses et d’autres, que les Matines prirent fin. Alors, le duc oyant venir le roi et sa mesgnie, prit congé du chevalier. Il les retrouva à la porte de l’église, qui s’en revenaient ; mais si battus et navrés, que c’était pitié. Le duc reprit son pan de drap, et s’élança à la suite du roi Charles-Quint et de sa mesgnie, cinglant comme vent et tempeste. Quand l’aube du jour vint à poindre, le duc s’affaissa pour dormir, las et fatigué qu’il était. Mais, en se réveillant, il se trouva tout seul au bois de Moulineaux, sous l’arbre où il avait accosté le roi Charles-Quint. Le duc rendit grâce à Dieu de l’avoir ramené sain et sauf. Tantôt après, il quitta Moulineaux, et vint à Rouen, en vue d’accomplir son message auprès de la femme du prisonnier. La dame fit quelques difficultés avant de se laisser persuader que son mari était encore vivant. Mais, lorsque le duc lui ayant présenté l’anneau, elle en eut réuni les deux parties, elle protesta devant tous qu’elle attendrait son mari et seigneur, puisque Dieu lui avait fait la grâce d’en avoir une vraie connaissance.

Richard se mit à la recherche de ses chevaliers. Plusieurs étaient demeurés cachés, çà et là, au milieu du bois, tant leur frayeur avait été grande. En l’honneur de la glorieuse vierge Marie, et de sainte Catherine du Mont-Sinaï, il fit de magnifiques donations à l’église, et institua aussi un service solennel, pour alléger la pénitence du roi Charles-Quint et de sa mesgnie ; puis délivra, en échange du chevalier, un amiral sarrazin qu’il avait retenu jusqu’alors prisonnier dans sa maison. De retour en Normandie, le chevalier retrouva sa dame après sept ans d’absence ; elle avait abandonné son nouveau fiancé, et attendait son loyal seigneur, avec lequel elle vécut de longues années.

On voit que la première partie de cette fable, en ce qui concerne l’apparition de la chasse nocturne, diffère peu des détails que nous fournit le roman. Il est donc facile de reconnaître que l’une et l’autre rédaction se rapportent à des traditions identiques. La seule variante digne de remarque, c’est la substitution du nom de mesgnie Charles-Quint à celui de mesgnie Hellequin. Qu’était-ce que ce Charles-Quint, que le chroniqueur dit avoir été roi de France ? On ne peut avec justesse le considérer comme un être chimérique ; car nous verrons ailleurs qu’il était dans les habitudes de la crédulité populaire de donner pour chef à la chasse nocturne quelque personnage réel, appelé, en vertu de ses crimes fameux, ou même de ses actions héroïques, aux honneurs de cette diabolique apothéose. Nous serions donc portée à supposer que ce Charles-Quint n’est autre que Charles-Martel, qui fut condamné, après sa mort, à combattre les Sarrazins, comme il l’avait fait pendant sa vie ; les victoires glorieuses qu’il avait remportées contre ce peuple infidèle ne l’ayant point absous aux yeux du clergé de ses envahissements sur les biens et sur les droits de l’Église. Frodoard raconte, en effet, que saint Euchère, évêque d’Orléans, fut ravi dans l’autre vie, et qu’il vit Charles-Martel tourmenté, au plus bas des enfers, pour avoir envahi les biens des saints, qui, au jour du jugement, tiennent la balance de justice avec le Seigneur. Pour s’assurer de la vérité de cette révélation que saint Euchère avait eu soin de publier, saint Boniface et Fulrad, abbé de S.-Denis, se rendirent au lieu de la sépulture de Charles, et, ayant ouvert son tombeau, il en sortit un serpent, et le tombeau fut trouvé vide et noirci comme si le feu y avait passé[12].

La légende du chevalier qui quitte sa famille et son pays pour aller conquérir, au milieu des périls, une renommée glorieuse dans des guerres lointaines, et trouve au retour sa femme sur le point de prendre un autre époux, est une de ces fables que le moyen-âge a commentées de toutes les manières, et ajoutées à l’histoire d’un grand nombre de ses héros. Ainsi, dans les traditions allemandes, c’est Charlemagne qui, après dix ans d’absence, passés en Hongrie à convertir les païens, revient à Aix-la-Chapelle, par l’assistance miraculeuse d’un ange, le matin même du jour où sa femme Hildegarde doit prendre un autre époux. L’empereur entre dans l’église où se prépare la cérémonie, et va s’asseoir sur le trône impérial, en posant sur ses genoux sa large et redoutable épée. Les prêtres qui s’assemblent pour célébrer le service divin, sont saisis de surprise et d’effroi à la présence du majestueux vieillard, et par l’effet de son regard courroucé. « Qui êtes-vous ? lui dit l’évêque en s’avançant revêtu de ses habits pontificaux. — Qui je suis ? s’écrie Charlemagne d’une voix tonnante, ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis votre empereur, que vous deviez servir, que vous avez trahi ! » L’évêque se jette dans ses bras ; le peuple le salue avec des acclamations de joie ; puis Hildegarde bénit le ciel qui lui a rendu son époux.[13]

On trouve encore, dit M. Marmier, un grand nombre de variantes de cette histoire qui rappelle le dénouement de l’Odyssée, dans les divers livres de légendes, notamment en Allemagne, dans celles de Mœringer et de Henry-le-Lion ; en Espagne, dans la romance du comte d’Irlos ; en Franche-Comté, dans la chronique de sire de Palud[14].

Ailleurs, dans les traditions normandes, cette aventure romanesque est rapportée, non plus à un chevalier contemporain de Richard Sans-Peur, mais à Guillaume-Martel, seigneur de Bacqueville et de Saint-Vigor, chambellan du roi Charles VI, et porte-oriflamme de France, à la bataille d’Azincourt, où il fut tué[15].

Peut-être voulait-on, par la conclusion rassurante de cette légende tant de fois répétée, calmer les inquiétudes, affermir la résolution de ceux qui se préparaient à quelque entreprise lointaine et périlleuse, et craignaient, avec raison, de compromettre, par une trop longue absence, leur bonheur domestique, ou d’aliéner leurs droits d’époux et de chef de famille.

La Chronique de Normandie, qui nous fournit le récit miraculeux de la pérégrination de Richard I à Jérusalem, nous transmet, ailleurs, sur une expédition en Terre-Sainte, attribuée cette fois au fabuleux Richard, fils du duc Aubert, quelques détails qui n’ont point d’autre intérêt que de rappeler les traits principaux de l’histoire de Richard Cœur-de-Lion, d’après laquelle ils ont vraisemblablement été calqués.

