Le Courrier Fédéral Ltée (p. 20-23).

CHAPITRE VII

La tragédie

À sept heures, le lendemain matin, Claire fut éveillée en sursaut par un grand coup de tonnerre. Elle se leva et entr’ouvrit les rideaux de sa fenêtre. Il faisait un terrible orage : les éclairs zébraient le firmament, le tonnerre roulait avec fracas et la pluie, poussée avec force par le vent, fouettait les vitres de la fenêtre, ployant les saules sur son passage. Il était impossible de dormir. Claire s’habilla et se rendit à la bibliothèque, où elle essaya de passer le temps en lisant et en prenant des notes jusqu’à l’heure du déjeûner. Occupée à lire, elle s’arrêta soudain, écoutant le grand silence de la maison, dans une accalmie de l’orage : ce silence devint en quelque sorte oppressant, comme le silence de la mort.

Un peu après huit heures, Zénaïde vint apporter, sur un cabaret, le déjeûner de Claire. Mais, c’est une bien pâle Zénaïde que la jeune secrétaire aperçut, pâle et défaite, à un tel point que Claire lui demanda :

« Êtes-vous malade, Zénaïde ? »

— « Non, Mademoiselle, » répondit Zénaïde, « je n’ai pas dormi, voilà ! »

Tout en répondant à Claire, Zénaïde regardait par terre, comme si elle eut voulu éviter le regard de la jeune fille. Elle sortit enfin, puis elle revint :

« Mademoiselle d’Ivery », dit-elle, « Azurine est une méchante vieille femme !!! »

Claire ne put s’empêcher de sourire.

— « Vous me l’avez dit déjà, Zénaïde… Ne vous occupez pas d’elle ; faites votre devoir et allez droit votre chemin. »

Zénaïde jeta un regard sur Claire et sortit de la bibliothèque, pour n’y plus revenir, cette fois.

Claire, un livre ouvert à côté de son assiette, déjeûna, puis, comme il ne pouvait être question de sortir par un temps pareil, elle se mit à écrire. Elle écrivit rapidement et fut surprise, en levant les yeux sur le cadran, de voir qu’il était dix heures moins dix minutes.

« Encore dix minutes avant l’arrivée de Madame Dumond » se dit-elle, « peut-être aurai-je le temps de terminer ce chapitre avant dix heures. »

Claire se remit à écrire. Elle termina le chapitre en question et, encore une fois, leva les yeux sur le cadran. Sa surprise fut grande de constater qu’il était dix heures et dix minutes :

« Madame Dumond dort tard ce matin, » pensa-t-elle.

À ce moment, la porte de la bibliothèque fut poussée du dehors et Zénaïde, échevelée, défaite, apparut sur le seuil.

« Mademoiselle, Mademoiselle, » cria-t-elle, « il est dix heures passées et Madame ne m’a pas encore sonnée !! »

« Il faut aller frapper à sa porte, Zénaïde ! Madame Dumond n’était pas bien hier soir ; peut-être est-elle plus malade ce matin, » s’exclama Claire, très-inquiète elle-même.

— « Je n’ose y aller. Mademoiselle ! » répondit la jeune servante.

En ce moment, des pas lourds se firent entendre dans le corridor ; c’était la vieille Azurine qui arrivait sur la scène.

— « Bien, la Zénaïde » dit-elle rudement, « Madame est-elle malade qu’elle ne descend pas déjeûner ? »

— « Madame n’a pas encore sonné, » répondit Zénaïde.

— « Pas encore sonné à cette heure… Monte, tout de suite, frapper à sa porte ! »

Mais Zénaïde se tassa le long du mur en faisant signe que non.

— « Iras-tu, misérable folle ! » s’écria Azurine, en saisissant le bras de Zénaïde.

— « Non, non, » pleura celle-ci en se cramponnant à Claire. « Mademoiselle, je ne peux pas… J’ai peur, j’ai peur !  ! »

— « J’irais bien moi-même, » dit Claire, « seulement… »

— « Je vais y aller, moi », dit Azurine. Puis, lançant un regard méchant à Claire : « Quand on a la conscience claire, on ne craint rien. »

De son pas alourdi, la vieille femme gravit l’escalier. Claire et Zénaïde l’entendirent marcher dans le corridor supérieur, puis frapper, à coups précipités, à la porte de chambre de Madame Dumond. Claire et la jeune servante montèrent l’escalier à leur tour, Zénaïde tenant Claire par sa robe tout le temps. Comme elles arrivaient à la porte de la chambre de Madame Dumond, Azurine sortait de cette chambre. Elle plaça sa corpulente personne au-devant de la porte, étendant ses deux bras en croix. Des larmes coulaient sur ses joues flétries ; mais ce fut d’une voix rude qu’elle dit :

« Personne ne franchira ce seuil avant la justice ! Madame Dumond est morte, assassinée, un coup de poignard dans la gorge !! »