Le fabuleux Richard, au dire du chroniqueur, quitte son pays et se dirige d’abord vers Constantinople. Aussitôt après son arrivée, l’empereur Constantin sixième, averti que l’un des douze pairs de France habite sa ville, le mande auprès de lui, et lui rend les plus grands honneurs pour l’amour du roi Charlemagne. Le duc Richard et sa suite aident l’empereur à combattre les infidèles ; mais Charlemagne, en personne, vient rejoindre son féal Richard, et, de concert, ils font lever le siége d’Antioche, à la confusion des ennemis. Après cette victoire, ils cinglent jusqu’au port d’Acre ; les Turcs, empressés de chasser ces audacieux conquérants, font plusieurs sorties devant les murs de la ville ; par les prouesses de Richard, ils sont battus encore une fois, et leur chef, un amiral du soudan, nommé Baudras, devient le prisonnier de notre héros.

Charlemagne disparaît de la scène, Richard continue son pèlerinage jusqu’à Jérusalem ; c’est là qu’il rencontre, parmi les infidèles, un terrible géant qui avait nom Ajax, et qui était seigneur de la cité de Baruth. Le géant propose un défi aux chevaliers chrétiens, sous condition de leur livrer Baruth si l’un d’entre eux remporte la victoire. Richard accepte le combat ; il terrasse le géant, et lui coupe la tête. Satisfait de la gloire qu’il s’est acquise par ce beau fait d’armes, notre héros se propose de retourner en France. Malheureusement, son vaisseau fait naufrage sur les côtes d’Alexandrie, on le retient prisonnier dans cette ville ; après sept ans de captivité, il est délivré en échange de l’amiral Baudras[16].

Reprenons maintenant l’analyse du roman où nous l’avons interrompue, c’est-à-dire au moment où Richard Sans-Peur s’en retournait avec le drap royal dont Hellequin lui avait fait présent dans leur entrevue : Richard ne se lassa point de chevaucher toute la nuit, et comme la lune était claire et dans son plein, il distingua sur la route une fontaine près de laquelle se trouvait un très beau pommier couvert de feuillage et chargé de pommes telles qu’on n’en connaissait pas d’une espèce semblable. « Par ma foi, se dit Richard, je suis tout ébahi que les charbonniers qui passent ici nuit et jour n’aient point encore cueilli les fruits de cet arbre ; par mon sauveur Jésus, je les en tiens pour fous. » En parlant ainsi, le duc Richard cueillit trois pommes, les cacha dans son sein, et s’en revint à Rouen dormir après minuit. Le lendemain, il se leva à l’heure de prime, ayant été entendre la messe à Notre-Dame, il porta à l’offrande le drap de Hellequin pour décorer l’autel. La messe dite, il retourna dîner au château, et, sur la fin du repas, il fit atteindre les trois pommes, qui avaient été déposées, par son commandement, en de riches étuis.

Le duc montra ces pommes à tous ceux qui étaient présents, et proclama à haute voix que, s’il était un homme de sa meignie qui pût, avant l’heure de Complies, retrouver le pommier qui produisait de tels fruits, celui-là serait assuré de ne manquer de rien à l’avenir.

Son pain cuit lui donra a trestoute sa vie[17].

Alors Richard bailla à toute sa gent les enseignes certaines auxquelles on pourrait reconnaître le beau pommier que il leur deuisa. Plusieurs se mirent en route pour le quérir, cherchèrent long-temps par la forêt, mais ne trouvèrent point de pommier ; adonc furent obligés de s’en retourner comme ils étaient venus. Ce que voyant, le duc Richard fit ouvrir les trois pommes, et planter les pépins dans ses vergers.

Aux pommiers qui en vindrent alla mettre son nom ;
Encore les pommiers de Richard les nomme on[18].

Après le roman, Benoist de Sainte-More est le seul chroniqueur qui ait rapporté ce conte. Quant aux deux suivants, non seulement ils entrent aussi dans la composition du roman, mais ils sont cités par Wace, Benoist de Sainte-More et la Chronique de Normandie.

Une autre nuit que le duc cherchait aventure, il arriva devant une chapelle qui n’était plus hantée de personne. Mais, au temps de la gent païenne, ce lieu avait été habité, et comme il y avait eu un cimetière, on y voyait encore beaucoup de tombes[19]. Cet endroit était alors si désert, qu’à plus d’une lieue à l’entour, on ne rencontrait ni village ni maisons, ni arbres, hors un grand if,

Ou li venz mena grant estrif[20].

Richard voyant la porte du moustier entr’ouverte, et lumière à l’intérieur, descendit de cheval et entra pour dire ses oraisons.

Tout au milieu de la chapelle gisait une bière hideuse,

D’une eschele laide et porrie,
Assise sur dous granz quarreaus[21].

La tête et les pieds du mort se laissaient voir affreusement à travers les ais disjoints, et le visage était couvert fors seulement d’un vil suaire ensanglanté. Cependant, le duc passa outre, et s’étant agenouillé, déposa ses gantelets sur les marches de l’autel, puis se prit à dire ses prières,

Sa cupe à batre e sa peitrine[22].

Tout-à-coup il ouït un étrange frémissement à l’intérieur de la bière, et des cris forcenés, à faire crouler la couverture du moustier. Alors le duc, détournant la tête, vit le mort qui tentait de se lever ; sans aucune épouvante, il lui ordonna avec mépris de se tenir en repos :

Tornez arrère, couchez vos[23].

Le mort fit mine d’obéir, mais, tandis que le duc recommençait son oraison, il se dressa sur son séant et saillit vitement hors la bière. Adonc le duc Richard voulut sortir, en un trait tira sa bonne épée ; mais le mort se jeta à la traverse, barra le passage au duc, et l’accola si étroitement, que celui-ci y aurait eu la fin de sa vie s’il n’eût transpercé le maudit d’un seul coup. Le corps jeta un cri épouvantable ; puis, à deux mains, se saisit d’un énorme chandelier de fer, et, tout en fureur, le lança à Richard.

Ne l’ateinst pas, Deus l’en gari,
Parmi les ais del us feri,
E par mi les quarreiaus serrez
Plus de dous piez i est entrez[24].

Par suite du violent effort avec lequel il avait lancé son coup, le corps trébucha et retomba à plat dans sa bière. Alors, Richard sortit de l’église, détacha son cheval, et déjà son pied s’appuyait sur l’étrier, quand il se ressouvint de ses gantelets, qu’il avait, par oubliance, laissés sur les marches de l’autel. Tout aussitôt, il retourne les chercher, entre dans l’église, fait une adoration à la vierge Marie, sans daigner seulement tirer son épée. De fait, il n’en était pas besoin, car le maudit gisait à terre, blessé et sanglant, mais plus horrible que pitoyable. À cause de cette aventure, le duc fit publier par toute sa terre que chacun serait tenu de veiller, pendant une nuit, le corps de ses parents ou amis défunts. Cette coutume s’établit promptement en Normandie, et, de là, se répandit en tous lieux.

On doit reconnaître, dans cet affreux cadavre, qui ressuscite au fond de sa bière, et laisse échapper de ses blessures un sang frais et vivant, le Loup-Garou considéré comme Vampire d’après les superstitions normandes. Un fragment manuscrit, relatif à l’histoire de Normandie, trouvé dans les papiers de D. Mabillon, classe le fait que nous venons de rapporter parmi les aventures miraculeuses survenues au jeune Richard II, pendant un voyage en Écosse, et désigne le hideux revenant sous le nom de Gargarouf[25].

Dans la chronique de Normandie, l’aventure que nous venons de raconter est intercalée dans le récit d’un autre fait miraculeux, attribué à Richard I, et qui n’est point mentionné ailleurs. Un jour que Richard était endormi dans son lit, à Saint-Ouen de Rouen, il songea qu’il voyait le diable entrer dans le dortoir des moines de Fécamp, avec une massue à la main, dont il voulait tuer les moines endormis, et que lui, Richard, entrant dans le dortoir du côté opposé, luttait avec le diable, et sauvait les moines d’une mort certaine. Éveillé tout aussitôt, le duc descendit à l’écurie, sella son cheval, monta dessus, sans appeler écuyer ni varlet, vint au portier, se fit ouvrir, et se mit en route pour aller à Fécamp. (C’est pendant ce voyage que Richard entre dans une chapelle abandonnée, et lutte avec le cadavre d’un excommunié, comme nous avons dit ci-dessus.) Arrivé à Fécamp, le duc heurta à la porte du monastère, et le portier, qui le connaissait, lui ouvrit. Comme c’était un peu après minuit, Richard fit éveiller l’abbé, puis ordonna à celui-ci de faire descendre tous ses moines dans la cour. « Sire, dit l’abbé, il y en a de jeunes, mais il y en a un qui a plus de cent ans, et qui depuis dix ans n’est sorti de son lit. — Qu’ils viennent tous, dit Richard, et que nul ne demeure. » Ainsi fut fait. Quand ils furent tous présents, Richard s’agenouilla, et joignant les mains, dit : « Mon Dieu, mon créateur, que votre volonté soit faite. » À peine avait-il prononcé cette parole, que le dortoir et l’infirmerie s’écroulèrent, et qu’il n’en resta pas pierre sur pierre[26].

La sagesse et le courage de Richard l’avaient mis en si grande considération, même auprès du diable, son antagoniste, que celui-ci ne dédaigna point de s’en référer à l’arbitrage du duc pour la défense de son propre droit. Voici le fait[27] : Il y avait alors, en la riche abbaye de S.-Ouen de Rouen, un moine sacristain, homme de très sage direction et bonne renommée. Or, c’est toujours à l’encontre des plus vertueux que le démon dresse ses pièges les plus subtils. Il advint donc que ce sage moine vit un jour dans l’église, où elle faisait ses dévotions, une jeune dame si fraîche en couleur, et de beauté si avenante, qu’il en fut merveilleusement enamouré. Cette passion le mit hors de son entendement, au point qu’il n’eut plus de pensée ni de désir que ce ne fût pour la dame, et tant lui fit de prières et lui tint de beaux discours, qu’elle lui accorda de venir passer la nuit avec elle. Quand le soir fut arrivé, et les moines bien endormis, le sacristain sortit de l’abbaye, le cœur frissonnant de joie, et se dirigea vers la demeure de sa mie. Mais, chemin faisant, il se prit à réciter les heures de Notre-Dame, moins à dessein, peut-être, que par pieuse réminiscence. Comme il lui fallait traverser une petite rivière qui courait sous les murs du couvent, et qu’on appelle Robec, arrivé devant la planchette qui servait de passage, il met le pied dessus ; alors, soit qu’il eût glissé ou autrement, il trébuche, s’empêtre dans sa longue robe, et se laisse tomber dans l’eau. La chute fut si fatale, que le pauvre moine n’eut point à se défendre contre la mort. Aussitôt, le diable, aux aguets, se saisit de son ame, et veut l’emporter en enfer ; mais un ange arrive d’autre part, réclame l’ame en peine, et chacun de l’entraîner de son côté. — « Tu me fais tort, disait le démon : cette ame est gibier d’enfer ; je l’ai surprise sur la route du péché mortel.

Iloc ù jo te truverai,
Iloc, dist Dex, te jugerai[28].

— Non pas, répliquait l’ange, le péché n’a pas été commis, et peut-être le moine eût-il rebroussé chemin avant d’arriver à male œuvre. » Là-dessus, le débat s’engage de mieux en mieux, avec un égal échange de bonnes raisons, ce qui, soit dit en passant, est d’un bon exemple pour la sophistique des avocats de toutes causes. Toutefois, l’ange et le diable s’accordèrent d’aller par devers le duc Richard lui exposer le fait, et de s’en tenir à ce qu’il ordonnerait. Ils trouvèrent le duc en son lit, lui contèrent le cas en faisant valoir chacun leurs raisons. « Allez, dit Richard après qu’il eut brièvement songé, remettez l’ame du moine en son corps, et replacez celui-ci à l’endroit où il se laissa choir : s’il fait seulement un pas vers sa mie, le diable s’en saisira, mais s’il retourne en arrière, je veux que paix lui soit faite. » Ce que le duc ordonnait fut exécuté. Or, le moine, remis en son premier état, recula tout aussitôt, comme s’il avait eu vision du diable, et, battant sa coulpe, retourna à sa cellule se blottir au fond de son lit. Le lendemain, le duc Richard alla visiter l’abbaye ; le moine, tout dolent, ne fit point difficulté de confesser son péché, car ses habits, encore mouillés, témoignaient contre lui. Il raconta ce qui s’était passé, en présence de l’abbé et de tous ses moines, et, depuis ce jour, il vécut très dévotement, en parfait religieux ; ce qui n’a point empêché le populaire de dire long-temps, par gaberie :

Sire muine, suef alez
Al passer planche vus gardez[29].

Ce miracle est cité, dans la Légende dorée, au nombre de ceux qui ont donné lieu à l’établissement de la fête de la Conception, et tout l’honneur en est attribué à l’intervention de la vierge Marie, que le moine n’avait point cessé d’invoquer, même en allant pécher[30].

Si le lecteur n’est point lassé de la multiplicité de nos précédents récits, et si sa curiosité n’est point complètement blasée au sujet des aventures merveilleuses du duc Richard, nous pouvons, sans crainte d’être taxée d’une vaniteuse forfanterie de conteur, affirmer qu’il ne s’est point encore rencontré dans la vie de notre héros un épisode aussi prodigieux que celui que nous nous proposons de raconter en ce moment.

A Richard le Normant aduint maintes merveilles,
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Vers celles que vueil dire elles sont nompareilles
Quon puis dire de bouche ne escouter doreilles[31].

On se souvient que le duc Richard avait recueilli un méchant diable, en forme d’enfant, qu’il faisait élever avec grand soin. La petite fille profita si bien chez sa nourrice la forestière, qu’elle était aussi avancée à l’âge de sept ans que le sont d’ordinaire les autres enfants dans leur quatorzième année. Mauvaise herbe croit toujours assez, dit la sagesse de nos pères ; méfiez-vous donc des éducations précoces ; c’est grand hasard s’il n’y a quelque diablerie qui s’en mêle. Mais le duc Richard était bien loin de soupçonner la tromperie de l’ennemi, car la beauté de sa jeune protégée s’était insinuée dans son cœur.

À cette époque, tous les barons de Normandie, tant petits que grands, formèrent un consistoire, et prirent ensemble la résolution d’aller trouver leur seigneur et duc. Ils voulaient lui représenter que le bien de l’état exigeait qu’il prît pour épouse une noble dame qui lui donnât des héritiers appelés à lui succéder dans le gouvernement du pays. Lorsque Richard eut entendu la requête de ses barons, il dit qu’il était prêt à faire ce qu’on demandait de lui : « Apprenez, cependant, ajouta-t-il, que j’ai fait élever une jeune fille, qui a maintenant sept ans accomplis ; je ne pourrai jamais trouver une épouse qui soit plus belle ou plus à mon gré ; c’est elle que je désire prendre pour femme. — Sire, dirent les barons, que Dieu vous accorde la joie d’être son époux ; prenez-la, puisque votre cœur s’y est adonné. » On fit venir promptement la jeune fille, et l’archevêque de Rouen bénit le mariage du duc Richard avec elle. Sept ans se passèrent encore, et, soit dit sans intention épigrammatique, Richard vécut en aussi bonne intelligence avec le diable, qui était devenu sa femme, que s’il eût épousé aucune des plus gracieuses dames qui vivaient à cette époque. Les sept ans accomplis, le diable-femme s’imagina de faire la malade, et fit mander le duc auprès de lui : « Sire, dit-il d’une voix dolente, je me sens bien malade, et je crois que je vais mourir ; c’est pourquoi je vous supplie, par votre merci, de m’octroyer la demande que je vais vous faire. — Parlez, répondit le duc, et j’emploierai tout mon pouvoir à vous complaire. — Sire, reprit alors la fausse épouse, je désirerais être enterrée dans une chapelle qui est située au milieu de la forêt dans laquelle j’ai été élevée, et qu’auparavant vous y veilliez pendant une nuit auprès de mon cercueil. — Dame, s’il faut que j’aie la douleur de vous voir trépasser, laissez-moi amener un chevalier pour me servir de compagnon et veiller avec moi. » Richard ayant affirmé de nouveau à sa femme qu’il tiendrait la promesse qu’elle avait exigée, alors cette malicieuse créature se prit à contrefaire la morte ; et le duc, la cuidant vraiment trépassée, ordonna qu’elle fût portée, dès le soir même, dans la chapelle de la forêt.

Quand le corps fut déposé dans la chapelle, où brillaient maints cierges et luminaires, l’archevêque accompagné de ses clercs le bénit une dernière fois, et recommanda à Dieu l’ame de la duchesse. Après l’office terminé, le clergé retourna à Rouen, et Richard, pour accomplir sa promesse, demeura auprès de la morte, avec un seul chevalier.

Luy et le cheuallier la nui et veillèrent la
En regrettant sa femme que si ieune espousa[32].

Mais, vers la minuit, Richard fut pris de sommeil. À peine fut-il endormi, que le corps s’étendit avec tant d’effort dans la bière, qu’elle se rompit par éclats. En même temps un cri terrible fit retentir toute la forêt. Richard ne ressentit aucune frayeur ; seulement il saillit son épée hors du fourreau, et la posa sur ses genoux. Aussitôt le corps de s’écrier : « Hé quoi, duc Richard, on parle de vous en tout pays pour votre hardiesse, on dit que jamais vous n’eûtes peur, na prime na complie, d’aucune personne vivante ; et voilà que, pour une femme morte, toute votre chair a frémi. — Par ma foi ! reprit vivement Richard, vous faussez la vérité,

Car onques pour personne ma coulleur ne muay[33].

Mais, dit-il encore, par dépit, que le vrai Dieu seigneur vous enuoit malle grâce. N’étiez-vous pas morte quand on vous a mise aujourd’hui dans le cercueil ? — Non, j’étais seulement pâmée par une violente soif qui m’a prise dans la vesprée, et, s’il est vrai que vous m’ayez jamais aimée d’amour, faites ce dont je vais vous prier. À l’issue de cette forêt, il y a une plaine où se trouve une fontaine, ombragée par un grand arbre ; les bergers ont laissé là un hanap avant-hier : servez-vous en pour puiser de l’eau, et venez me l’apporter.

« Mieulx ne me pourries ma santé auancer[34]. »

Richard obéit à l’instant ; mais ce fut folle idée de sa part, car, pendant son absence, le corps se leva et alla étrangler le chevalier, qui jeta un si fort cri, que Richard l’entendit et en fut tout en émoi. Alors, le duc se hâta de revenir sur ses pas ; en arrivant dans la chapelle, il ne trouva plus ni feu ni lumière ; il s’en vint droit au cercueil, mais le malicieux démon s’était déjà enfui : « Méchante et trompeuse créature, s’écria Richard,

         M’as-tu si engigne
Quen tant mon chevalier as mort et despece ?[35]

« Prends garde à toi, cependant, car je jure par le Dieu qui fait courir la nue sous le firmament, que si jamais je te rencontre en mon chemin, je te pourfendrai de mon épée. » Richard veilla jusqu’au jour le corps de son chevalier, qu’il déposa dans la bière vide.

Quand vint l’heure de prime, l’archevêque et le clergé arrivèrent à la chapelle, pour chanter le service de la duchesse. Richard s’avança à leur rencontre, et conta devant tous sa triste aventure.

« Ne chantes, dist Richard, seigneurs, plus pour ma femme ;
Les grans diables d’enfer en puissent porter lame[36]. »

L’archevêque essaya de réconforter le duc ; « Sire, n’ayez frayeur ni doute ; nous savons que l’ennemi a le pouvoir de tenter nuit et jour tous les chrétiens. — Ah ! reprit Richard, je suis tellement déçu, que je fais vœu de ne point reprendre femme en mon lit, avant sept ans et plus. » Et, pour tenir sa promesse, le duc, après avoir fait enterrer très pompeusement son chevalier, alla se renfermer dans la belle abbaye de Fécamp, dont il était le fondateur. Alors, il donna congé à toute sa gent, ne gardant avec lui que son queux, son chambellan et son économe.

En paisible et deuote maniere se maintint,
Ainsi comme reclus longue piece se tint[37].

Quelle que soit l’étrangeté de cette légende, et sauf les détails qui lui appartiennent en propre, elle n’est point, quant au fait principal, particulière à Richard Sans-Peur. Les chroniques flamandes nous apprennent qu’un certain Baudouin, comte de Flandres, et depuis empereur de Constantinople, avait épousé le diable en guise d’une très belle femme. Si ceci ne semble pas d’abord absolument miraculeux, le dénouement de la légende prouve, cependant, qu’il s’agissait cette fois d’un cas surnaturel. En effet, la fraude fut reconnue par un saint moine qui exorcisa le méchant esprit, et sut le forcer d’abandonner la trompeuse figure sous laquelle il s’était caché[38].

La belle Tiphaine, femme de Bertrand Duguesclin, fut regardée aussi, dans son temps, comme un personnage d’une nature suspecte. Les uns jugeaient que c’était simplement une fée ; mais ceux qui approfondissaient davantage, assuraient qu’elle n’était rien moins qu’un malicieux démon qui s’était associé au plus brave capitaine de France, pour le tenter nuit et jour.

Les Chroniques de Normandie ne racontent point la légende de Richard Sans-Peur, épousant le diable ; elles nous disent seulement, que le diable se mit un jour en guise d’une belle fille richement habillée, et apparut à Richard, fils du duc Aubert, dans un bateau qui était mouillé au havre de Granville. Richard, en courtois chevalier, entra dans ce bateau pour converser avec la dame et admirer sa beauté de plus près. Le méchant diable ne perdit pas de temps ; il emmena le duc en pleine mer, puis il alla le déposer dans l’île de Guersy (sic), sur une roche très haute, où fort heureusement on vient à propos lui porter secours[39].

Dans le fragment relatif à l’histoire merveilleuse de Richard II en Écosse, dont nous avons déjà cité une partie, il est fait mention d’une rencontre de Richard II avec une demoiselle qui était le diable[40]. Ce récit n’est pas semblable à celui qui précède, ce qui n’empêche pas qu’on ne doive regarder ces contes, aux péripéties si diverses, comme des variantes d’une même tradition.

À la suite de son aventure avec Gargarouf, Richard entre dans une forêt, et voit une demoiselle qui pleurait fort, à cause d’un géant qui lui tollait son héritage ; le duc promet protection à la pauvre affligée. En chevauchant l’un avec l’autre, ils trouvent sur leur route un très beau pavillon ; ils entrent, soupent joyeusement à une bonne table, puis le duc hasarde une proposition d’amour, qui est accueillie avec faveur. Richard songe à profiter de l’heureuse disposition de la dame. Cependant, tout en se désarmant, il récite ses prières, et fait le signe de la croix avec son épée. Dans ce moment, un violent coup de tonnerre se fait entendre ; Richard ne retrouve plus à la place de la demoiselle, qu’un diable horrible dont la hauteur atteignait aux nues. Le méchant fantôme veut assaillir le duc ; mais celui-ci le contraint honteusement à s’enfuir.

La légende de Richard Sans-Peur est le pandæmonium des superstitions normandes. Robert Wace, et, après lui, les Chroniques de Normandie, récitent aussi un conte qui a quelque analogie avec les précédents, mais dans lequel nous voyons figurer, au lieu d’un diable, une sorte de fée chasseresse de la même espèce que celles qui sont connues en Écosse sous le nom de fées vertes, et dont l’amusement paraissait être d’attirer dans leurs lacs, grâce à des avances toutes gracieuses, d’infortunés chasseurs auxquels elles faisaient payer leur bonheur d’un moment par quelque épouvantable catastrophe.

Le duc Richard étant allé chasser en un lieu nommé la Lande Corchef, dans la forêt de Lyons, s’égara loin de sa suite, et se trouva dans une petite vallée qui traverse cette lande. Tout en regardant devant lui, il aperçut un chevalier et une demoiselle qui étaient assis par terre. Le chevalier avait son épée nue posée auprès de lui, et, sitôt qu’il vit venir le duc, il se leva, prit son épée, frappa la demoiselle à travers le corps et la tua du coup. Le duc Richard, témoin de cette action cruelle, fut très courroucé ; à son tour, il tira l’épée, courut sur le chevalier, et, l’atteignant par le cou, il lui fit voler la tête. Alors le loyal Richard se prit à contempler ces deux cadavres ; il vit qu’ils étaient merveilleusement beaux, et il se sentit d’autant plus affligé de cette terrible catastrophe. Cependant, il voulut qu’on leur rendît les derniers devoirs. Dès le lendemain, il les fit enterrer très solennellement.

Le troisième jour d’après, un des veneurs du duc, traversant cette lande, rencontra une demoiselle de noble aspect, richement habillée. Le veneur la salua, et lui demanda ce qu’elle attendait. « Sire, dit-elle, j’attends un homme qui doit venir me trouver ici. » Alors le veneur la fit asseoir à ses côtés, l’embrassa, et elle ne se refusa point à ses avances. Quelque temps après, il voulut s’éloigner, mais elle le saisit, et le lança à travers branches ; il resta suspendu au fourchet d’un arbre qui avait bien quarante pieds de hauteur. Lorsqu’il regarda en bas, croyant l’apercevoir au-dessous de lui, elle avait disparu sans qu’il sût ce qu’elle était devenue. Le veneur demeura encroué sur cet arbre jusqu’à ce que ses compagnons, attirés par ses cris, vinssent l’aider à descendre. Il leur raconta sa malencontreuse aventure telle qu’elle lui était advenue.

Nous avons laissé le duc Richard en retraite dans l’abbaye de Fécamp. Lorsque le roi d’Angleterre entendit parler que Richard Sans-Peur cessait de chevaucher par toute la Normandie, il crut que sa vaillance l’avait abandonné, qu’il n’était plus digne de sa grande renommée, et il osa se vanter qu’il saurait bien conquérir sa terre. Il s’en vint, en effet, avec toute sa suite et toute son armée, débarquer sur les côtes de la Normandie. Le bruit de cet évènement se répandit dans tous les lieux environnants, et la multitude accourut vers Richard, en s’écriant avec effroi : « Hâtez-vous, Sire ! pourquoi vous tenez-vous ainsi reclus, tandis que les Anglais sont entrés ? Avant huit jours ils auront tollu tout votre héritage, si vous ne venez promptement les chasser ». Le duc s’émut à ces avertissements ; il commanda à chacun de prendre les armes, et, lorsqu’ils furent bien armés et rangés en bon ordre, il se mit à leur tête, et marcha à l’encontre des Anglais. Il chevauchait en si grande hâte, qu’il précédait toujours sa suite de plus de trois portées d’une flèche hardiment lancée par un habile archer. Comme il avançait ainsi, il rencontra, en un grand val, un chevalier monté sur un cheval noir, et qui était lui-même plus noir qu’un Maure, et avait des dents plus blanches que le marbre. Ce chevalier salua Richard, et lui dit : « Sire duc, je suis venu pour guerroyer avec vous

Vos ennemis trestous me verres effiller[41].

« Mais il faut que vous consentiez à m’aider à votre tour, lorsque j’aurai guerre à soutenir. » Richard accéda volontiers, sans tansson, puis lui demanda quel nom il portait. « Je me nomme Brundemor, répondit le noir chevalier, et je puis vous certifier que nul ennemi ne saurait vous attaquer tant que mon épée sera là pour vous défendre. » Richard ne reconnut point, dans le chevalier noir, le méchant diable qui avait été sa femme pendant sept ans. Il le pria, au contraire, de le conduire à la rencontre des Anglais ; à quoi Brundemor s’employa avec tant de promptitude, que, entre tierce et midi, les Normands purent livrer bataille. Ils combattirent si vaillamment, que la victoire leur demeura. Alors, les ennemis prirent la fuite en désordre. En vain Brundemor les rappelait au combat, leur proposant un défi en l’honneur de leurs dames, ils couraient effrayés à travers prés et champs, et ne voulaient rien entendre. Brundemor, voyant que tout était fini, s’approcha du duc, et lui dit : « Sire, ai-je fait à votre gré ? — Oui, répondit Richard, vous êtes un preux chevalier, et vous m’avez rendu aujourd’hui un loyal service ; mais, à telle bataille que vous me fassiez appeler, je ne cesserai point de combattre pour vous. — J’y compte, dit Brundemor. » Là dessus ils se séparèrent.

Lors se sont départy Richard et ses gens tous
Qui retournent en lost de cueur ioyoulx[42].

Trois jours après ce combat, il prit fantaisie à Richard de se donner le divertissement de la chasse ; il commanda à ses veneurs de lui amener ses chiens, mais il fut surpris de les trouver déchirés et naurez villainement. Il demanda quelle en était la cause. « Sire, répondirent les veneurs, il y a dans la forêt de Riquebourg un énorme sanglier plus blanc que cygne, mais si méchant que nul chien courant ou lévrier ne peut en approcher sans recevoir de cruelles blessures. » Richard, en écoutant ces détails, eut grand désir de s’emparer du sanglier ; il déclara qu’on chasserait dans la forêt jusqu’à ce qu’on fût parvenu à le prendre. On remit la partie au lendemain. Environ vers l’heure de minuit, Richard étant couché, le diable qui avait été sa femme apparut devant son lit : « Sire, dit-il, secouez le sommeil, et apprêtez-vous à me suivre si vous ne voulez passer pour couart et menteur.

— Couart, se dit Richart, et pourquoy le seroie ?[43]

« Mais je serais méchant et félon si je vous faillissais au besoin, car au besoin vous m’avez été d’un grand secours. » Aussitôt Richard se leva, et se revêtit de son armure. « Partons, s’écria-t-il, car je ne crains ni guerre ni défi. — Sire, je vous mènerai avant qu’il soit jour dans un lieu où vous pourrez avoir peur. — Bel ami, sache que je n’eus peur de ma vie. »

Richard et le chevalier noir s’en allèrent ensemble dans une forêt où ils trouvèrent douze chevaliers qui noblement s’atournaient pour livrer bataille. Richard demanda à son compagnon qui ils étaient. « Sire, dit celui-ci pour toute réponse, avant qu’il soit grand jour,

« Aures par eulx ie croy paour et grant effroy[44]. »

Comme ils devisaient de la sorte, un varlet se détacha du groupe des chevaliers, accourut vers les nouveaux arrivants, et s’écria : « Brundemor, pourquoi as-tu tant tardé à amener le chevalier qui devait livrer bataille pour toi ; Burgifer, ton adversaire, est arrivé ; tu l’as provoqué à tort, mais je te certifie que ton champion, si brave qu’il soit, aura fort à souffrir. » Brundemor, entendant ces paroles, alla se présenter devant le roi d’enfer, à qui il adressa ainsi sa supplique : « Sire, je suis prêt à prouver que c’est à tort que Burgifer veut m’enlever la sénéchaussée dont vous m’avez fait présent, et j’ai amené avec moi un chevalier de France qui soutiendra mon droit si vous ordonnez le combat. — Allez, dit le roi, je vous délivre permission. » Richard prépara aussitôt ses armes, mais, jetant un regard autour de lui, il s’aperçut qu’il était entouré de tous côtés ; car il y avait des diables par devant et par derrière, en haut et en bas ; cependant il ne s’effraya pas, quoiqu’il vit bien qu’il ne pourrait s’échapper de ce lieu, et qu’il lui fallait combattre l’un des plus terribles de ces étranges chevaliers.

Burgifer et Richard s’élancèrent l’un vers l’autre ; ils se donnaient de si grands coups, que des étincelles jaillissaient de leurs armes ; bientôt même les tronçons de leurs lances volèrent au loin.

Leurs deux lames ont rompues, leurs espées sacherent,
Sur leurs heaulmes dascier si longuement chappelerent
Que de grans coups ferir leurs bras forment lasserent[45].

Burgifer interrompit le combat. « En vérité, Sire, je suis tout ébahi que vous ayez été assez hardi ou assez fou pour vous être laissé conduire en cet endroit ; nul homme n’y est jamais venu sans y perdre la vie ; vous la perdrez aussi, je vous le promets. — Ami, je ne te crains point, fais du pire que pourras. — Écoutez-moi encore un peu, reprit Burgifer : savez-vous quel est le chevalier pour lequel vous combattez. — Je le connais assez ; c’est un homme vaillant et hardi, puissant et fort ; il n’y a pas trois jours que j’ai vu de ses œuvres, et je crois bien que sans lui la mort ne m’aurait pas épargné. — Tu es dans une erreur bien folle. Celui que tu crois un chevalier si vaillant est un diable d’enfer, et ce sont des diables que tu vois de toutes parts autour de toi. — Ne mens-tu pas ? dit Richard. — Non point, fit Burgifer. » Et il se prit à rappeler au duc toutes les embûches que Brundemor lui avait tendues, puis il ajouta : « La femme que vous aviez épousée, Sire duc, n’est autre que ce vilain diable pour lequel vous combattez contre moi. — Par ma foi, dit Richard, voici un démon qui sait bien toutes mes aventures. » Puis il reprit tout haut : « Qu’importe, après tout ; si Brundemor est le faux diable dont j’avais fait ma femme, il m’a vaillamment aidé à défendre mon héritage contre les Anglais ; je dois à mon tour soutenir ses droits contre toi. » Sur ces paroles, ils recommencèrent à combattre ; mais Richard avait beau asséner des coups sur la tête de son adversaire, celui-ci demeurait inébranlable. « Comment, dit le duc, faux Burgifer, tu es plus dur que fer ou acier.

« Je croy quas faict tes armes forger dedans enfer,
Pour puissance que iaye ne les puis entamer[46]. »

Cependant Burgifer frappait aussi d’estoc et de taille ; mais il ne put blesser Richard, que la main de Dieu protégeait. La victoire demeurait indécise, lorsque Richard s’avisa de frapper son ennemi du pommeau de son épée. Ce pommeau renfermait maintes précieuses reliques qui y étaient soigneusement enchâssées, et grâces auxquelles les coups que portait Richard parvinrent enfin à briser l’armure de Burgifer. Lorsqu’il se vit en cet état, le diable demanda merci : « Sire, s’écria-t-il, cessez de me frapper, car il n’est pas au pouvoir d’un homme de guérir mes blessures ; mais je me rends à vous ainsi qu’il est de droit. — Et rends-tu aussi à Brundemor sa sénéchaussée ? — Oui, Sire, je m’en dessaisis, et la lui remets en votre présence. » Ainsi furent accordés les ennemis d’enfer, par la vertu et le courage de Richard de Normandie.

Alors le duc se tourna vers Brundemor : « Je veux, dit-il, aller à Rouen ; enseigne-moi le chemin que je dois suivre. — J’obéis à votre commandement, car je suis tenu envers vous plus que vous ne pensez : c’est moi que vous avez nourri pendant sept ans, et que vous aviez pris pour votre femme. — Je n’en suis que plus courroucé qu’un méchant démon m’ait fait une semblable traîtrise.

« Ne me tempte plus, par amour ten requier,
Et ten retourne arriéré, asses mas conuoyes[47]. »

Brundemor s’en retourna comme Richard le lui commandait ; le duc revint à Rouen, où il mena sainte vie.

Bien confortait les poures et sainte eglise aima
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Jesucrist notre pere le garda de tristour[48].

En dépit des tentations du diable, il ne connut point la peur, et ne cessa pas d’être un preux et hardi chevalier. Il passa avec Charlemagne outre les monts, prit part à la bataille de Roncevaux, en compagnie des douze pairs de France, et fit de grandes prouesses dont la renommée ne s’éteindra jamais.

Les Chroniques de Normandie ont renchéri sur cette terminaison par certains détails qui visent prétentieusement à la vraisemblance historique. Nous y apprenons que la bataille de Roncevaux, de funèbre et romantique mémoire, ne fut point le dernier fait d’armes de Richard Sans-Peur. Après la mort de Charlemagne, Louis-le-Débonnaire étant roi de France, un certain Gormont, roi de Danemarck, vint avec une grande puissance de Normands pour conquérir le royaume. Le roi Louis manda ses barons auprès de lui : Richard Sans-Peur ne fut pas le dernier à se rendre à cet appel. On livra bataille aux Danois, qui furent taillés en pièces ; le roi Gormont perdit la vie dans le combat. De son côté, Richard Sans-Peur se comporta si vaillamment, accomplit de si beaux faits d’armes, s’épargna si peu, qu’il reçut un grand nombre de blessures dont il mourut peu de temps après. Il fut enterré dans l’abbaye de Fécamp, auprès de son père le duc Aubert.

Ainsi se termine la merveilleuse histoire de Richard Sans-Peur. Nous l’avons racontée dans toute son étendue, quoiqu’il nous eût été facile de supprimer certains détails, au moyen d’une analyse succincte et rapide. Mais il nous a paru que les détails constituaient ici la principale richesse de la légende, et nous les avons considérés comme des reliques précieuses de la tradition[49].

D’ailleurs, tous ces contes de diableries, rapportés dans leur naïveté primitive, sont peut-être la meilleure introduction possible pour nos commentaires sur les superstitions normandes. Plusieurs d’entre celles-ci jouent un rôle très important dans l’histoire de Richard Sans-Peur ; elles s’y développent avec complaisance, et s’y révèlent avec simplicité, comme il convient aux idées qui ont foi en elles-mêmes. Bien plus, on peut les surprendre en pleine puissance d’actualité, puisqu’elles se mettent en rapport avec le monde extérieur dans la personne de l’héroïque Richard. Elles se font considérer comme de rudes épreuves, mais efficaces cependant pour le perfectionnement humain. C’est au milieu des luttes qu’elles doivent susciter, que se développera la confiance religieuse de l’humanité en elle-même, la conscience de son droit de suprématie sur le monde des ténèbres. Ainsi, Richard Sans-Peur, dans la portée poétique de son caractère, n’est pas seulement le descendant des conquérants, le normand intrépide qui représente la valeur brutale et farouche des peuples barbares ; c’est aussi le compagnon des Paladins, le précurseur des Chevaliers, l’apôtre d’une vertu nouvelle ; la force intelligente et morale qui s’attaque bravement à l’erreur ne se laisse point intimider par ses menaces, ni décourager par ses ruses, et, comme une Ève radieuse, écrase sous ses pieds la tête du serpent, c’est-à-dire abolit le mal en le dépouillant des faux et honteux prestiges qui font sa puissance.



  1. Le roman en vers de Richard Sans-Peur a été publié dans la collection des Poésies, Romans, Chroniques, etc., Paris, Silvestre, 1838, d’après un exemplaire de la Bibliothèque du roi, se composant de douze petits feuillets in-4o, imprimés en caractères gothiques, et portant cette rubrique : S’ensuyt le Roman de Richart filz d’Robert-le-Diable q fut duc d’Normendie. Imprime nouvellement à Paris. Cet exemplaire ne porte pas de date ; on le peut croire du commencement du XVIe siècle, au plus tard, quoique le style et l’orthographe semblent annoncer une époque antérieure. Le roman de Richard Sans-Peur est écrit en stances de quatre vers monorimes. Mis en prose sous le titre de Roman de Richart-sans-Paour, filz de Robert-le-Diable, il fait partie des contes de la Bibliothèque bleue. Nous le retrouvons en compagnie du roman de Robert-le-Diable, dans l’édition de J. Castilhon. Là, comme son père Robert-le-Diable, Richard Sans-Peur est poursuivi par la vengeance de la fée Minucieuse ; le démon Brundemor est représenté par le mauvais génie Brudner ; Burgifer s’est transformé en un génie de second ordre, appelé Nazomega. Pour livrer combat à Richard, Nazomega fait choix d’une monture d’invention fort originale : c’est une écrevisse, qui, depuis la tête jusqu’à l’extrémité de la queue, avait une toise et demie, et dont les antennes avaient quinze pieds ; l’armure de Nazomega était d’un cristal de roche très poli.
  2. Roman de Richart.
  3. Ce début de la légende de Richard Sans-Peur a beaucoup d’analogie avec celui de la légende de Faust. Méphistophelès s’adresse à Dieu, afin d’obtenir la permission de tenter Faust, comme Brundemor s’adresse au maître d’enfer, pour réclamer congé d’aller tenter Richard. Peut-être avait-on imaginé ce prologue aux scènes des plus terribles tentations, dans le but de prouver ostensiblement que l’instigation au mal dérive d’un principe surnaturel, et que les attaques des démons entrent dans les desseins de la Providence à l’égard de l’homme.
  4. Huarts, démons bruyants qui parcourent les airs pendant la nuit, en poussant d’horribles clameurs. Ce sont, à proprement parler, les suivants de Hellequin et les compagnons obligés de toutes les chasses fantastiques. Huart vient du mot huer.
  5. Roman de Richart.
  6. Pour la Mesgnie Hellequin et les chasses fantastiques, voyez le chapitre IV.
  7. Roman de Richart.
  8. Roman de Richart.
  9. Roman de Richart
  10. Roman de Richart
  11. Cronicques de Normendie, édition de 1487, chap. LVIII.
  12. Michelet, Histoire de France, t. I, p. 291.
  13. X. Marmier, Traditions d’Allemagne (Revue de Paris, année 1837, t. xxxviii, p. 181 et 182.)
  14. Idem.
  15. Nous raconterons cette curieuse tradition et plusieurs histoires analogues, lorsque nous traiterons plus loin des légendes romanesques.
  16. Cronicques de Normendie, édition de 1487. (Histoire de Richard, fils du duc Aubert.)
  17. Roman de Richart.
  18. Roman de Richart.
  19. La Chronique de Normandie indique ce lieu comme étant situé à quelque distance de Baons-le-Comte (village.)
  20. Benoist de Sainte-More, v. 25,041.
  21. Idem, v. 25,062.
  22. Idem, v. 25,073.
  23. Benoist de Sainte-More, v. 25,090.
  24. Idem, v. 25,150.
  25. Manuscrit de la Bibliothèque du roi, 5072, cité par M. Francisque Michel, Cronique de Normandie, Préface, p. xli.
  26. Cronicques de Normendie, édit, de Le Talleur, 1487, in-fol., ch. lvii.
  27. Ce conte est cité dans le Roman de Rou, dans la Chronique de Benoist de Sainte-More, dans le Roman de Richart, et dans la Chronique de Normandie.
  28. Roman de Rou, t. i, p. 283, v. 5550.
  29. Ibid., t. i, p. 288, v. 5666.
  30. On sait que la fête de la Conception reçut le surnom de Fête aux Normands, à cause de la prompte faveur avec laquelle l’institution de cette fête fut accueillie dans notre province. Wace, d’après saint Anselme, explique, par un récit merveilleux, autre que celui que nous venons de mentionner, l’origine de la fête de la Conception. Un certain Helsin, abbé de Ramsay, ayant été chargé par Guillaume-le-Conquérant d’une mission diplomatique auprès de Suénon II, roi de Danemark, fut assailli à son retour par une violente tempête. Il adressa à la Vierge une prière fervente ; aussitôt lui apparut un majestueux personnage, couvert d’habits pontificaux : « Helsin, lui dit-il, vous pouvez être sauvé du naufrage, mais à une condition seulement, c’est que vous promettiez que vous célébrerez la fête de la Conception de la Vierge. — Et quel jour devrai-je célébrer cette fête, dit Helsin ? — Le huit décembre. — Quel office dirai-je ? — Le même office que celui du jour de la Nativité, avec cette seule différence que le mot Nativité sera remplacé par le mot Conception. » Helsin promit de se soumettre pieusement à la condition qu’on lui imposait, et, de retour dans son abbaye, il se hâta de célébrer, au jour dit, la nouvelle fête de Marie. (Voyez le poème de l’Établissement de la fête de la Conception, par Wace, publié d’après les manuscrits originaux, par G. Mancel et G.-S. Trébutien.)
  31. Roman de Richart.
  32. Roman de Richart.
  33. Roman de Richart.
  34. Roman de Richart.
  35. Roman de Richart.
  36. Roman de Richart.
  37. Roman de Richart.
  38. Madame Clément Hémery ; Histoire des Fêtes civiles et religieuses, etc., du département du Nord. Pour une tradition analogue, voyez Origine merveilleuse d’Éléonore de Guyenne, à notre section des Légendes historiques.
  39. Cronicques de Normendie : Histoire de Richard, fils du duc Aubert.
  40. Cité par Francisque Michel, Chronique de Normandie, Préface, p. xli.
  41. Roman de Richart.
  42. Roman de Richart.
  43. Roman de Richart.
  44. Roman de Richart.
  45. Roman de Richart.
  46. Roman de Richart.
  47. Roman de Richart.
  48. Roman de Richart.
  49. Nous n’avons pas donné place ici à certains faits par lesquels le roman en prose renchérit sur le roman en vers. Ces interpolations n’ont aucune valeur traditionnelle et ne servent qu’à défigurer la donnée primitive. Il nous suffit d’indiquer au lecteur que l’incident principal est le second mariage de Richard Sans-Peur avec la belle Clarice, fille du roi d’Angleterre, que le duc, dans un tournoi donné par Charlemagne, a rencontrée sous la conduite de son prétendant, l’amoureux de Galles. Du consentement de cette princesse, Richard l’enlève à son passage à Rouen, après avoir vaincu en duel le chevalier de la tendre Clarice.